22~ Une bonne dose de courage
Je serre machinalement les poings en avançant dans la salle à manger, ne sachant exactement quelle attitude adopter.
Dois-je être discrète ? Lever le menton ? Faire comme si de rien était ? Me voilà qui doute déjà.
Je remarque cependant bien vite que je ne peux pas jouer la troisième option. Les participants me dévisagent sur mon passage quand d'autres détournent obstinément la tête, tout a changé.
Eux n'ont pas lu le bel article que Patrina a rédigé sur moi dans le journal. Non, eux ont juste vu la baffe. Et ils me le font bien sentir, on ne frappe pas un prince sans conséquences.
— Bonjour Ielle, lance Corentin en me voyant arriver avec mon plateau.
Je hoche la tête dans sa direction tout en examinant attentivement son visage.
Il sourit, moins franchement que les autres jours. Ses yeux bruns sont plus ternes, ses fossettes effacées. Pour que Corentin s'inquiète comme ça, je suis mal partie.
— Ielle ! s'exclame Capucine en se retournant vivement.
Elle m'attendait, ce qui est encore moins bon pour moi. Le tour de la table que j'entame pour m'asseoir à coté de Corentin lui dévisse le cou, elle ne me lâche pas une seconde de son regard flamboyant. Je sens qu'elle bouillonne intérieurement, depuis hier elle n'a qu'envie de m'engueuler.
Quant à Louise, elle garde ses yeux bleus rivés sur son repas. Elle se désintéresse souvent de beaucoup de chose mais là, son attitude est plus froide que neutre. Oh, je n'aime pas non plus ça...
— Tu vas m'expliquer ce qu'il s'est passé ! gronde la futur maîtresse aux joues rouges, prenant visiblement sur elle pour ne pas parler plus fort.
— Je ne peux pas vraiment t'éclairer... maugré-je en buvant un gorgée de jus d'orange.
— Tu as...
Et elle est coupée par Louise qui ne lève même pas les yeux pour parler.
— Elle a beaucoup bu, fait-elle d'une voix neutre. L'alcool fait des ravages, ça finit souvent mal.
Eh bien... c'est vrai.
Mais ça veut dire que je passe pour une alcoolo maintenant.
— Elle a frappé le prince ! s'insurge Capucine en lâchant ses couverts de dépit.
— Il l'a cherché, me défend Corentin.
Ce qui lui vaut une œillade surprise de ma part.
— Elle l'a cherché aussi, renchérit Louise.
Alors elle a remarqué notre manège ? Et c'est normal pour elle qu'il... au vu de notre relation...
Je nous ai vraiment laissé aller trop loin ?
Oh, je ne suis décidément pas faite pour vivre avec des gens comme eux.
— La preuve que non, contre-attaque le garçon. Elle ne l'aurait pas rejeté sinon.
— Le prince ! s'insurge encore Capucine. C'est une trahison !
— C'est surtout stupide.
— Non, c'est légitime.
— C'est passé ! décrété-je en posant les mains sur mes tempes pour calmer ma migraine.
Ma voix n'est pas spécialement forte, mais les trois s'arrêtent aussitôt.
— Tu as raison, ce qui est fait est fait... finit par relativiser Corentin. Alors comme tu l'as si bien dit il y a quelques jours, ça ne sert plus à rien de regretter.
— Mais enfin... bouillonne Capucine.
Et Louise retourne à son silence, n'acceptant pas le moins du monde cette idée.
Agacée, je finis par lancer le journal que m'a apporté Patrina au centre de la table.
— Pensez ce que vous voulez, marmonné-je en prenant un bout de pain sur mon plateau avant de mordre dedans. Quoiqu'il en soit, je reste au moins jusqu'à ce soir.
Puis je me lève et traverse résolument la salle à manger. La tête haute, sans un regard pour personne.
— Gabrielle ! m'appelle Corentin.
Il court déjà derrière moi. Oui, il me rattrape...
Mais ce n'est pas pour lui que je m'arrête en passant les portes de la salle.
C'est pour deux yeux bleus qui me dévisagent, d'une teinte plus sombre que d'habitude, assortis à des cheveux de corbeau mal coiffés et cette fois, aucun sourire sur ses lèvres rouges.
Dont je ne veux d'ailleurs surtout pas me rappeler le goût.
Corentin s'arrête derrière moi. Il ne dit rien, je l'oublie face au prince.
Le silence que nous échangeons pèse lourd. Ça me dérange, je décide de me détourner.
Rien ne s'effacera, songé-je sombrement. Qu'Eliam attende des excuses, qu'il attende des remords, qu'il attende que je revienne sur mes pas, je le décevrai. Je l'ai dit et redit, ce n'est pas mon genre de regretter mes erreurs.
Alors vaut mieux que je m'éloigne.
Je marche silencieusement jusqu'à la salle de classe, perdue dans mes pensées.
— Gabrielle, fait Corentin pour attirer mon attention en me rattrapant.
Je me retourne, attendant froidement de voir ce qu'il a à me dire.
Je ne devrais pas être sur la défensive avec lui, il me défend depuis ce matin. Mais mes nerfs sont à vif, je suis tendue.
— Tu as bien fait, affirme-t-il finalement.
Et si je n'arrive pas à sourire, l'intention y est.
Oh, merci Corentin.
ღ ღ ღ
Le noir apaise mes yeux, pas le bazar de pensées qui tourbillonnent sans sens dans ma tête. Les pupilles rivées sur mes mains serrées l'une dans l'autre sur mes genoux, je m'efforce de prendre de grandes bouffées d'air. Je n'arrive pas à respirer, mon cœur bat si fort dans ma poitrine que je sens ses soubresauts remonter jusque dans ma gorge.
Je ne suis pas prête à affronter le verdict. Je ne m'y suis pas préparée, je n'ai même pas vu passer la journée.
Les cours d'histoire m'ont occupée toute la matinée. J'ai essayé de me concentrer, je sais qu'ils sont importants pour la suite du jeu. Je me suis appliquée comme si je devais rester dans la course, mais je ne pouvais empêcher mes pensées de s'égarer. D'autant plus que la migraine qui m'a tenue toute la journée rendait les cours tout bonnement incompréhensibles.
Puis j'ai déjeuné avec mon groupe habituel.
L'ambiance était glacial. Même ayant lu l'article, les filles ne se sont pas rangées de mon côté. Capucine voue une admiration inconditionnelle à la famille royale et Louise s'acharne à penser que je suis en tord.
Je les dérange, toutes les deux seraient soulagées de me voir partir ce soir...
Mais curieusement, je me fiche pas mal de leur avis !
— Mesdames messieurs, bonsoir, roucoule Isira quand l'écran s'allume devant nous.
Et c'est repartit pour un tour.
J'ai l'impression qu'elle déclame son discours dans un autre monde, je flotte dans mon propre corps. L'angoisse me pèse, je n'arrive à me concentrer sur rien.
Je prends distraitement la température de la pièce.
L'ambiance est électrique. Tous s'inquiètent pour leur place, c'est comme la dernière fois. On est dans la même angoisse, à ne pas savoir si l'on va rester ou pas.
Le regard que je ne peux ensuite m'empêcher de porter à Eliam m'indique que cette fois, lui aussi est sous tension. Ses yeux sont résolument fixés sur l'écran, ses lèvres pincées et sa mâchoire crispée.
Et je me détourne brusquement de lui quand une main vient se presser contre les miennes. Je tourne la tête et plisse les yeux pour voir Juliette, ma voisine d'estrade, me sourire dans la pénombre.
Sa main sur les miennes, un soutient muet.
Je soupir, ça me fait du bien.
— Les comptes sont fait ! finit par annoncer Isira avec un grand sourire. Place au classement ! En première position : mademoiselle Adama !
Des souffles sont étouffés en travers de la pièce. Moi, je fixe les yeux sur l'écran à m'en brûler les rétines.
Ce n'est pas le prince le premier ?
— Puis monsieur Eliam, poursuit Isira. Monsieur Corentin, monsieur Anthony, mademoiselle Louise, mademoiselle Capucine, ...
L'énumération joyeuse de la présentatrice se noie dans un arrière plan indistinct. Elle est balayée par le sifflement sourd de mes oreilles.
— Mademoiselle Emmanuella, monsieur Dorian, monsieur Henry-Louis, mademoiselle Gabrielle,...
Gabrielle.
Mademoiselle Gabrielle.
Mon nom vient s'afficher à coté du chiffre dix sur l'écran.
— Mademoiselle Elya, mademoiselle Juliette,...
Seule la pression de la main de ma voisine arrive à me faire revenir à moi-même. Je laisse alors échapper un long soupir et ferme les yeux de soulagement.
Je suis sauvée.
— Monsieur Martin, mademoiselle Flora, monsieur Hector et enfin, monsieur Gaston ! finit de déclamer la présentatrice.
Les acclamations des gagnants me sortent de ma transe.
Cette fois, ce n'est pourtant pas vers eux que je décide de porter mon regard. C'est vers Hector et Gaston, tous les deux plus abasourdis l'un que l'autre.
Ils sont sous le choc. Je suis sous le choc. Qui pouvait s'attendre à ça ?
Je suis dans les dix premiers.
Je reste, je suis dans les dix premiers.
Je poursuis la course même après avoir mis une bonne baffe au prince, lui qui n'est désormais plus que deuxième dans le classement.
Oh, je suis dans les dix premiers !
Mes paupières papillonnent, la réalité s'imprime peu à peu dans mon esprit au rythme du monologue de la présentatrice.
Je regarde Capucine, Louise, le classement, Corentin, Eliam, Juliette, encore le classement... sans arriver à voir personne.
Je reste. Malgré tout, je reste.
— Et que le meilleur gagne !
La télé s'éteint, les corps se brassent, les gens s'agitent, les sourires fusent.
Et moi, je reste plantée là.
Gabrielle poursuit sa course, encore dix jours à tenir.
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