42~ Confidences
— Alors, que penses-tu de Baraven ?
Eliam fait un large geste de la main pour désigner la ville endormie.
Les facades ouvragées qui nous surveillent sur la droite se couvrent de noir et les rues se jongent de déchets au fur et à mesure que nous avançons, nous marchons dans les quartiers pauvres désormais. Mais je dois admettre que la ville reste bien entretenue au vu du monde qu'elle abrite.
— Je suis sûr que c'est mieux qu'Hiberna !
Le regard que j'accorde à la paisible Allona se reporte tranquillement sur le garçon.
Ah ouai, ça cherche à me provoquer ?
— C'est bien là d'où tu viens ?
— Oui c'est ça, acquiescé-je en haussant les épaules. Tu es bien renseigné.
Il passe une main dans ses cheveux en souriant, ravi.
La lumière de la lune ne fait peut-être plus son effet en pleine ville, sous les lumières orange des quais, il n'empêche que le prince est franchement mignon avec son petit air victorieux.
— C'est pas loin d'ici, partage-t-il. Mais je n'y suis jamais allé.
— T'as pas manqué grand chose, assuré-je en songeant à ma piteuse ville. Enfin, les quartiers des Aurores doivent être plus beau que ceux des Nuits...
Et je laisse le silence accompagner mes paroles avant de reprendre :
— Tu es allé visiter beaucoup de villes ?
— Pas mal oui, mon père préfère garder contact avec son pays. Il nous emmène souvent avec lui pour ses voyages. Je l'accompagne avec plaisir, j'aime bien les balades.
— Je vois ça...
Je souris. C'est pas comme si il se baladait dans les rues de la capitale quasiment toutes les nuits depuis son arrivée au Palais.
— Je n'ai jamais eu beaucoup d'autres distractions, se justifie-t-il. Entre les cours et les obligations, j'ai besoin de prendre un peu l'air.
Je réprime un ricanement dédaigneux, ce serait mettre de la mauvaise volonté. Après tout, pour avoir goûter le temps de trois semaines à l'ambiance du Palais, je peux imaginer la pression qu'il a constamment à supporter.
— Ça te change beaucoup, la compétition ?
— Un peu. C'est étrange de voir d'autres bouilles que celles d'Aurores traîner dans mes pattes et de ne plus entendre des "Votre Altesse" quand on m'adresse la parole. Je dois dire que c'est pas désagréable...
— Tu es un prince bizarre.
Les muscles d'Eliam se détendent, son sourire s'agrandit.
— Et toi, une participante très louche, rétorque-t-il. Je n'ai jamais vu quelqu'un lancer des poignards avec autant de précision.
— Merci du compliment ! le coupé-je avant que la conversation ne dérape.
Trop tard, il est lancé.
— J'imagine que ce n'est pas seulement dû au fait que tu sois une Nuit, songe-t-il à voix haute. Il y a des années de pratique dans tes mouvements, j'ai du mal à croire que c'est à l'usine que tu as appris tout ça.
Je fronce les sourcils, n'appréciant pas le tournant que prend la conversation.
Eliam s'arrête de marcher, je ne peux faire autre chose que de l'imiter. Mais devant le regard curieux qu'il me lance, j'aimerais prendre mes jambes à mon cou.
— Alors comment ça t'es venu ? s'enquit-il. Qu'est-ce que tu faisais réellement avant de venir au Palais ?
Je ravale ma salive, me confrontant prudemment à son regard.
Il peut retourner ça contre moi, je ne devrais rien dire... Mais quelle autorité ne le sait pas déjà ? Athelios est au courant, ce serait juste qu'Eliam le soit aussi.
... ce n'est pas ça qui me fait avouer.
Il m'avoue sortir en cachette, j'avoue être une voleuse.
Un secret contre un secret.
— Je volais, dévoilé-je sans le quitter des yeux. Pour survivre au début, pour m'amuser ensuite. Je volais, j'espionnais, je... neutralisais. Je jouais avec ma vie, c'était stimulant. Alors c'est comme ça que j'ai appris à tirer... et c'est aussi pour ça que j'aime bien le faire.
Ma voix ne faiblit pas, j'assume ce que je dis. Même si c'est compromettant, même si c'est effrayant, je ne regrette pas.
Il a le droit de savoir. Je ne sais pas exactement d'où me vient cette certitude mais elle m'habite.
Au moins on est quitte maintenant.
Eliam plisse les yeux. Il se détourne, je crains de lui avoir fait peur... et il me surprend en éclatant de rire.
— Ça a le mérite d'être claire !
— Ta réaction est nerveuse, observé-je. Je te mets mal à l'aise ?
Le garçon se passe une main sur le visage comme pour essuyer son expression, faire tomber le masque enjoué qu'il vient de s'inventer. Ses traits se radoucissent tandis qu'il plisse les yeux pour m'inspecter.
— J'ai jamais rencontré de truands, fait-il posément. Je pensais qu'il étaient moins mignons.
Sa remarque me prend de court.
Je me raidis, détourne le regard et glisse nerveusement une mèche de cheveux derrière mon oreille, ce qui lui arrache une autre quinte de rire.
— C'est typique des Nuits ou des voleurs de fuir le moindre compliment ?
Mes joues perdent leur chaleur.
Je suis glacée soudainement, glacée d'indignation.
— C'est typique des Aurores ou des princes de se croire au dessus de tout ? sifflé-je venimeusement. Dis-moi, c'est parce que tu es lequel des deux que tu te permets de faire n'importe quoi ?
Sa mâchoire se détend, son sourire s'allège.
Ça l'amuse en plus !
— Hum... un peu des deux je dirais, évalue-t-il en rigolant.
C'est trop pour moi, je démarre avant de me laisser emporter par la colère. Mieux vaut mettre une distance raisonnable entre moi et ce foutu prince pour ne pas que ça dégénère.
— Mais pars pas ! me rappelle-t-il en me regardant fuir. Je te fatigues tant que ça ?
— Oui !
Je me retourne brusquement, le fusillant de toutes mes forces du regard.
J'aimerais le faire bouillir sur place, lui faire comprendre une bonne fois pour toute que la vie n'est pas un putain de jeu. Que c'est un prince, qu'il n'a pas le droit de rester aussi puérile !
Mais devant sa mine peinée, les membres exagérément raides et les lèvres pincées pour ne pas rire, je ne peux m'empêcher de sourire.
Il va me rendre folle !
Alors contre toute prudence, je le laisse me rejoindre.
— Pourquoi tu te comportes comme ça ? demandé-je au bout de quelques minutes de marche traînante. Pourquoi tu es si... nonchalant ? C'est pas digne de ton rang, ce comportement.
Je précise ma pensée pour ne pas qu'il puisse esquiver la question. J'ai envie de savoir, j'ai envie qu'il me réponde clairement.
— J'aime pas me prendre la tête.
Son ton est sec.
Cette réaction me surprend, je ne pensais pas toucher quelque chose de sensible avec ma question.
Alors pas question de faire demi-tour ! Je m'enfonce dans la brèche :
— Tu es un prince, fais-je remarquer. Tu ne devrais tout de même pas être un peu plus sérieux ?
— Mais c'est triste d'être sérieux, tu ne trouves pas ?
Ce n'est pas une question, je n'ai pas à répondre. C'est lui qui parle maintenant.
Il prend une inspiration avant de développer, la voix plus grave :
— Regarde un peu : un prince qui se balade dans la rue comme un passant. C'est pas agréable ? Un prince qui rit, un prince qui se moque de lui-même, un prince qui aime se tourner en ridicule. Gabrielle, tu n'aime pas ce genre de prince ?
Sa voix faiblit.
Je ferme les yeux, déboussolée.
Qu'est-ce ce qu'il lui prend ?
— Pourquoi tu voudrais que je sois plus sérieux ? reprend-t-il. Un prince qui n'est pas imbu sa personne comme tous les autres, c'est ce qu'aime le peuple, non ?
Je serre les dents.
Comment dire...
— Eliam...
— Je ne suis que le second, ça me sert à rien d'être sérieux, marmone-t-il en baissant les yeux sur ses pieds. Je ne serai jamais aussi doux que ma mère, aussi intelligent qu'Hydena, aussi responsable qu'Athelios ou aussi puissant que mon père. Je reste en dessous d'eux, ridicule. Pourquoi je chercherais à être autre chose ?
Qu'est-ce qu'il lui arrive ?
Je n'aime pas cette facette défaitiste de lui, je ne veux plus la voir !
Mais il ne semble pas vouloir s'arrêter...
— Il faut savoir rigoler de soi avant que les autres s'en chargent à notre place, poursuit-il en relevant la tête. J'ai peur de l'imprévu, je déteste l'imprévu, alors je fais en sorte de prévoir. Je veux savoir pourquoi je ne réussis pas, je veux garder le contrôle sur ce qu'il m'arrive, même si ça veut dire que je doit me faire échouer. C'est pas légitime, ça ?
Il me regarde dans les yeux pour prononcer ses derniers mots, comme si il attendait mon approbation.
Il y a de l'espoir dans sa voix, je ne peux que lui sourire. Même si quelque chose en moi a une irrépressible envie de pleurer.
Je ne comprends pas ce qu'il m'arrive !
Je ne sais pas pourquoi ce qu'il me dit m'atteint, pourquoi mon cœur bat plus fort, pourquoi mes larmes viennent. J'ai perdu la tête, il m'a déréglée !
— C'est...
— Tu n'aimes pas ça, je sais, déplore-t-il en fuyant à nouveau mon regard. Moi non plus, je n'aime pas. J'ai beau dire ce que je veux, mettre tous les masques qui me tombent sous la main, je ne change pas. Je plaisante sur tout, je ris pour rien. Je provoque pour faire semblant d'exister. Et derrière ça, je fais des caprices sans jamais arriver à penser à autre chose qu'à ma petite personne.
Le garçon soupire lassement avant de continuer :
— Je suis instable, tu l'as bien dit. Et c'est pour ça que j'aime sortir...
Il fait un geste vague de la main. Même ça, c'est horriblement nerveux.
— Ici j'ai pas de pression. Je peux être ce que je veux, tout le monde s'en fou.
Il souffle en laissant retomber son bras le long de son corps. Moi, je reste figée. Je ne sais pas quoi faire, quoi dire, comment réagir.
Je suis dépassée.
Et le regard qu'Eliam me porte maintenant me met encore plus mal à l'aise.
— Excuse-moi pour le bal, reprend-t-il doucement, d'une sincérité glaçante.
Il rabaisse le regard.
— Je... je n'aurais pas dû. Je n'ai écouté que moi-même, comme d'habitude. Un autre de mes caprices...
Je serre nerveusement les poings.
Qu'est ce qu'il m'arrive ? Pourquoi je lui donne le pouvoir de me chambouler ?
Oh et merde, pourquoi ce prince doit-il être aussi franc ?!
— Et puis te fuir après, c'était lâche. J'avais honte, je suis désolé pour ça aussi. Ça m'a fait du mal, j'ai été idiot de te garder loin de moi.
Ses mots me transpercent le cœur.
— Alors... même si tu n'as rien à y gagner. Gabrielle, s'il te plaît... oublie ça, demande-t-il en m'attrapant la main. Oublie mes maladresses, mes états d'âme, mes idioties... oublie même ce que je viens de te dire si tu veux. Je ne veux pas te repousser à nouveau !
Sa voix tremble autant que l'ensemble de mes membres, mais il ne s'arrête pas.
— Je tiens à toi. Toi, toi contre ce monde d'hypocrites que j'arrive plus à supporter. J'ai besoin de toi à mes côtés. S'il te plaît, ne me laisse pas à nouveau seul...
Sa voix meurt dans sa gorge, elle est trop frêle pour survivre au message qu'il veut transmettre.
Eliam ne sourit plus. Il est sincère, il est faible.
Je ne l'accepte pas.
Cette douleur dans ma poitrine, ce remous dans mon ventre, ces jambes qui flageolent, cette vision qui se trouble...
Je veux lui pardonner. Je veux l'aider. Je veux croire à ses paroles parce qu'elles sont bien trop belles pour avoir été inventées.
Et ça me fait peur.
— Je ne... chuchoté-je en sentant monter une bouffée de chaleur à mes joues.
Ça suffit !
Je prends une grande inspiration avant de me dégager, levant la main devant mon visage pour attirer son regard sur le sourire provocateur que j'y dessine.
— T'es un bel idiot !
Je fais comme lui, je me retranche dans la plaisanterie.
Je ne veux plus de sa sincérité, qu'il redevienne ce prince agaçant que j'ai appris à supporter !
Il sourit en retour. Je ne saurais dire si c'est forcé ou reconnaissant, et du moment qu'il entre dans mon jeu je m'en fou.
— Tu me frappes et tu m'insultes ? remarque-t-il en rigolant. Tu doutes de rien toi !
— Tu cherches aussi !
Et je ris. Plus nerveusement que jamais, je ris à en cracher mes poumons rongés par l'émotion.
Mes mains tremblent quand je les rentre dans mes poches, je n'arrive pas à les contrôler.
Finalement, c'est les confidences qui auront eu raison de Gabrielle.
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