43~ L'ours et le faucon

Eliam s'arrête devant l'enseigne d'un bar.
De la lumière filtre à travers ses fenêtres sales et de la musique s'en écoule, l'agitation qui règne à l'intérieur contraste avec le calme de la rue et de l'Allona qui la borde.

Bar ouvert semble-t-il.

Le garçon regarde la pancarte au dessus de sa tête, menton en l'air, puis baisse les yeux sur moi. On dirait un enfant devant une vitrine de jouets. Son regard veut tout dire.

- Ce n'est pas un endroit pour vous, votre Altesse, remarqué-je en croisant les bras sur ma poitrine.

Le garçon me fait un grand sourire.

- Une Altesse ? Où ça ? fait-il en haussant les épaules. Je ne vois que deux jeunes qui veulent prendre un verre moi.

- À cette heure-là ? Vous êtes inconscient !

Mais je vais tout de même le rejoindre.

- Ma copine flirt avec des poignards, ricane-t-il. J'ai rien à craindre !

Il tire la porte du bar et, d'un élégant geste de la main, m'invite à entrer.

- Si tu crois que je vais jouer le garde du corps... marmonné-je en passant devant lui.

Ma main descend quand même sur le pommeau de mon arme.

- Ce serait plutôt à moi de te surveiller, en effet, souffle-t-il en fermant derrière nous. Veille à garder tes mains dans tes poches pour ce soir, tu veux ?

Des frissons glissent le long de ma colonne vertébrale. L'atmosphère chaude et réconfortante du bar n'y changera rien, je suis mal à l'aise.

Il... il n'aime pas les voleurs.

Je remonte mon foulard sur mon nez et poursuit ma marche, décidant d'oublier ce détail.
Ça ne change rien, je suis ce que je suis.

Mes pas sont fermes, j'ai l'habitude de me faufiler dans le désordre ambiant. Ça braille, ça boit, ça joue, ça jure. Ça me transporte quelques semaines auparavant, et ça arrive à me faire sourire finalement.

Je m'installe au bar, Eliam me suit. Je ne le vois pas sourire quand il s'installe sur le tabouret à côté du mien, lui aussi se cache derrière son foulard. Mais ses yeux plissés qui inspectent les alentours indiquent qu'il s'amuse comme un petit fou.

- Ça me rappelle Hiberna... partagé-je songeusement.

- C'est pareil dans toutes les villes, m'informe-t-il en se tournant finalement vers moi.

Je fronce les sourcils. Il en connait beaucoup des bars comme ça ?

- T'es habitué à fréquenter ce genre d'endroits?

Il plisse moqueusement les yeux.

- Je suis pas du genre à rester dehors.

Mes poings se serrent sur mes genoux.

- C'est risqué...

- Parce que tu crois que ça l'est moins pour une jolie fille toute seule ?

Je serre les dents.
Non, c'est pas risqué pour moi !

- J'ai de quoi me défendre, comme t'as dit, répliqué-je sèchement. Et puis je...

Mais je suis coupée nette par un gros bonhomme qui s'écrase sur le bar, pile entre nous deux.

Dans sa veste brune masculée de tâches, il pue l'alcool et l'urine. Je fronce le nez, j'avais oublié à quel point ce genre de personnes pouvait être répugnante.
Mais cet homme est surtout saoul, alors je presse le pommeau de mon poignard dans ma main.
Je dois rester en alerte.

- Tu t'caches maintenant ?

Sa voix rauque me coupe dans mon élan. Je ne vois que le gros dos de l'homme, il est concentré sur Eliam. Et visiblement, il sait à qui il s'adresse.

- J'ai demandé à ce qu'on ne me dérange pas ce soir, fait patiemment remarquer mon compagnon

Il défie l'homme du regard, gardant tout son sang froid. Moi, je sens mes muscles se tendre.
Qu'est-ce que c'est que cette histoire ?

- Alors qu'j'peux enfin t'voir ! tonne l'homme en se rapprochant outrageusement du visage d'Eliam. Tu m'prends pour qui ?

Le garçon ne bronche pas. C'est admirable il doit vraiment s'exploser le nez à le sentir de si près.

- Tu as bu, l'ours, remarque-t-il calmement. Tu n'est pas en état de...

- Oh ! Mais c'est qu'j'dégoûte notre p'tit chat ! s'exclaffe l'homme, dans un sursaut plus proche de l'étouffement que du ricanement.

Eliam plisse les yeux, tout absorbé par son adversaire.

... petit chat, c'est lui ?

- Ça fait longtemps que tu ne me dégoûte plus, marmonne le garçon en faisant mine de se lever. Ce n'est pas pour autant que j'apprécie ta compagnie.

Il semble sur le point de partir, mais c'est sans compter la grosse main du dénommé "ours" qui s'empare de son poignet. Déséquilibré, l'homme manque d'ailleurs de s'effondrer avec la vitesse de son geste. Eliam se retrouve obligé de le retenir en soupirant.

L'action éveille mon attention.
Cet homme est ivre, j'apprécie moyen le fait qu'il s'agrippe au prince comme ça. Il ne réfléchit pas, il est dangereux. Alors je serre la main sur le pommeau de mon poignard, prête à le sortir.

- Dommage qu'je vais rester alors ! braille l'ours dans un râle glaireux. On a quéqu'trucs à s'dire tous les deux.

Eliam fronce les sourcils et tente de se dégager. Peine perdu, l'homme est peut-être ivre et pataud, il reste trop fort pour lui.

Alors pour la première fois depuis le début de l'altercation, le garçon commet l'erreur de me lancer un regard.
Je ne sais pas si il cherche du soutient ou si il veut me demander de partir, mais c'est raté. Il vient de dévoiler ma présence, je me fais rapidement attraper.

- Que voilà une charmante compagnie ! s'esclaffe un autre homme dans mon dos en tordant mon bras droit.

Moins musclé que celui de devant, il arrive tout de même à me garder contre lui. Je renifle. Son haleine est rance mais pas alcoolisée. Il est à peu près sobre, ce qui est encore moins rassurant.

Eliam écarquille les yeux. Visiblement, il n'a pas vu venir ce coup.

Bon et bien, si il ne contrôle plus la situation...
Je crois que c'est à moi d'agir.

Je perds mon regard dans le vide et évalue la position de mon agresseur.
Il a une main sur mon bras, une autre tenant sans doute une arme pour me menacer. Le regard d'Eliam a été bref, mais je pense pouvoir estimer où elle est.

Alors je me lance.

Je tire mon poignard de ma ceinture et le plante fermement dans la cuisse de l'homme. Il rugit de douleur, lâche mon bras que j'utilise pour le désarmer. Mon épaule rencontre violemment le pommeau de son arme, il est trop surpris pour la garder en main. Je me cabre ensuite pour me débarrasser de son corps et arrache mon poignard de sa cuisse sans le moindre état d'âme.

Sans plus réfléchir, je bascule l'arme dans ma mains droite -pour gagner en force- et m'empresse de la planter dans le bras de l'homme devant moi.

Le menacer n'aurait servit à rien, il est trop saoul pour réagir. Alors je n'hésite pas une seconde pour le poignarder.
Souffrant, l'homme lâche le prince dans un râle de douleur et j'attrape le bras de mon compagnon pour le tirer hors du bar.

Nous devons fuir avant que la bataille se généralise.

Je le traîne dans la rue et nous arrête dans une impasse, entre deux grosses bâtisses aux briques noircies de pollution. J'envoie valser Eliam contre un mur et me plaque contre l'autre pour épier la rue, tous les sens en alerte.

Je ne détecte rien, ils n'ont pas l'air de nous suivre.
J'ai dû les prendre de court.

Calmée, je dessere ma prise autour du poignard et le passe sur mon bras pour en essuyer le sang. Je me détourne ensuite vers Eliam afin d'évaluer son état.
Il est essoufflé et abasourdit, je suis allé trop vite pour lui aussi visiblement. Au moins n'a-t-il rien de plus grave...

- Pourquoi t'as fait ça ? gémit-il en essuyant frénétiquement sa manche.

Le sang de l'homme a giclé sur lui, ça a de quoi le répugner. Mais sa voix faible est surtout pleine de regrets, il ne voulait pas que je leur fasse du mal.

... Non mais qu'est-ce qu'il croit ? Je n'avais pas le choix ! Il ne va quand même m'en vouloir de l'avoir sauvé !

- C'était qui, eux ! m'exclamé-je en guise de réponse. Je croyais que tu venais ici incognito, pourquoi ces pauvres gars t'ont parlé !

Son regard reste longuement fixé sur sa manche, comme si ça pouvait suffire à en enlever le sang. Puis il soupire, résigné, et lève les yeux vers moi.

Son visage n'est pas bien éclairé, mais je crois apercevoir ses yeux briller. De même que ses traits se tendre... Oh non, ne me dites qu'il sourit encore !

- Tu sais bien te battre, remarque-t-il, d'une voix à nouveau maîtrisée.

Et le voilà qui se relève et s'époussette les mains, comme si tout était réglé.

- Réponds-moi !

Il arrache son foulard. Maintenant, je vois parfaitement son sourire. Et même si il est fade, ça m'énerve !

- Eh bien, je me balade dans Baraven depuis longtemps, se décide-t-il à m'expliquer. Je m'y suis fait quelques amis.

Je le dévisage, bouche bée, et il se met tranquillement en marche.

- Nous devrions rentrer maintenant... fait-il en passant devant moi.

Il ne regarde même pas dans la rue pour s'y avancer, je dois résister à l'envie de l'étrangler.

Ses "amis" veulent lui faire... je ne sais quoi, et il s'en va sans rien dire !

Sauf que je ne peux faire autre chose que le suivre, je dois le protéger.

Oh Gabrielle, tu devrais être habituée à force...

- T'as de drôles d'amis, critiqué-je au bout d'un moment.

Eliam sourit jaune.

- Ils ne sont pas tous les jours bien sobres, concède-t-il.

- Ce sont des Nuits ?

- Il n'y a que les Nuits qui savent aussi bien être bourrés ! ricane-t-il avant d'aviser ma réaction. Oui, c'en sont, se rattrape-t-il plus formellement devant mon regard noir.

- Des "amis" Nuits... marmonné-je en baissant les yeux sur mes pieds. Et ils te voulaient quoi ?

- Sans doute de l'argent, hasarde-t-il. J'avais pris l'habitude de leur offrir des cadeaux quand je venais les voir. Au début ils savaient les apprécier, ça leur servait... jusqu'à ce qu'ils l'utilisent pour acheter leurs cochonneries. Alors j'ai arrêté. Je crois qu'ils m'en veulent encore...

Il finit son explication en haussant les épaules, comme si ça ne lui faisait ni chaud ni froid.

Je sais que c'est faux, que ça le touche. Je n'arrive juste pas assez bien à le cerner pour savoir si il en est triste ou lassé.

Un réel casse-tête ce garçon ! Et je me garde bien de lui délier la langue cette fois.

- Ils t'appellent "petit chat" ? me moqué-je plutôt.

Il sourit, sincèrement pour une fois.

- C'est juste "chat" normalement. Chat, ours et faucon. Nous ne connaissons pas nos vrais noms.

- Ça vaut mieux.

Je lève la tête au ciel. Enfin une décision un tant soit peu réfléchie de la part de notre prince ! Je commençais à désespérer.

- J'étais sincère tout à l'heure, relance le garçon. Tu te bats bien.

Je hoche la tête, touchée plus qu'il ne le faudrait par le compliment.

Je l'ai sauvé... il l'admire.
C'est agréable comme idée...

Et je secoue énergiquement la tête pour ne pas me laisser divaguer.
Il ne doit pas s'en tirer si facilement !

- Tu aurais fait quoi sans moi ?

- Je me serais débrouillé, ricane-t-il en levant les mains en l'air.

Une belle idiotie !
Il se rend compte de ce qu'il vient de se passer ?

Le prince se serait fait enlevé, pas de doute là dessus. Et je n'ose pas imaginer ce qu'il se serait passé ensuite...

Je serre fermement les poings.
Ces escapades nocturnes ne sont pas une bonne chose, vraiment pas.

Il faut que j'y mette fin.

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