39~ Tâche, et fière de l'être !

— Tu l'as fait exprès ?

Flânant dans mes chaussures rehaussées, je tourne mes yeux bien maquillés vers Corentin qui marche à côté de moi. 

— Oui, répondis-je en dévoilant toutes mes dents.

Et j'en suis particulièrement fière.

Dès que je suis rentrée de l'exposition j'ai hélée Nora. Ma tenue était déjà prête, mais elle n'a pas vu d'objection à y rajouter quelques petites touches personnalisées.

Je lui avais demandé une combinaison noire, épaules dégagées et cou remonté comme la robe de la dernière fois. C'était censé aller avec notre oeuvre, oeuvre qu'Adama a décidé de colorer à sa façon.

Alors j'ai fait pareil avec ma tenue.

Quelques tissus à rajouter et le tour est joué. Ma combinaison d'un noir profond est désormais traversée d'un bandeau rouge et jaune, rappelant autant l'aurore que le crépuscule. Rappelant aussi l'ensemble des sabotages que m'a infligés Adama depuis le début de la compétition.

Autant dire que c'est un réel plaisir de me balader comme ça sous son nez ce soir !

Corentin sourit à coté de moi. Dans son costume noir, il est très élégant. Et nous sommes parfaitement assortis.

Juliette aussi a prévu une tenue noire. Elle tenait à arriver plus tôt au bal, nous devons l'y rejoindre. Notre deuxième place dans la compétition fait de notre cheffe d'équipe une artiste au centre de l'attention. Sa technique affirmée lui vaut bon nombre d'admirateurs, elle n'a pas pu se défiler à toutes les invitations qu'elle a reçues pour ce soir.

Alors nous allons au bal à deux, avec Corentin. Et ça ne me dérange pas.

— Tu vas arrêter de chercher à provoquer tout le monde, un jour ? ricane-t-il avec un sourire en coin.

— Je crois pas, partagé-je avec amusement. J'ai toujours fait ça, je vois pas pourquoi ça changerait.

Et quand le garçon se raidit à coté de moi, je comprends que j'ai fait un faux pas.

— Tu le faisait avant aussi, c'est ça ? demande-t-il d'une voix caverneuse. C'est pour ça que tu devais fuir devant les agents ?

Je baisse les yeux sur mon compagnon, navrée de le voir éviter mon regard.

— Corentin... soufflé-je en tendant une main vers lui.

Main qui reste suspendu en l'air, nous sommes pris de court par un pétard éclatant au dessus du parc.

Je laisse retomber mon bras pour analyser le décors. Aménagée pour le bal, la pelouse grouille de convives et de décorations. Toute cette richesse étalée sous le ciel étoilé, c'est étonnamment sublime.

La majorité des participants sont là, avec les jurés de l'après-midi et d'autres Jours ou Aurores déambulant entre les buffets.

Ça va être une grosse soirée !

— Faudra qu'on parle un jour, fait doucement Corentin.

Je reporte toute mon attention sur lui.
Au vu de sa mine renfrognée, je comprends que je ne suis toujours pas excusée.
Mes semblables lui ont fait du mal, ce sera difficile à rattraper. Mais ce froid entre nous, j'ai vraiment besoin de le dissiper.

Le gros Maurice Thomson se lance dans son discours au loin, malmenant le long fil qui relie le micros à la sono dans ses mouvements exagérés. Le son grésille, il est réglé si fort que ça ne m'étonnerait pas qu'on entende la voix du Jour depuis la lune.
Quelques minutes de blabla inutile et le gros monsieur appelle enfin les participants sur la piste.

— En attendant, tu m'accorde cette danse ? propose Corentin d'un sourire conciliant en tendant sa main devant mon visage.

Je souris à mon tour, décidant de profiter de cette trêve au maximum.

— Avec plaisir, accepté-je en l'attrapant.

Et nous nous glissons à deux entre les participants.

Nous trouvons notre place entre les autres couples près d'Eliam et d'Adama, toujours fourrés ensemble ces deux là. La jeune fille ne peut d'ailleurs retenir une grimace en me voyant débarquer. En suivant son regard désapprobateur rivé sur ma tenue provocatrice, Eliam s'éclate d'un grand sourire.
Ça l'amuse.

Aïe, cuisante trahison envers sa compagne qu'il tient à bout de bras.

Je lui rends son sourire de bonne grâce en attrapant les épaules de Corentin, puis reporte mon regard sur le visage de mon ami.
Lui aussi sourit.

Les premières notes retentissent, nous voilà à danser sous les regards des spectateurs. Toute l'assemblée nous admire, glorieux participants colorés que nous sommes.

Je souris en songeant à ma tenue ténébreuse.
Avec Corentin, nous sommes deux tâches noires brassées dans des vagues de couleurs et de doré. Deux tâches de Nuits, pas à leur place mais loin d'en être gênés !

Après tout, nous sommes de la même teinte que le ciel qui nous surplombe ce soir...

ღ ღ ღ

Un mouvement attire mon attention dans le parc.
Laissant retomber mon livre sur le bureau, je braque mon regard sur les deux individus qui s'aventurent dans la forêt, tenant chacun une lampe torche à la main.
Eliam et son domestique, pas besoin d'étudier plus longtemps leurs silhouettes pour les nommer.

Alors j'oublie subitement les cours de la journée. J'oublie l'élimination de Dorian et de Hyacinthe qui a eut lieu un peu plus tôt dans la soirée, conséquence directe du sabotage d'Eliam pour le premier et de la nullité de son œuvre pour la seconde.
J'oublie ma respectable sixième place au classement, j'oublie l'excitation et l'angoisse qui me prennent à rester dans la compétition et j'oublie la manche dédiée à la rhétorique qui m'attend dès demain.

Oui, je me contente de serrer les poings en regardant les deux hommes disparaître sous les arbres, les pensées absorbées par mon enquête que je sais avoir avoir trop ignorée ces derniers jours. 

C'est louche ça, non ? Le prince déserte le Palais presque tous les soirs, je dois enquêter dessus !

Mon inaction me pompe le sang. Une manche de passée et je n'ai réussi à aboutir sur aucune piste sérieuse quant à l'identité du Loups glissé parmi nous. J'étais trop occupée par la compétition... quelle idiote !

Alors même si le prince est loin d'être mon principal suspect, je me décide à le suivre.
Oh, il ne faut pas se voiler la face. J'ai beau me dire que si ce n'est pas lui le traître, il devrait au moins l'attirer, la véritable raison de ma sortie est bien de me défouler les jambes.

Kav avait raison, j'aurais dû aller tirer plus souvent. Si les séances d'étirement que je m'impose portent leurs fruits et parviennent à me changer les idées, je n'ai pas regagné le stand de tir depuis quatre jours.
Mauvaise décision...

— Je vais prendre l'air, annoncé-je à Nora en sortant de ma chambre. Pas la peine de me suivre, libéré-je dans le même élan Patrina qui commence déjà à se lever en me voyant débouler.

Je fais en sorte qu'elle ne me suive pas.
La photographe est déjà au courant de trop de choses pour être en sécurité, j'essaie de l'épargner du mieux que je peux. Et puis sa présence, bien qu'extrêmement discrète, ne ferait que m'encombrer.
Quand Gabrielle espionne, elle espionne seule. 

Je suis bientôt dehors. Les détecteurs de mouvement enclenchent les lumières sur mon passage, je m'empresse donc de quitter le chemin déblayé pour m'enfoncer dans la forêt.

La pleine lune s'est dévoilée il y a quelque jours, l'astre est encore assez rond et brillant dans le ciel pour tout éclairer. Je retrouve ce voile argenté qui couvre les broussailles, le spectacle me ramène aux premiers jours de la compétition.
Cette époque me paraît lointaine, c'est étrange de se dire que seulement dix jours sont passés depuis.

Le moins qu'on puisse dire c'est qu'ils étaient intenses. J'y ai vu défiler ma vie entière !

Et dans dix jours, il se sera passé quoi ?

Je secoue la tête pour ne pas me laisser divaguer. Je me suis trop égarée sur des choses futiles cette semaine, il faut que je me ressaisisse !
Je suis là pour enquêter et pour rien d'autre ce soir.

Je m'aventure dans les bois et guette le moindre éclat de lumière artificielle.
Mes sens sont malmenés, la végétation dense obstrue ma vision et perpétue un tas de petits froissements qui me font sursauter à chaque pas.
Mes réflexes sont en mal, je n'aime pas ces conditions de travail.

Ça ne m'empêche cependant pas de rapidement détecter mes cibles, j'aperçois les deux éclats jaunes sans grande difficulté dans le noir.

Ils sont plus loin du Palais que la dernière fois, j'ai eu de la chance de leur tomber dessus. Et de ce que je vois, il s'éloignent encore.

Je file vers eux. Une fois assez proche, histoire de ne pas réitérer mon erreur de la dernière fois, je décide de grimper aux arbres.
Je dois prendre mille précautions pour ne pas trahir ma présence et pour ne pas tomber. Si les murs en briques sont faciles à escalader et les toits faciles à parcourir, les troncs et les branches le sont moins.
Je peux compter sur mon poids plume, le bois est assez solide pour ne pas se briser sous mes pieds. Mais c'est bien le seul point positif de cette entreprise.

Les feuillages me gâchent la vue et bruissent à chacun de mes mouvements. Oh, j'en ai déjà marre de la forêt !

Je m'approche le plus discrètement possible de mes cibles, ralentie par toutes les précautions que je dois prendre.
Je ne devrais pourtant pas me plaindre. Les arbres, bien touffus, me permettent de passer de l'un à l'autre sans trop de difficulté.
J'atteints rapidement les deux individus.

Eliam est en avant. Ses boucles noire brillent d'argent sous la lumière astrale, impossible de me tromper.
Son domestique le suit de loin, comme au dernier soir. J'espère que c'est parce qu'il surveille ses arrières.

Je m'arrête à une bonne distance du prince, inspectant les broussailles autour de lui pour guetter le moindre signe suspect. Peut-être que le Loup s'y cache, qui sait ? Je l'espère presque, ça donnerait un sens à ma stupide quête.

Mais je ne remarque rien, ce qui ne m'empêche pas de chercher encore. Et je mets tellement d'application dans cette tâche que j'en délaisse les autres.

Je butte par mégarde sur une branche particulièrement grosse avec mon coude. Déjà fragile, elle se détache et va s'écraser quelques mètres sous moi, dans les broussailles.
... en plein sur la trajectoire du prince.

Je me sens fondre d'embarras. Oh merde, je suis si empotée !

Surpris, Eliam pointe sa torche au sol, sur la branche tranchée. Puis il remonte méthodiquement le faisceau pour l'orienter vers l'arbre d'où elle vient de tomber, soit en plein sur mon visage.

Encore une erreur, j'aurais dû fuir tant que j'en avais l'occasion au lieu de rester plantée là comme une débile !

Pourquoi dois-je être aussi stupide ?

La garçon écarquille les yeux en croisant mon regard. Mes muscles sont tétanisés, je dois lui renvoyer la même expression ébahi.

— Votre Altesse ? demande une voix pressante et rauque un peu plus loin. Vous avez vu quelque chose ?

C'est encore son domestique qui se rapproche.
Un amère sentiment de déjà vu me vrille l'estomac, ce qui doit accentuer ma grimace.

Vais-je un jour avoir de la chance ?

Le visage couvert d'argent d'Eliam se fend d'un sourire. Il ramène ses jambes l'une contre l'autre, baisse le faisceau de lumière sur les buissons en face de lui et murmure doucement, les yeux rivés dans les miens :

— Oh oui, Ganok. Une étoile filante...

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