21~ Quelle courge !

Je ne sais pas ce qui est le pire.

Ma vision brouillée par l'alcool et la lumière qui m'empêche d'assimiler les détails,

Le silence soudain de la salle,

La posture voutée d'Eliam, une main sur sa joue qui doit sans doute être rouge pivoine,

Son regard sur moi, ses yeux écarquillés,

Ou le gouffre profond qui s'ouvre sous mes pieds.

Le fait que ce soit un prince, 
Le fait que je sois une Nuit,
Ce que je viens de lui faire,
Ou ce que lui vient de me faire.

Mais quoi que ce soit, je ne prends pas la peine de réfléchir.
Je ne peux plus réfléchir.

Alors je pars en courant. 

Je traverse la salle, pousse les portes, zigzag dans les couloirs à ne plus en sentir mes pieds.
Je fuis, il n'y a plus que ça qui compte.

J'ouvre la porte de ma chambre, la ferme dans un claquement sourd, fait tourner le verrou et vais m'enfoncer dans le lit. Je reste là, la tête perdue dans les draps sans plus penser à rien.
Je ne suis plus capable de penser, je suis juste totalement décomposée, déboussolée, désabusée...

— Ielle ! crie une voix féminine dans le couloir.

Et c'est à ce moment que je me rends compte que le bourdonnement sourd qui me perturbe ne vient pas de ma tête mais bien de la porte qui croule sous les coups.

— Ielle ! Qu'est-ce qu'il s'est passé ! braille cette voix dont je ne retrouve pas le nom.

Non, je la connais pourtant. Qu'est-ce qui m'arrive ? Concentration, je dois m'en souvenir...
Je tourne la tête de droite à gauche pour m'éclaircir les idées.
Capucine, elle s'appelle Capucine.

— Ielle !! crie-t-elle encore.

Les coups pleuvent, pleuvent, puis finissent par se tarir avant de s'éteindre totalement. Elle doit avoir lâché l'affaire, elle doit l'avoir lâchée...

— Gabrielle ? demande alors une voix posée.

Ces mots percent l'hébétement dans lequel je flotte. Oh lui, même sans mon tique je peux le reconnaître.
C'est Corentin.

Je me rapproche de la porte, pose une main sur le battant et la laisse glisser le long de la paroie lisse.
Il est là, juste derrière. Et même si je ne veux pas lui ouvrir, je ne veux pas qu'il me voit dans cet état, je profite de sa présence à travers le bois.

— Bonne nuit Gabrielle, dit-il finalement devant mon absence de réponse.

Et je peux presque sentir sa chaleur s'éloigner au rythme de ses pas dans le couloir. Me voilà seule, seule...

Jusqu'à ce qu'une clé tourne dans la serrure, et que la porte se pousse doucement contre ma mains.

— Mademoiselle ? j'entends alors chuchoter.

Nora.

Je recule de quelque pas avant de secouer la tête pour me faire à la lumière du couloir.
La silhouette de la femme s'y découpe un instant, puis elle entre dans la chambre et referme la porte, une petite bougie dans la main pour éclairer son visage.

Heureusement qu'elle n'apporte que ça pour y voir, je ne suis vraiment pas prête à affronter la lumière artificielle cette fois.

— Vous voulez prendre l'air ? propose-t-elle doucement en indiquant la porte fenêtre du menton.

Je secoue la tête, plus pour m'éclaircir les idées que pour lui fournir une quelconque réponse.

— J'ai envie de disparaître, dis-je à la place. 

Et je manque de m'effondrer au sol.

La domestique pose prudemment ses mains sur mes bras pour me porter sur un canapé puis va chercher une bassine afin de rincer mon visage. Elle s'arrête là, cale la bassine contre le pied du sofa et va fermer les rideaux, ne laissant plus qu'un rai de lumière lunaire caresser le plancher.

Puis elle s'éclipse, aussi silencieuse qu'une ombre. Et je sombre dans le sommeil avant de pouvoir laisser échapper le moindre "merci".

ღ ღ ღ

— Oui, j'arrive, maugréé-je en faisant tourner de mauvaise grâce le verrou de la porte.

La douche froide que je viens de m'infliger en me réveillant a peut-être éclaircit mes idées, elle n'a en rien calmé mes états d'esprits.
Je suis en colère contre beaucoup, beaucoup de chose. J'insulte, je frappe tout depuis mon réveil douloureux. Mais c'est bien à défaut de pouvoir faire tout ça sur moi-même.

J'ouvre la porte à regret, sachant déjà que je la renverrai mon visiteur.
Que ce soit Capucine, Louise, Corentin, Nora ou pire, Eliam, je n'ai envie de voir personne. J'ai envie de rester terrée dans ma chambre jusqu'à l'élimination de ce soir, c'est bien tout ce qu'il me reste à faire de censé.

Mais je perds mes moyens quand c'est Patrina que je vois apparaître dans l'embrasure de la porte, des feuilles fraîchement imprimé à la main. Et ma surprise s'accroit encore quand elle se prend le droit de rentrer pour les poser bien en vu sur mon bureau.

— Bonjour mademoiselle, lance-t-elle de son ton habituellement neutre en se tournant finalement vers moi.

Et devant ses lunettes noires sévères, je me retrouve obligée de fermer la porte pour aller regarder ce qu'elle vient d'apporter.

C'est le journal... un reportage sur la soirée.
Comme prévu, je me vois en première page de l'article. Sauf que c'est le titre qui me surprend.
"Une Nuit qui refait surface", "Une violette violente", "Un danger au palais", "Une grossière erreur". Voilà ce à quoi j'aurai pu m'attendre.

Mais je ne prévoyais pas le "Une bonne dose de courage".

Et ça me laisse coite.

— Je peux ? demandé-je à la photographe en approchant les mains du journal.

— C'est pour ça que je vous l'ai apporté, répond-t-elle mollement.

Alors je m'en empare pour laisser mes yeux dévorer le papier encore chaud.

"Candidate au Best's Game, la jeune Gabrielle a surpris tout le monde hier soir. Celle qui brillait par son talent, son humour et sa douceur s'est vu attribuer une quatrième image en frappant devant tous les participants le candidat Eliam Marath lors du premier bal, après un geste qui a indigné la jeune femme. Aussi celle qui s'est donné dès le premier jour son surnom, Ielle, revêt aujourd'hui le visage d'une femme forte et digne, prête à braver les interdits pour rendre la justice. Et il y a fort à parier que son geste  —bien mérité, il faut le dire— restera dans les annales de notre grand jeu !"

Je lâche le journal, les mains tremblantes.

De... quoi ?

Je ferme les yeux avant de les ré-ouvrir, incrédule.

Du courage, de la fierté, la justice...

... je suis sauvée ?

Je lève les yeux vers Patrina, toujours aussi muette qu'à son habitude. Mais derrière ses grosses lunettes, je vois ses pupilles m'analyser attentivement.

Je comprends alors que tout ça, c'est grâce à elle.

C'est elle qui a écrit l'article, c'est elle qui m'a défendue, c'est elle qui m'a offert ce second souffle alors qu'elle aurait tout à fait pu me condamner. Si je suis sauve, c'est entièrement grâce à ce bout de femme bien plus astucieuse et bienveillante qu'elle ne veut le laisser paraître.

— Merci... soufflé-je, la voix enrouée d'émotion.

La photographe dédaigne ma reconnaissance d'un signe de tête.

— Je n'ai aucun mérite, fait-elle sur ce ton toujours aussi neutre. Je n'ai fait qu'énoncer la réalité. Essayez maintenant de comprendre que vous n'avez pas à avoir honte de votre geste.

Puis elle retourne placidement à la porte, sans esquisser le moindre geste vers le journal ou vers moi.

Je reste bouche bée, incapable de parler.

Patrina ouvre la porte sans un regard en arrière, laissant entrer une tornade brune dans la chambre avant de fermer derrière elle.

Nora vient à ma rencontre et sourit en regardant le journal posé sur la table, sans porter attention au pyjama dans lequel j'ai décidé de m'enfoncer ou l'état désolant du bazar que j'ai mis dans la chambre.

— Mademoiselle veut-elle que je l'aide à se préparer ? finit-elle par demander.

J'hoche vaguement la tête, encore abasourdie parce qu'il vient de se passer. La domestique court de suite chercher de quoi m'habiller dans un silence serein.

Et je me détends enfin.

— Merci Nora, murmuré-je quand elle apporte les dernières touches à mon maquillage. Je ne sais pas comment je ferais sans toi...

— Vous vous débrouillerez comme une cheffe, affirme-t-elle en souriant. Regardez ce qu'ils disent dans les journaux, vous êtes forte !

Je baisse les yeux sur mes mains.

— Patrina m'a vraiment sauvé la mise, je ne sais pas si je pourrai lui rendre la pareil...

— Oh rassurez-vous, s'amuse Nora, elle a fait ça avec plaisir. Vous la fascinez, je l'ai rarement vu prendre le sort d'une participante autant à cœur.

Mais au lieu de sourire à cette nouvelle, je lève des yeux intrigués vers ma domestique.

— Pourquoi donc ?

— Vous êtes différente, explique-t-elle doucement. Ça attire.

Je prends une grande inspiration.
Cette affirmation, aussi bizarre soit-elle, parvient à me réchauffer le cœur. Dans sa bouche, c'est tout un compliment.

— Vous irez loin, affirme encore Nora en m'aidant à me relever. Nous avons confiance en vous.

Et j'ébauche un sourire en songeant au spectacle pitoyable que je leur ai offert hier.

Alors malgré tout ça, elles croient encore en moi ? Y a-t-il une plus belle façon de les remercier que d'aller jusqu'au bout.

Les éliminations sont ce soir.
Je ne sais pas ce qu'il va s'y passer, j'ai peur.
Mais je dois y aller.

Alors je sors enfin de ma chambre et file tout droit au petit déjeuné.

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