32~ Le projet

— Bienvenu à l'atelier ! s'exclame une voix rêche suivie par des bruits de ferraille.

Une femme sort bientôt du bazar accumulé dans un coin du hangar pour nous faire face. Son visage est tout à fait difforme de mon point de vu, déformé par un bocal à la couleur verdâtre. J'aperçois par contre son corps musclé entre les étagères en métal. Elle est bronzée, couverte de vêtements amples usés, brûlés et tâchés d'huile ainsi que de peinture. 

La femme se décale pour nous dévisager un à un, ce qui me permet de mieux voir son visage pour le moins atypique.
Une cicatrice couvre sa mâchoire à gauche, une autre monte jusqu'à son œil droit. Sa peau chocolat met en relief ses grosses croûtes ainsi que des brûlures sur ses joues. Ses yeux bruns sont brillants et de longues tresses noires à moitié peintes glissent le long de ses épaules fortes. 

Je la regarde avec intérêt, son sourire franc est contagieux. Mais cette femme m'évoque plus un mécano fou qu'une artiste renommée.

— Bonjour à vous, lance-t-elle de sa voix rugueuse en laissant s'agrandir son sourire. Je suis Umarida Holydu, mais vous m'appellerez Uma pour les quatre jours qu'on aura à passer ensemble. 

Je lève les sourcils, de plus en plus impressionnée par cette femme affirmée.
Sans cesser de mâchouiller une espèce de tige métallique, l'artiste s'essuie les mains sur son tablier avant de nous faire signe d'avancer.

— Je vous en pris, je ne mords pas encore les jeunes, fait-elle moqueusement.

Et elle attend de nous avoir tous bien à l'écoute pour continuer.

— Cette manche sera entièrement consacrée au projet que vous aurez à présenter lors de l'exposition qui aura lieu juste avant le bal hebdomadaire, explique-t-elle. Vous devrez composer une œuvre d'art à la sueur de votre front pour vous attirer les faveurs du jury. Il sera composé des deux précédants gagnants du Best's Game encore en place au conseil, de la famille royale, de quelques artistes sélectionnés dans le pays et de moi-même. Oh, vous n'avez pas besoin de vous mettre la pression pour autant ! ricane-t-elle devant nos mines angoissés. Nous ne nous attendons pas à ce que vous produisiez des chefs d'œuvre, vous seriez à ma place sinon ! Sachez juste que votre implication sera déterminante pour poursuivre la compétition.

Une multitude de pensées me traversent alors l'esprit. Je récapitule les consignes dans ma tête en évaluant mes chances.

Je ne suis pas vraiment manuelle mais je suis habile, contrairement à de nombreux participants qui n'ont jamais rien dû faire de leurs deux mains. Je pense donc que je passerais cette épreuve sans trop de difficultés.
Et puis si la famille royale est dans le jury, une bonne place devrait m'être décernée. Je dois pouvoir compter sur leur soutient maintenant que je suis leur candidate.

— Rassurez-vous, vous ne serez pas seuls ! poursuit joyeusement l'artiste. Vous vous partagerez en quatre équipes : trois équipes de trois et une de quatre que je vous laisse faire dès à présent !

Je mets un instant avant de réagir. Et en quelques secondes, me voilà pressée entre Corentin et Juliette.
Leur assurance est contagieuse, ils restent fermes dans la marée de voix qui commencent à affluer autour de nous et je m'efforce de l'être autant.
Je suis contente de les avoir. Un ouvrier et une peintre, je n'aurais pas pu trouver une meilleur équipe seule !

— Bien, je veux vos noms maintenant, déclare Uma en sortant un papier à moitié déchiré de sa pocher et en tirant son stylo d'au dessus de son oreille après nous avoir laissé le temps de nous organiser. Premier groupe ?

— Adama, Eliam, Anthony et Dorian, énumère le dernier garde en se tenant bien droit.

Ils seront redoutables ces quatre-là, d'autant plus que le prince sera jugé par sa propre famille. C'est autorisé ça d'ailleurs ? Quoique je suis plutôt mal placée pour parler de favoritisme...

— Bien bien, marmonne Uma en le notant avant de se tourner vers le second groupe.

— Louise, Martin et Capucine, dicte soigneusement la Crépuscule.

— Juliette, Gabrielle et Corentin, présente le garçon quand vient notre tour.

— Elya, Henry-Louis et Hyacinthe, finit la jeune fille avec un sourire en direction du groupe de quatre.

Si ils auraient pu former un groupe de six, aucun doute que les deux filles se seraient ruées dans celui du prince et d'Adama. Manque de bol, les voilà avec Henry-Louis. Et elles ne cachent pas leur répulsion.
Le pauvre mec...

— Ça c'est fait, check enfin Uma comme si elle rayait la tâche sur une liste imaginaire. Le thème de la semaine sur lequel vous devrez composer sera la nature, ajoute-t-elle. Vous pouvez utiliser tous les matériaux dont vous avez besoin, faites preuve d'imagination pour nous montrer le meilleur de vos capacités !

C'est un thème comme un autre, songé-je dans un haussement d'épaules. Je ne doute pas qu'on puisse faire quelque chose de bien. Quelque chose d'excellent même, vu que c'est ce qu'on attend de nous. Avec Juliette, nous avons un avantage considérable.

— Vous avez le hangar pour vous, je vous laisse vous installer, termine Uma en se frottant les mains. Si vous avez besoin d'aide, je suis à votre disposition !

Puis elle repart dans son coin pour continuer son bricolage, nous laissant nous débrouiller seuls.
Le groupe d'Eliam se détache le premier, nous les imitons bientôt.

— Une idée ? s'enquiert Corentin en posant les mains sur la table autour de laquelle nous venons de nous établir.

Juliette ne semble pas l'écouter, elle trifouille déjà dans les étagères à proximité. Cheveux roux levés en une queue de cheval et traits froncés de concentration, je sens qu'elle réfléchit à toute allure.

— La nature, c'est vague, songé-je à voix haute.

Je secoue la tête, les yeux rivés sur l'artiste qui déambule entre les étagères en métal.

— C'est vrai... remarque Corentin d'une voix absente, suivant lui aussi des yeux notre coéquipière.

— Ok, il y a de quoi faire, décrète finalement celle-ci en revenant vers nous.

Elle affiche une mine farouche, comptant bien donner tout ce qu'elle a. C'est une question d'honneur pour elle, c'est une artiste de profession après tout. Et c'est pour ça que je peut totalement me reposer sur elle !

— Qu'est-ce que tu nous propose ? m'enquis-je.

— J'aurais tendance à vouloir faire de la peinture, partage-t-elle en portant une main à son menton. Mais ce serait trop simple, il nous faut quelque chose de plus recherché. Et puis quelque chose qui vous fasse participer aussi.

— Oh tu sais, si tu te débrouillerais mieux sans nous... fais-je remarquer en haussant les épaules.

Je n'ai pas envie de la déranger dans sa composition.

— Non, c'est un travail de groupe, me contredit-elle. Et puis si tu crois que je vais me priver d'utiliser vos compétences, tu te fourre le doigt dans l'œil !

Son regard va des bras musclés de Corentin à mes mains tenues l'une dans l'autre. Elle a raison, nous avons des capacités à offrir nous aussi.

— Et par rapport au thème, tu as une idée ? demande la garçon.

— Un peu, mais vagues... marmonne la rousse.

Elle tire une large feuille blanche d'entre deux étagères et l'étale sur la table, puis s'empare d'un crayon pour y dessiner des formes amples.

— On pourrait jouer avec des couleurs, il y a plein de belles couleurs dans la nature, proposé-je.

Et puis c'est une peintre, elle saura se débrouiller avec ça.

Je regarde ses doigts experts faire courir un crayon à papier rongé sur la feuille, traçant de longues et élégantes lignes noires. Elle dessine plus pour s'occuper les mains qu'autre chose, perdue dans ses pensées. Mais je ne peux tout de même m'empêcher d'imaginer une palette de couleurs se déverser sur la feuille pour habiller ses traits.
Aucun doute, nous avons toutes nos chances avec elle.

— Tu as raison, approuve Corentin en hochant la tête.

Mais ça ne semble pas satisfaire Juliette qui interrompt son gribouillage pour se taper la lèvre inférieur avec le crayon.

— C'est vrai... marmonne-t-elle vaguement. Mais il faut aussi quelque chose qui nous représente, quelque chose de personnel. Je refuse de faire une œuvre d'art sans caractère !

Et je ne m'étonne pas de la façon dont elle voit les choses. Juliette est une artiste engagée, son art n'est pas voué à rester muet. Et si ça peut déranger Corentin, toujours droit dans ses bottes, ça m'intéresse, moi.

— Il faudra utiliser du métal, songe l'artiste. On pourrait faire une sculpture peinte...

— Oui, peindre quelque chose pour lui donner vie ! s'enthousiasme Corentin.

— Et puis on pourrait jouer avec la lumière aussi, m'impliqué-je. 

Leur concentration me contamine, je prends le projet à cœur maintenant. Me voilà obligée d'y apporter ma contribution.

Juliette interrompt son mouvement. Figée, elle regarde un instant dans le vague avant de sourire largement.

— Mais oui, c'est une excellente idée, approuve-t-elle goulûment.

Elle lève les yeux et nous dévisage tous les deux, les prunelles enflammés par l'inspiration.

 — La couleur, c'est trop commun, déclare-t-elle d'un geste de la main. Pour nous démarquer, nous allons utiliser la lumière ! Ou plutôt son absence...

Et le regard insistant qu'elle nous porte me fait soudain comprendre ce qu'elle envisage. 

C'est risqué, c'est provocateur, mais ça promet d'être réussi. 

J'approuve totalement !

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top