38~ Le Voile de la nuit
Quand je monte sur scène, je regarde les tribunes. C'est mon premier réflexe.
Je reconnais les juges, noyés parmis des spectateurs Jours et Aurores. Il y a les deux gagnants des années précédentes, Théo Warger et Hélina Drav dans leurs belles tenues bleues de conseillers, Uma avec ses tresses colorées et son sourire provocateur assise entre deux hommes que je n'ai jamais vu —les artistes sélectionnés semble-t-il. Et au centre de tout, il y a la famille royale.
Trône au milieu le roi, entouré d'une aura de puissance sans pareille mesure avec celle que j'ai pu apercevoir à la télé. La reine est à sa droite, son visage est sévère. Athelios à sa gauche, le front sertie d'un bandeau en or. Il ne m'adresse pas un regard.
Il était devant moi il y a quelques jours, je l'ai insulté de tous les noms. Maintenant j'en ai presque honte. Qu'est-ce qui m'a pris de lancer tout ces mots à la tête d'un prince ?!
De l'autre coté de la reine, il y a Hydena. La grande sœur d'Eliam ne ressemble pas aux deux garçons. Elle aussi a hérité de la chevelure charbon bouclée de leur père, dans laquelle repose un délicat diadème d'argent, mais ses yeux froids sont aussi noirs que ceux de sa mère.
Son regard est redoutable, et c'est sur moi qu'il est tout entier porté. Imposante dans sa robe violette, la princesse a de quoi m'effrayer.
C'est ce qu'elle cherche sans doute. Après tout, j'ai frappé son petit frère...
J'ai eu de la chance de tomber sur Eliam, songé-je en voyant sa famille. Un autre membre de la royauté et la compétition aurait été bien morne.
— Après trois jours de travail acharné, nous sommes parvenu à produire une oeuvre digne de vous être présentée, relate Juliette en dansant sur ses longues jambes.
Tous les spectateurs se tournent vers elle. Elle tient bon, soutenant la pression avec détermination. C'est admirable. Pour ma part, je dois échanger un regard avec Corentin pour me redonner du courage.
Le garçon me sourit faiblement, lui aussi a peur. Alors je hausse les épaules pour nous rassurer tous deux.
De toute façon, c'est trop tard pour reculer.
— Nous avons mélangé éléments naturels, techniques, métaux, peinture et lumière, poursuit passionnément l'artiste. Tout ça pour donner...
Elle a la main sur le voile. Les dés sont jettés.
Je serre les dents et lève les yeux sur la tribune royale, décidée à accuser les jugements sans broncher. Un peu de courage Gabrielle !
Cette fois, Athelios me regarde. Son expression est neutre, elle ne le restera pas bien longtemps. Ça m'arrache un sourire : j'ai hâte de voir la tête qu'il va faire !
Lui qui me comparait à son frère, il devrait savoir se méfier de mon sourire.
— ... le Voile de la nuit ! termine triomphalement Juliette en tirant la bâche.
Notre oeuvre se révèle au grande jour.
Elle déclenche des étincelles !
La reine écarquille les sourcils quand le roi et ses enfants les froncent. Les deux conseillers s'étouffent, seuls les artistes restent neutres pour juger l'oeuvre.
Des murmures agitent la foule de noble privilégiés qui assistent au spectacle, sur le même ton que l'étonnement et la colère de la famille royale.
Et pour cause : après le doré du Jour et de l'Aurore, voici le noir de la Nuit !
Notre sculpture repose sur un jeu de couleurs, ou plutôt d'absence de couleur. Elle se compose d'une lune et d'étoiles ouvragées, teintés de noir et d'argent pour absorber la lumière.
Oh oui, sur cette estrade d'honneur, face aux Jours et aux Aurores, nous avons ramené la nuit.
ღ ღ ღ
— Très subtile...
Je me retourne pour faire face à l'homme qui a parlé, prête à faire face à un des nombreux visiteurs qui ont été conviés au Palais pour l'exposition. Mais mon interlocuteur n'est pas vraiment de cette trempe.
— Tout réside dans l'idée, votre Altesse, je réponds savamment en faisant mine de contempler mon oeuvre.
Il ricane, un regard en biais de ma part m'informe qu'il ressert sa prise sur le pied de son verre.
— On peut dire que avez su affirmer la votre, remarque-t-il d'une voix profonde. Dois-je y voir une alerte ?
Je souris, crispée, en comprenant à quoi il veut en venir.
— Ça n'a rien à voir avec l'affaire qui nous concerne, si c'est ce que vous imaginez, déclaré-je en haussant les épaules.
Je range une mèche de cheveux derrière mon oreille, constant que mes mains tremblent malgré-moi. Je refuse que Juliette et Corentin soient entraînés dans cette histoire.
Le prince rit encore, les yeux rivés sur la sculpture.
— Mes coéquipiers ont simplement voulu mettre un peu d'eux-même dans leur travail, poursuis-je tranquillement. Il ne faut pas vous en étonner. Après tout, le groupe de votre frère a eu la même idée.
Et un sourire provocateur vient se dessiner sur mon visage.
— Toute chose n'est pas bonne à revendiquer, remarque Athelios en jouant avec le vin dans son verre.
C'est vrai, je lui accorde que la Nuit et le Crépuscule ne sont pas les plus belles castes à représenter. Ces sujets sont tabous, mais c'est amusant de provoquer.
Et puis notre oeuvre est belle. Faire quelque chose de rouge et d'orange pour l'Aurore et le Jour, c'est simple. Faire quelque chose mêlant le jaune et noir pour le Crépuscule et la Nuit, c'est une autre paire de manche !
Le sabotage d'Adama nous a aidé à vrai dire. La sculpture était entièrement noire à l'origine, mais Juliette a été obligée de masquer la tâche rouge coulée sur le haut de la lune par un mélange jaune-orangé fondu de noir. La nuit qui dévore le jour, un message encore plus symbolique.
— Toute chose le mérite, pourtant, déclaré-je en souriant. Nous ne devrions pas avoir à nous cacher. Ce n'est d'ailleurs pas vous qui comptiez vous appuyer sur ma condition il y a quelques jours ?
Le prince carre les épaules. Décidément, je lui mène la vie dure.
— Vous êtes revenus sur vos choix ? le cherché-je en inclinant la tête. Vous savez, je le comprendrais. Nous sommes si inc...
Mais je suis interrompu par un éclat de rire dans notre dos.
— Eh bien, je vais me vexer ! braille la voix amusée. À vous voir traîner aussi longtemps devant leur oeuvre, je vais commencer à croire que vous la préférez à la mienne, mon frère !
Je ravale ma salive en me retournant, détaillant Eliam s'avancer d'une démarche fluide vers nous.
C'est le seul à pouvoir approcher le prince héritier sans être accosté par les gardes qui veillent, semble-t-il. Le seul aussi à être capable de le faire soupirer aussi fort.
— La tienne est gâchée, Eliam, le sermonne-t-il en se retournant patiemment.
Sa voix est blasée, ce qui ne l'empêche pas d'être lourde de reproches.
Son frère fait tâche dans sa famille, je comprends qu'il a ça en horreur. Oh, mais que dirait-il si il savait que c'est Eliam lui-même qui est à l'origine du sabotage ?
— Roh, juste une petite tâche, ricane le cadet en haussant les épaules. Je vous accorde cependant que notre noir est moins beau que le leur.
Le garçon s'arrête, plus proche de moi que de son frère. Il tient lâchement un verre à la main, adoptant une posture voûtée de nonchalance. Il veut paraître détendu... mais ce serait ignorer les plissements de sa peau autour de son sourire crispé et le déplacement rapide de ses pupilles.
Il est sous tension.
— J'étais sûr qu'on aurait dû mettre moins de doré sur les côté, poursuit-il en se tenant le front, feignant la concentration. Mais c'est qu'il y tenaient à leurs stupides couleurs !
Je ne peux réprimer un sourire, qui s'agrandit quand Athelios foudroie son frère du regard.
— Arrête de faire l'imbécile, assène-t-il.
Et je devine que cette phrase, il doit la lui répéter souvent.
— Quant à vous, poursuit l'héritier en tournant ses yeux bleu sur moi, sachez que votre position ne change pas. Mais elle ne suffira pas à vous préserver si vous n'arrivez pas à vous faire un peu plus discrète.
Puis il prend congé. Nous restons à le regarder s'éloigner, moi énervée et son frère interloqué par ses paroles.
Le garçon tourne la tête vers moi, en quête d'explication, mais la colère qui doit brûler dans mon regard suffit à lui faire réprimer ses questions.
— De rien, déclare-t-il finalement en se décalant de quelques pas.
Je perds Athelios du regard et arrondis les sourcils, perplexe.
— Pourquoi ?
— Pour avoir chassé mon frère, explique-t-il avec un geste vague dans sa direction. T'inquiète pas, c'est toujours un plaisir !
Son sourire est éclatant.
C'est qu'il aime le mettre en rogne, compris-je avec amusement. Comme tous les membres de sa famille je suppose.
Vraiment, c'est étrange qu'il soit comme ça ce petit prince rebelle.
— Je pouvais me débrouiller seule, affirmé-je dignement en levant le menton.
— Ça je ne crois pas ! me contredit Eliam. Il est coriace, des années d'entraînement à supporter le pire des casse-pied !
Et son regard se voile pour continuer :
— Ne fais pas attention à ses menaces, me confie-t-il à voix basse. Il ne peut rien faire contre votre sculpture...
Puis il bombe le torse, contemplant la statue qui avale la lumière du soleil couchant.
Alors il se doutait que son frère me menaçait, c'est pour ça qu'il s'est incrusté dans la conversation ?
Je ne peux que lui être reconnaissante, mais quel étrange allié fait-il.
—... qui est très belle d'ailleurs ! rajoute-il en haussant le ton. Ma famille n'est peut-être pas sensible aux messages des artistes tourmentés, mais moi si !
Je ne peux m'empêcher de sourire. Il met un tel entrain dans des paroles si ridicules.
— Ce qui m'ennuie, poursuit-il en se prenant le menton dans les mains, c'est que je pensais que le noir était réservé à notre oeuvre.
Mon sourire se crispe, ce qui le fait ricaner.
— Maintenant, on va me prendre pour un copieur ! tanne-t-il en rigolant.
Personne ne le prendra jamais pour un copieur.
— Pourquoi tu as fait ça ?
J'ai parlé d'un ton désintéressé, ce qui lui fait tout à fait comprendre à quel point la question m'est importante.
— Parce que c'était une bonne idée, se contente-t-il de répondre en fuyant mon regard.
Il fait quelques pas vers le Palais, je ne peux m'empêcher de le rappeler.
— Eliam ?
Il se retourne raidement et, l'espace d'un instant, j'ai peur d'être allée trop loin. Notre trêve n'est pas encore assez solide pour que je le rappelle ?
Il balaye mes doutes en m'adressant un énième sourire.
— Faut nous préparer pour le bal ! lance-t-il d'un signe de la main. J'espère te voir en robe ce soir !
Mes sourcils se froncent.
Il ne me verra pas en robe, ça c'était il y a cinq jours !
Un clin d'œil et le voilà qui s'éloigne, la démarche sautillante. Je ne peux m'empêcher de sourire en le regardant s'éloigner.
Non que ce soit pour lui !
Une idée vient de germer dans mon esprit, une faveur que je vais m'empresser de demander à Nora.
Le prince m'a dit de ne pas provoquer ? Oh, je ne crois pas qu'il parlait des autres participants...
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