44~ Le marché

— Tu ne peux pas continuer comme ça.

Je ne vois que vaguement Eliam marcher à coté de moi, mais je suis assez capable de détailler sa silhouette pour me rendre compte qu'il roule les épaules, blasé.

Il n'est pas prêt de m'écouter.

— Je suis sérieuse, c'est hyper dangereux ! insisté-je. En ville tu peux te faire enlever, tu peux te faire tuer ! Crois-moi, je m'y connais. C'est vraiment pas un endroit pour un prince.

— Pas la peine de te faire du souci, minimise-t-il en haussant les épaules. Je maîtrise !

Je secoue furieusement la tête.

— Laisse-moi rire ! À aucun moment tu maîtrises !

La démonstration de ce soir était assez criante.

— Imagine ce qui arriverait si tu te fais enlever, argué-je. On pourrait demander une rançon, imagine quelle rançon il faudrait pour être à ta hauteur ! C'est pas seulement dangereux pour toi, c'est dangereux pour tout Marath ! 

Je reprends mon souffle et adoucis ma voix. Pas besoin d'être venimeuse pour continuer :

— Tu peux être la personne que tu veux, mais tu restes un prince. Alors ne te prends pas au sérieux si tu veux... mais ne mets pas tous le pays en danger pour rien.

Ma voix s'envole entre nous. Elle se faufille jusqu'à ses oreilles, et il trouve encore le moyen de l'ignorer.
Le garçon rentre la tête dans ses épaules, buté.

Ah ouai, il ne veut toujours pas le comprendre ?
Eh bien peu importe, je ne dois pas le laisser s'en tirer !

— S'il te plaît ! supplié-je. Eliam, Marath a besoin que tu prennes soin de toi !

Il ricane, sans le moindre amusement, puis affronte mon regard.

— Tu parles pour Marath, maugrée-t-il. Ça t'arrives de parler pour toi ?

La chaleur me monte aux joues.
Qu'est-ce qu'il me chante encore ?

— Ne me mêle pas à cette histoire, l'avertis-je en m'éloignant de quelques pas. Je t'ai défendu ce soir, c'était la dernière fois !

— Alors tu ne feras rien si je me fais encore agresser ? se moque-t-il.

Mais son ton n'a rien de moqueur. Il est plutôt déçu, le garçon a compris qu'il ne peut plus compter sur moi.

Tant mieux !

— Non, je ne ferai rien. Je n'en aurai pas besoin : ne sortiras plus.

Son regard se décompose.

— Mais...

— Tu voulais me montrer, rappellé-je en haussent les épaules. J'ai vu ce qu'il y avait à voir. Alors maintenant on rentre, et on ne ressort plus.

Ses sourcils se froncent de colère, mais il sait qu'il ne peut rien répliquer. De dépit, il range alors les mains dans ses poches et prend les devants, marchant d'un pas vif pour nous faire quitter la ville.

Quelque part, ça me chagrine de le priver de ses libertés. Mais je dois m'y tenir.
C'est de sa faute après tout, il n'avait qu'à pas les prendre !

Si même une Nuit comme moi doit être tenue en laisse, le prince se doit de se conformer à ce que son rang que lui impose.

C'est pas compliqué à comprendre ! Il reste à sa place, c'est tout ce que je lui demande.

— Merci, me surprend à confier Eliam au bout de longues minutes de marche dans les sous-bois.

Je hausse les sourcils. 

Il... il me remercie maintenant ?

— Merci de m'avoir sauvé tout à l'heure, développe-t-il. Je... je ne m'en serais peut-être pas si bien sorti tout seul...

Il se passe une main derrière la tête, gené de l'avouer.

J'en reste béat. 

Ça lui change d'être sincère, et je dois admettre que j'aime bien cette partie de lui. Ça me donnerait presque envie de compatir...

Je m'arrête de marcher.
Nous ne sommes plus qu'à quelques mètre du grillage, Ganok nous y attend. Sa lampe-torche luit dans le noir, et j'imagine sans mal ses petits yeux intéressés nous fixer par dessus.
Je n'ai pas envie qu'il entende notre conversation.

— Pour me remercier, ne sors plus.

Eliam baisse la tête.
Oh non, il pensait réellement y échapper ?

— C'est dangereux !

On dirait que je réprimande un enfant. J'ai beau le lui répéter dix fois, ça ne rentrera pas dans sa petite tête. Il faut que je change de tactique...
Et j'ai l'excuse toute trouvée.

L'information devrait rester secrète, je le sais. Mais je ne risque rien à le mettre au courant, lui.

Au moins prendra-t-il peut-être mes avertissements avec plus de sérieux cette fois-ci.

— Écoute... fais-je en baissant la voix, de sorte à ce qu'il doive se pencher pour m'entendre. Je ne parle pas que de tes sorties à Baraven, il faut que tu restes prudent en toutes circonstances.

Je reprends ma respiration pour continuer, histoire d'ajouter un peu de drama à la confidence :

— Il y a... il y a un Loup-Gris au Palais. 

Ses muscles se raidissent d'un coup.

Ah, il le prend au sérieux ça au moins !

— Je suis chargée d'enquêter dessus, mais j'ai du mal, poursuis-je. Alors tant que le danger n'est pas écarté, il faut vraiment que tu fasses attention à toi.

Il contemple ses pieds de longues minutes, sous le choc. Cette information lui retourne la cervelle, je verrais presque ses oreilles fumer.

Je compatis. Lui qui a toujours vécu protégé, apprendre qu'un assassin menace ses jours doit le chambouler. Pour la première fois de sa vie, il est en danger dans sa propre maison.

— Un Loup-Gris... chuchote-t-il.

Je ne suis pas assez bête pour croire qu'il ne connaît pas ce nom mais j'insiste quand même, pour que ce soit bien claire :

— Un révolutionnaire. Quelqu'un qui n'hésitera pas à...

— Je sais, me coupe-t-il en levant une main.

Je me tais.
Il peut être autoritaire quand il le veut.

— Je ne sortirai plus, finit-il par lâcher. Et puis je ferai attention à moi...

Non, il cède déjà ?
Je n'arrive pas à m'en rendre tout à fait compte... c'est si soudain !

— ... mais en échange, reprend-t-il en cherchant mon regard. Laisses-moi t'aider à trouver qui c'est.

Et je sens mon cœur tomber dans ma poitrine.
Ah ça, je ne l'avais pas vu venir...

— Non !

Mon refus est catégorique. Pas question qu'il remplace un danger par un autre !

— C'est dangereux ! On ne sait pas ce que...

— Si tu crois que je vais rester les bras croisés pendant que tu t'amuses à chercher ton assassin, tu te fourres le doigt dans l'œil ! me coupe-t-il fermement. Je veux être de la partie moi aussi !

Je serre furieusement les poings.

J'aurais dû m'y attendre, tous les princes semblent doivoir manifester cet agaçant courage au jour ou l'autre. C'est dans leurs gènes on dirait...
Sauf que ça ne m'arrange pas !

Je baisse la tête, m'interdisant d'accepter.

— Tu sais, je pense qu'on sera plus efficaces si on mène une enquête ensemble plutôt que chacun de notre côté, fait-il remarquer.

Je me mords les lèvres.
Bien-sûr, ça aurait été trop beau qu'il se tienne sagement à l'écart du danger. C'est pas comme si ce n'était pas un jeu, pas comme si il était la première cible de l'assassin, pas comme si sa vie était menacée !

Sa bêtise n'a décidément pas de limite.

Alors il va enquêter, et je ne peux rien faire pour l'en dissuader.

S'il doit en être ainsi... autant le rendre utile.

— C'est vrai... soupiré-je. 

Je reprends ma respiration, qu'il voit bien que cette décision me pèse.

— D'accord, je veux bien qu'on enquête ensemble, finis-je par céder. Mais t'as pas intérêt à faire n'importe quoi !

— C'est pas mon genre, ronronne-t-il, satisfait.

Je soupire, un long soupire lasse, puis finis par lui tendre la main pour celler notre accord.
Il s'en saisit aussitôt.

— Tu me laisses les combats et tu n'en parles à personne, imposé-je en le fusillant du regard.

Il hoche volontairement la tête, heureux de me faire craquer.

Idiot...

— Ça marche ! approuve-t-il en broyant ma main.

Puis il repart en direction du grillage, sautillant presque. 
Je soupire, quel cataclysme viens-je de créer ? 

Au moins fera-t-il attention à lui, c'est déjà ça de gagné !
Une bien piètre consolsation...

Je l'abandonne en chemin, je dois rendre le poignard au stand de tire avant que quelqu'un ne se rende compte de sa disparition. Puis je regagne le couloir menant à ma chambre, la tête sans dessus dessous.

Le moins qu'on puisse dire, c'est que la soirée a été mouvementée. Et riche en informations avec ça.
Je ne sais que faire de tout ce que m'a confié Eliam... ni des risques qu'il va sans doute prendre pour l'enquête. Mais quelque part, et j'ai honte de le constater, le poids qui me pesait sur le cœur s'est un peu allégé.

Mon coéquipier est une tête brûlée, un prince parfaitement débile, mais au moins ne suis-je plus seule...

Des éclats de voix interrompent ma marche et mes pensées. Mes membres se raidissent quand je m'aperçois que les bruits viennent de la chambre de Louise. 

... Louise ?

De la lumière filtre sous sa porte, et j'ai à peine le temps de m'en approcher à pas de loups qu'elle s'ouvre violemment sur le couloir.

— C'est de la folie ! j'entends la jeune fille s'énerver.

Plaquée en vitesse contre un mur, je vois une silhouette frêle s'avancer dans la pénombre.
La lumière de la chambre se reflète sur les traits de son visage, contractés de colère, et je me fige de surprise en le reconnaissant.

C'est Martin !

Son attitude me coupe le souffle, je n'imaginais pas le voir un jour dans un tel état.

— On verra ça, répond-t-il, d'une voix qu'il doit vouloir ferme.

C'est sans compter les tremblements qui y pointent.

Le garçon traverse le couloir au pas de course pour rejoindre l'escalier, sans un regard pour la jeune fille qu'il laisse dans l'embrasure de sa porte.

Louise a les cheveux détachés, ébouriffés, et les traits de son visage sont écarquillés. Je ne pensais pas la prendre un jour à afficher autant d'émotions.

Son regard affolé s'arrête bientôt sur moi, plaqué contre le mur. Ça suffit à lui faire reprendre ses moyens.

Nous nous regardons en chien de faïence, elle dans sa légère robe de nuit et moi, dans ma tenue noire de voleuse qui sent encore le tabac.
Nous avons autant de choses à nous demander, l'une comme l'autre. Et nous nous le refusons d'un accord commun.

Aucune de nous deux ne dira rien.

— Bonne nuit, Louise, finis-je par souhaiter en regagnant ma chambre, la démarche légère.

— Bonne nuit, Gabrielle, j'entends chuchoter dans mon dos.

J'avise Patrina, allongée contre la porte de ma chambre.
Elle veille encore.

Peut-être pourra-t-elle m'apprendre des choses intéressantes quand j'arriverai à la faire parler ? Ce qui n'est pas gagné...

Je passe la porte de ma chambre et la claque derrière moi, les pensées plus agitées que jamais.

Louise et Martin ?
Je ne m'en serais jamais doutée...

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