33~ Trouver un équilibre

— Vous n'y arrivez toujours pas ?

Je ne me laisse pas berner. Ce n'est pas une question que prononce le prof de danse, c'est un reproche destiné à me brûler.

Mais quand je lui réponds, c'est la tête haute :

— Non, déclaré-je froidement. Je n'y arrive toujours pas.

Ses yeux perçant m'inspectent de bas en haut, aussi aiguisés que des lames. Je m'en fiche, je ne bronche pas.
J'ai été traînée dans la boue toute la semaine dernière. J'ai affronté le mépris des candidats, les menaces acides d'un Bavatelien et les accords douteux du prince héritier. Il en faudra plus de sa part pour me décourager.

— Que faites-vous ici si vous ne voulez pas fournir d'efforts ? demande-t-il finalement.

Je vois Elya et Hyacinthe pouffer derrière lui, entre leurs pirouettes. Je n'hausse même pas un sourcil, si il fallait vraiment que je m'attarde sur toutes leurs moqueries...
Non, j'affronte plutôt le regard de Kav. Cette fois, il ne m'impressionne plus.

— Je suis ici pour me changer les idées, par pour m'inventer d'autres problèmes.

Le maître plisse les lèvres, contrarié de me voir répondre. Puis il soupire avant de murmurer, de sorte à ce que je sois la seule à l'entendre :

— L'entraînement n'est pas censé créer des problèmes, il les fait oublier. C'est bon de penser à autre chose quelques fois... Et puis vous me sembliez plus combative ! finit-il plus fortement en levant le menton.

Je reste bloquée sur ses premières paroles.
C'était un message personnel ?

— La combativité a des limites, répondis-je cependant en l'imitant. Je connais les miennes, il me semble que c'est une force.

— Ce n'est pas en pensant ainsi que vous les dépasserez.

— Peut-être, mais j'éviterai de me ramasser au moins.

— En danse comme dans la vie, vous devriez apprendre que l'échec n'a pas que de mauvais aspects, partage le danseur avant de se reprendre, le regard à nouveau glaçant : Poursuivez vos exercices, j'espère que cette jambe montera un peu plus haut que la semaine dernière.

Et je m'incline, m'appliquant à lui obéir tout en restant songeuse. Ses conseils m'ont l'air de bon goût, devrais-je m'y intéresser plus sérieusement ?

Kav me rappelle à la fin du cours.

— Vous vous êtes plus appliquée aujourd'hui, remarque-t-il, presque sur le ton du reproche.

Je fronce les sourcils.

— Peut-être ? répondis-je, pas vraiment persuadée.

Il hoche la tête, les bras croisés contre son torse.

— Vous ne devriez pas considérer la danse comme une contrainte, déclare-t-il après un temps. Le sport doit être utilisé pour se vider l'esprit, c'est d'autant plus vrai ici. Tant que vous ne serez en paix avec vous-même, vous ne pourrez pas utiliser vos pleines capacités.

Je le dévisage prudemment, interloquée par ses conseils.

— Pourquoi vous me dites ça ?

Il sourit. Glacialement, mais c'est un sourire.

— J'essaie de vous faire adhérer à ma cause, Gabrielle, explique-t-il en détachant son regard. Vous êtes bien une des premières élève à ne pas vouloir prendre mon enseignement au sérieux.

Je ne peux réprimer un ricanement amère.

— On m'a déjà dit que j'étais différente, remarqué-je en repensant aux mots de Nora. Que j'étais casse-pied aussi. C'est pas contre vous vous savez, je ne considère juste pas que la danse est importante pour la compétition.

Il hausse les épaules.

— C'est ce que j'essaie de vous faire comprendre, argumente-t-il. Je me doute que la pression qui s'exerce sur vous comme sur les autres candidats est pesante. Vous avez besoin de garder un équilibre, c'est pour ça que ces temps de loisirs ont été instaurés.

La pression, c'est sûre qu'elle m'écrase. Devant cette explication, je peux presque en arriver à penser que ces cours sont une bonne idée.

— Il y a d'autres choses que je préfère à la danse pour me changer les idées, assuré-je cependant.

— Et quelles sont-elles ?

J'hésite avant de répondre, à moitié sûre de ce que je veux dire.

— Le tir, finis-je par affirmer.

— Et vous êtes allée tirer la semaine dernière ?

Je reste interdite.
Non, je ne suis pas allée tirer. Et ma semaine a été moisie. Je ne veux pas y voir de lien, mais il y en a peut-être un au fond...

Mon silence suffit à répondre à Kav qui conseille encore :

— Veillez à vous changer les idées si vous voulez rester dans la compétition, Gabrielle. Si ce n'est pas pour votre classement, c'est au moins pour votre santé mentale.

J'acquiesce vaguement.
Songeuse, je finis par quitter la salle de danse, non sans lancer un dernier regard à l'entraîneur qui a déjà tourné la tête.

Curieux cet échange. 

... mais je crois que je vais suivre son conseil.

ღ ღ ღ

L'arme dans la main, le vent caresse mes cheveux démêlés et les étale devant mes yeux. Je les range derrière mon oreille sans perdre un instant la cible de vue.

Les souvenirs me reviennent comme des caresses. Je serre mon pouce sur le pommeau du poignard, prends une profonde inspiration et tire, donnant à ce geste toute la puissance dont je suis capable.

L'arme fend l'air, de ce sifflement habituelle qui sait me faire sourire, et finit par se fracasser en plein centre de la cible en bois. Elle se fendille sous le choc, le craquement résonne dans tout le terrain vague. C'est un de ces crépitements qui rendent les silences bruyants. 

Je lance un deuxième poignard qui vient s'écraser à coté du premier dans le même bruit sourd, puis je décide de garder le troisième en main, détaillant un instant sa lame aiguisée. La lumière orangée des lampes du stand vacille sur sa surface lisse, on la dirait couverte de flammes. 

Voir mon reflet difforme sur le métal me rappelle le temps où ma vie ne dépendait que de mon adresse au tir. Le temps où je pouvais fuir, le temps où je n'avais qu'à m'assurer de bien viser pour atteindre ma cible au lieu de vainement la rechercher. Je savais quoi faire, d'autres vies ne dépendaient pas de moi.
Elle était belle, cette époque là...

Retrouver ces sensations me fait du bien. Je comprends ce que Kav voulait dire tout à l'heure, quant à l'importance de se changer les idées. Je ne me suis pas sentie aussi claire depuis un moment.

— Patrina ? appelé-je sans prendre la peine de lever les yeux de la lame.

Je sais qu'elle est là, elle est toujours là.

— Pourrais-tu éviter de parler de cet... entraînement dans ton prochain article ?

Je me tourne vers elle, pour ne trouver que son visage couvert de sa large frange noire déserté de la moindre émotion. Poignard en main, je la dévisage un moment en attentant une réponse. Ce qu'elle finit par me donner d'un hochement de tête.

— Vos escapades nocturnes ne seront pas mentionnées, déclare-t-elle en rangeant son carnet. Ni vos entrevues qui sortent de l'ordinaire, je tiens à vous présenter comme une candidate comme les autres.

— Merci, lui dis-je, accordant un total crédit à ses paroles.

Et je la dévisage encore un instant avant d'aller ranger les poignards, puis m'engage sur l'allée pour rentrer au Palais.
La photographe reste dans mon ombre, murée dans son éternel silence. Je ne peux toujours pas m'empêcher de me demander à quoi elle pense derrière son masque fermé.

— Tu dois te poser des questions, observé-je pour tenter de la sortir de son mutisme.

Elle n'esquisse pas un mouvement.

— Je n'ai pas à m'intéresser à vos histoires, finit-elle par déclarer. Je sais que vous n'êtes pas une candidate comme les autres, j'avoue que je ne comprends pas tout à fait ce que cela implique mais je ne me permettrai pas de vous poser de questions, mademoiselle.

Ah ouai, c'est ça qu'elle pense ? On dirait presque qu'on n'évolue pas dans le même monde.

— Qui te contraint à ça ?

— Ce sont les règles du métier, m'informe-t-elle sans la moindre émotion. Secret professionnel, nous nous devons de garder le silence sur les affaires qui ne nous concernent pas.

Je fronce les sourcils en baissant les yeux, regardant songeusement mes pieds s'écraser sur les graviers du chemin. Les lumières s'allument au fur et à mesure que nous nous rapprochons du Palais, ce qui ne nous empêche pas de rester plongées dans la pénombre.

— Je ne dois de ne rien te dire non plus, je suppose, songé-je à vois haute, sans réellement attendre de confirmation.

Et la photographe ne m'en donne pas.

— Je dois dire que tu m'impressionne, reconnais-je en inclinant la tête. Refouler sa curiosité comme ça...

— Je ne la refoule pas, confie-t-elle de son ton éternellement morne. Ce n'est pas parce que je n'ai rien le droit de dire que je n'ai pas le droit d'écouter.

Et cette fois, la photographe s'accapare toute mon attention. Que sait-elle au juste, cette femme aux grosses lunettes ?

Je me concentre sur elle, tant et si bien que je ne remarque pas que nous ne sommes plus seules devant l'entée du Palais. Et pour la peine, je percute un corps de plein fouet.

Je me dégage rapidement, les muscles tendus et les poings serrés, avant de rester muette de stupéfaction quand mon regard tombe dans des yeux bleus.

Ses pupilles se baissent, elles me fuient.

— Excusez-moi, marmonne Eliam en me contournant.

Je tourne la tête à son passage, regardant sa silhouette élancée s'enfoncer dans la forêt devant son domestique à la lueur d'une lampe torche. 
Il va encore se balader en pleine nuit, c'est à la fois suspect et dangereux avec cette histoire d'assassin. Mais ce n'est pas sur ça que je m'arrête.

Il me vouvoie maintenant ?!

Mon regard abasourdie retombe sur Patrina qui baisse les yeux, elle qui n'a rien manqué du spectacle.

Décidément, cette femme est une redoutable espionne.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top