28~ La danse

Les couloirs défilent autour de moi.
J'en ai à peine conscience, je ne décroche pas les yeux du sol. Mes mains sont rouges, mes joues sont brûlantes. Et rien, des domestiques que je bouscules aux voix qui m'appellent au loin, ne me fait le moindre effet.

Je regagne ma chambre en me laissant guider plus par l'automatisme que par mes sens, m'y enferme et m'effondre sur le parquet. Je porte mes mains sales sur mes yeux pour les essuyer, je ne réussis qu'à étaler un peu plus de teinture sur mes joues. La gorge brûlante, je m'oblige encore involontairement à ne pas pleurer.

Je serre les poings, le souffle court. Voûtée, les yeux rivés sur le parquet ciré qui me renvoie une vague image de moi-même, c'est dans mon intérieur que je m'isole.
Les doutes retombent en masse sur mes épaules. Mes sourcils se froncent et mes larmes commencent à couler, sous le poids de ma détresse.

Je n'aurais pas dû, je n'aurais jamais dû venir ici. Pour qui me prenais-je ? Qui étais-je ? Une pauvre Nuit, une voleuse minable qui n'a jamais connu autre chose que sa petite ville et son frère. Je me suis perdue, perdue sur leur terrain. Elles sont trop fortes, je ne peux pas lutter.

Pourquoi je me suis battue ?!

Mes sanglots finissent pas s'éteindre dans ma gorge devant la fatalité. La mort dans l'âme, je regarde mes mains tâchées avec désintérêt. Du bout de ces doigts rouges jusqu'à la pointe de mes cheveux, je me sens incroyablement vide. Vide de toute détermination, vide de toute colère, vide de toute tristesse.

J'ai essayé, j'ai raté.

C'est tout.

Au moins y en aura-t-il des heureux, songé-je mélancoliquement. Adama, Louise, Capucine, Eliam, les autres participants, Mr poireau, ce foutu Bavatelien et tous les spectateurs qui vont me mettre en bas du classement. Ça fait beaucoup, beaucoup de monde. Peut-est-ce être qualifié d'altruiste de partir selon leur volonté ?

Je ne sais pas, je suis perdue. Et je suis seule, à jamais seule.

Désolée Noah. Ta sœur abandonne...

Des coups à la porte me sortent de ma léthargie. Je lève les yeux vers les fenêtres, surprise par la pénombre de la pièce. Le soleil est presque couché, il se couche vite par ici.
Le bal va commencer, remarqué-je en soupirant. Sans moi, ça vaut mieux. Du temps pour faire mes valises, voilà tout ce qu'il me reste.

Et dire qu'il y a à peine cinq jours, j'étais en bas avec les autres. Tout allait bien, si bien ! Je ne pouvais pas me douter que la semaine qui suivrait serait si épouvantables. La pire semaine de ma vie.

C'était une mauvaise aventure, y a pas à dire. Alors quand je vais ouvrir ma porte, c'est en me disant que je fais mieux de partir maintenant. Toute cette connerie a duré trop longtemps. Au moins Nora saura-t-elle me réconforter lors de cette dernière soirée à mon service.

... sauf que ce n'est pas Nora que je trouve devant ma porte, c'est Corentin.
Et moi qui croyais avoir réussi à me calmer, avoir fait la paix avec l'idée de partir, me voilà toute déboussolée.
Mes mains tremblent, je m'en rends à peine compte. Oh non, je faiblis encore.

- Corentin, soufflé-je, tétanisée par l'émotion.

Ma voix est frêle, c'est bien minable. Mais dans ses beaux habits, tout prêt pour le splendide bal de ce soir, Corentin a de quoi intimider seul dans le couloir.

- Qu'est-ce que tu fais là ? me rembrunis-je.

- Je voulais te voir, répond-t-il d'un sourire fade. Je peux entrer ?

Je garde le silence, ne tenant pas à me donner encore plus de regrets à partir. Et je me mords la lèvre en contemplant cette bataille intérieur qui m'agite, entre volonté de me protéger et curiosité de voir ce que me veut le garçon. En une semaine, me voilà devenue l'ennemie de moi-même.

Je soupire finalement en lâchant le battant de la porte pour aller m'asseoir sur mon lit, cédant silencieusement à sa requête. De toute façon vu là où j'en suis...

- Pourquoi tu n'es pas venue au bal ? demande-t-il en avançant dans la chambre, sans totalement refermer la porte.

Je fronce les sourcils. Mes yeux courent sur l'ouverture avant de se reporter sur le garçon qui danse sur ses deux pieds, mal à l'aise. Corentin n'est pas du genre à négliger des choses, pourquoi ne ferme-t-il pas la porte ?

- Parce que je ne suis pas vraiment en état... répondis-je distraitement, laissant la fin de ma phrase en suspend.

Mon ton est méfiant, ce qui n'affecte pas le moins du monde le garçon.

- Ah oui ?

Et je reporte entièrement mon attention à lui, vexée de sa réaction.

- Ça se voit pourtant, non ? fais-je doucereusement en désignant ma tenue de mes mains encore rouges de teinture.

Corentin me dévisage avant de se mordre les lèvres, partagé entre de trop nombreuses émotions pour que je puisse croire que son attitude est naturelle.
Il est stressé, et je ne sais pas pourquoi.

- Je ne vois pas de quoi tu parle, finit-il par déclarer en s'approchant de quelques pas.

Je le regarde sceptiquement, les mains encore poisseuses. C'est moi ou il me prend pour une idiote ?

- Eh bien, j'ai eu un léger problème de teinture... maugréé-je aigrement.

- Ah oui, se décide-t-il enfin à comprendre. C'est dommage, elle te va pourtant bien cette robes, regrette-t-il en s'asseyant à coté de moi sur le lit.

Je frissonne, de plus en plus déboussolée. Ses yeux doux, ses mains près des miennes sur les draps... qu'est ce qu'il cherche au juste ?

- Corentin, pourquoi tu n'es pas au bal, toi ? chuchoté-je en le regardant dans les yeux.

Et si il voit toutes les questions silencieuses que j'aimerais lui poser dans mon regard, il se garde bien de le laisser apparaître. Son visage reste lisse, trop tendu pour être lisible.

- Parce que c'est avec toi que je veux danser, répond-t-il doucement.

Et je sens mes muscles fondre quand il a l'audace de mettre sa main sur ma joue pour appuyer sa déclaration.

Il y a quelque chose qui cloche, cette impression se fait de plus en plus insistante. C'est d'ailleurs bien pour ça que je ne le renvoie pas comme j'ai renvoyé le prince il y a quelques jours.
Sa voix est trop forte, son expression n'est pas nette. Et quand je remarque le regard furtif qu'il lance à l'entrebâillement de la porte, je comprends enfin ce qu'il se passe.

Ne pas la fermer, ce n'était pas un oubli. C'était voulu.
Nos voix portent dans le couloir. Nos mots, nos réactions, tout peut être enregistré. Et c'est comme ça que Corentin veut m'aider à rester.

Oh celui-là !

- Pourquoi... ? murmuré-je en attrapant son poignet.

Et dans ce simple mot s'agglutinent toutes les questions que je dois lui poser.

Je laisse ma tête aller contre sa main, réconfortée par la sensation. Cet idiot a abandonné le bal, il condamne sa place dans la compétition pour rester avec moi.
Je ne sais toujours pas pourquoi il fait ça, pourquoi il se sacrifie pour une inconnue. Mais pour la peine, je veux bien me battre encore un peu avec lui.

- C'est à moi de te le demander, affirme-t-il en fronçant les sourcils. Tu aurais dû prendre le temps de te changer et venir au bal, on t'aurait pardonné ton retard. Pourquoi tu gaspilles tes chances comme ça ?

- Parce qu'ils ne veulent plus de moi, regretté-je en m'écartant avant de baisser les yeux.

Mes gestes sont théâtrales, ils sont pour l'objectif qui nous épie. Mais malgré ça, j'arrive à transmettre ce que je veux vraiment dire à travers mes mots.

- Je sais, et ils sont idiots, soupire-t-il en regardant ses propres mains. Ce sont des égoïstes, ils ne pensent qu'au classement. C'est toi qui devrais gagner Gabrielle, tu es bien la meilleur d'entre nous.

Quel acteur celui-là !

- Dis pas de bêtises, le sermonné-je d'un geste de la main. C'est toi le meilleur d'entre nous, Corentin.

Il sourit, un sourire bien vide.

- Ne te sacrifies pas pour moi, soufflé-je en ancrant mon regard dans le sien.

Et ces mots, je les pense franchement.

- Qu'est-ce que tu veux que je fasse d'autre ? fait-il en haussant les épaules. Si ils te virent, c'est que leur jugement est biaisé. Je ne peux pas laisser faire ça.

Sa voix reste en suspend. Il prend son souffle pour dire autre chose, les yeux rivés dans les miens.

- ... et puis Gabrielle, c'est avec toi que je veux la faire cette compétition.

Ses paroles raisonnent en moi, elles sont d'une sincérité désarmante.

Je ne peux rien y répondre.

- Je ne rigolais pas tout à l'heure, déclare-t-il après un temps en se levant pour me tendre la main. C'est avec toi que je ferai ce bal, alors si tu veux bien m'accorder cette danse...

Je sonde ses yeux, son sourire, puis porte le regard sur sa main caleuse ouverte devant moi. Et je décide de la saisir en hochant la tête, je décide de me laisser aller.

Si c'est ma dernière soirée ici, autant que j'en profite à fond.

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