16~ Plus vite !

J'active tant bien que mal mes jambes, mettant toutes mes forces dans la course. Mais plus je serre les dents, plus le gémissement de douleur qui me tiraille se fait insistant. J'ai horriblement mal au muscles, c'est plus dur que ce que je pensais...

On a passé la matinée en ville. Une bourgade du nom d'Oxmar pour aujourd'hui, encore reconnue par Louise dès l'entrée. La mémoire et la culture de cette fille sont franchement impressionnantes.
Nous y avons plus flâné qu'autre chose (pas d'école à visiter cette fois). C'était agréable, mais mon humeur reste obstinément morne.
Non, je ne me remets pas de ces courbatures douloureuses. C'est une horreur. 

Et l'humiliation que je subis actuellement n'arrange rien !

Je ne vois plus Louise devant moi, elle a disparu entre les arbres de la forêt. Pourtant je ne savais pas qu'elle courait aussi vite. Jamais je n'aurai cru devoir la laisser me dépasser de la sorte.

Oh, la Gabrielle qui courrait vite a disparue ! Cinq personnes sont devant moi, sans compter Corentin qui s'acharne à rester à ma hauteur.
Je suis une honte pour ma caste. C'est nous qui sommes censés être forts physiquement, et me voilà dépassée même par une Crépuscule...
Je suis lamentable.

— De l'aide ? demande innocemment Eliam en arrivant à ma hauteur. 

Une pulsion de colère me traverse. Oh lui, je vais lui faire manger son sourire suffisant ! Il n'est pas censé courir plus vite que moi ce foutu prince !
Il n'a pas le droit de me dépasser, pas moyen que même un Aurore me passe devant.

— Sans façon, soufflé-je en accélérant le rythme.

Mes jambes se raidissent et mes bronches commencent à fatiguer à force de courir, je ne tiendrai pas longtemps comme ça. Je décide donc de me concentrer sur ma respiration sans plus penser à mes muscles épuisés afin de les faire taire.
C'est au mental que ça se joue maintenant.

— Dommage, ricane le garçon sous ses cheveux sombres.

Connard.

Il accélère pour me distancer. Facilement ? C'est sans compter mon obstinée dignité. 

Je me force à prendre son pas, jetant toutes mes forces dans la bataille pour rester à sa hauteur.
Mon changement de vitesse est si brutal qu'il déstabilise Corentin. Le pauvre qui avait pris son rythme ne me suis plus. Et moi, je me concentre sur le prince...

Je me rapproche et le sens forcer à son tour pour aller plus vite. Merde, le voilà qui gagne des mètres sur moi.
Mais je ne me laisse pas démonter !
Gabrielle ne se laisse jamais démonter.

La respiration hachée, je rattrape très difficilement la distance. Oh, je crois que mes membres ont cessé d'exister ! Du moins je ne les sens plus.
Mais le prince aussi est arrivé à son max, la course est serrée.

Foulée contre foulée, respiration contre respiration sans qu'aucun de nous deux ne prenne le dessus sur l'autre.

Mais mes forces m'abandonnent trop vite, mes jambes crient trop fort pour que je puisse encore les ignorer. Un peu plus et je m'effondre...

Alors l'animatrice souffle dans son sifflet du haut de sa plateforme. Et le bruit rebondit sur la cime des arbres, zigzague entre les tronc pour aller s'écraser sur mes tympans.
Enfin, c'est fini !

Je m'arrête net, m'écroulant sur les genoux. Et puis je vois Eliam ralentir un peu plus loin...

Non... il est devant ? J'ai perdu ?
J'ai perdu ?!

Le regard baissé sur les graviers, je réprime l'élan de nausée qui me prend violemment. Une mains sur mon cœur, j'essaye alors de calmer mon souffle.
Une inspiration... expire... Deux inspiration... expire. On gonfle les poumons...

Et je m'étouffe en tombant à la renverse.

— Ielle ? demande alors Eliam d'une voix sifflante. Ça va ?

Oh qu'il vienne pas me parler lui, qu'il ne m'approche pas !

J'ai perdu merde !

Je baisse les yeux sur la terre du chemin et m'affaire à reprendre mes exercices.
Une inspiration...

— T'aurai pas dû forcer autant, remarque encore le garçon entre deux quintes de toux.

Ah ouai ? C'est moi seule qui ai forcé ?
Et puis je ne l'ai pas sonné bordel !

Je n'esquisse rien dans sa direction, le regard obstinément rivé sur le chemin terreux avec une seule pensée lancinante en tête :

J'ai perdu... j'ai perdu...

Oh, ma première défaite devant quelqu'un et il faut que ce soit un prince !

Je vois vaguement une main tomber dans mon champ de vision. Proche de ma joue, elle n'attend qu'à ce que je la saisisse pour me mettre debout. Mais il est hors de question que je la touche !

Prenant une longue inspiration, je pose les mains des deux coté de mon corps et m'en aide pour me relever. Le sol tangue devant mes yeux, j'en ai à nouveau envie de vomir. J'esquisse quelques pas en avant pour me stabiliser, les bras raides, et finis par me maintenir en équilibre.
Puis je lève le menton, et c'est seulement à cet instant que je me heurte au regard bleu du prince.

Oh, le prince qui sourit encore d'ailleurs, de ce rictus partagé comme toujours entre moquerie et bienveillance. Mais heureusement, il se passe de toute remarque provocatrice quand il rencontre mon regard foudroyant.

Alors je m'empresse de revenir sur mes pas, marchant d'un pas vif —le plus grand effort que mes jambes sont encore capables d'accomplir— pour retrouver Corentin.

— Ça va ? lancé-je dans la direction du garçon quand j'arrive à sa hauteur.

Penché en avant, les deux mains sur ses genoux et la respiration hachée, il lève difficilement la tête à mon approche. Il est épuisé le pauvre.

— Oui et toi ? répond-t-il laborieusement.

J'esquisse un sourire.

— Très bien, fredonné-je comme si c'était vraiment le cas.

Même si j'ai encore affreusement mal au jambes et un souffle au cœur difficile à passer, je me garde bien de l'avouer. Que le prince m'ait vu en état de faiblesse est déjà trop, je ne tiens pas à ce que ce soit en plus le cas de Corentin.

Le garçon sourit à son tour.

— Tu m'en vois ravis, articule-t-il en se relevant.

— Excuse-moi pour tout à l'heure, ne puis-je alors m'empêcher de lui dire.

Et deux jolies fossettes viennent creuser ses joues à coté de son sourire.
C'est étrange, je ne me suis pourtant jamais abaissée à m'excuser dans ma vie d'avant. Mais avec Corentin ça ne relève plus de la faiblesse, ça devient naturel.

— Oh c'est rien, minimise-t-il. T'as une bonne détente !

Je hausse les épaules, flattée malgré tout par son compliment.

— C'est que j'y suis entraînée...

— À l'usine ?

Et je me mords les joues. Oups, je suis allée trop loin moi.

— Oh euh... commencé-je maladroitement.

Mais la suite sonne déjà faux. "Je courrais beaucoup dans mon enfance"... l'excuse ne me va pas. 
Oh, après me pousser à m'excuser voilà que ce garçon me donne mauvaise conscience à mentir. Quelle  influence pitoyable ! Et puis son regard compréhensif n'arrange rien à rien.

— ... j'avais besoin de bonne jambes pour fuir les agents, avoué-je finalement à voix basse, les yeux baissés sur le sentier granuleux.

Et je n'ai pas besoin de relever les paupières, de regarder le garçon dans les yeux pour savoir qu'il a compris.
Aussi bienveillant soit-il, il reste un Nuit. Il sait donc que ceux qui osent défier les agents sont ceux qui méritent leurs coups. Ce sont des connards qui font de la vie des autres Nuits un enfer plus grand encore qu'elle ne l'est déjà, c'est à cause de gens comme moi qu'il se faisait tabasser et traîner dans la boue.
Et ça, je sais qu'il l'a tout à fait compris.

— Gabrielle... murmure-t-il.

Il s'arrête là, sans rien rajouter. Je ne réponds pas, il ne dit rien de plus. Et pour la première fois depuis que l'on se connait, le silence entre nous deux devient glaçant.

Ce n'est qu'en entendant un crissement de gravier se rapprocher que je me décide à lever enfin les yeux. Oh, j'ai furieusement besoin d'être fixée !
Le regard brun du garçon est sur moi. Il est mélancolique, peut-être un peu déçu, mais il n'est pas en colère.
Non, ce n'est pas le genre de Corentin de se mettre en colère. Pas même devant une criminelle...

— Corentin ? Ielle ? appelle une voix proche de nous.

Et je tourne la tête au moment où Louise apparaît entre les arbres.
Sa petite queue de cheval défaite et le rouge aux joues, l'apprentie médecin s'approche de nous avec une grimace inquiète.
Si elle remarque l'ambiance lourde qui pèse sur nous, elle n'en dit rien.

— Eliam m'a dit que tu n'étais pas bien, fait-elle en avançant vers moi.

Ah ouai ? Il s'inquiétait ?

— Trop aimable à lui, ne puis-je m'empêcher de siffler avant de souffler un bon coup pour me reprendre.

Du calme Gabrielle. Tu as trois semaines à tenir je te rappelle.

Alors je baisse les yeux pour laisser Louise attraper mon poignet. Elle le palpe et prend mon poux, tout ça dans un silence aussi professionnel qu'insupportable. Et je n'arrive toujours pas à regarder Corentin dans les yeux...

J'ai le courage de tuer des hommes mais je n'ai pas le courage d'affronter le regard du garçon à qui je viens de l'avouer, c'est un comble tout de même !

— C'est gentil, me forcé-je à remercier Louise quand elle relâche mon bras.

Elle acquiesce d'un sourire léger puis nous partons tous les trois en direction du Palais.
Et si la jeune fille s'affaire à lancer des conversations que nous nous appliquons à poursuivre, je pense qu'elle ne passe pas à coté du malaise qui plane entre nous cette fois. En même temps, il me paraît si lourd que mes épaules s'affaissent toute seules sous la pression...

Nous n'échangeons plus un regard, encore moins un sourire. Il n'y a plus que du silence... accompagné ce foutu secret à demi avoué s'érigeant entre nous comme un mur de pierre.
Et ce n'est que maintenant que je me rends compte d'à quel point c'est épais ce genre de truc...

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top