Chapitre 2. Andrew : Collision-
Vendredi 16h. Justin Black
Non, je n'espionne pas "mes locataires", mais parfois, même si je les aime bien, il m'arrive d'en être jaloux.
Pas jaloux de leur statut social ou de leur compte en banque. Ma petite vie tranquille me suffisait. Un physique à faire tomber toutes les filles. Un boulot pas pénible, une superbe moto et une tribu de copains.
Mais jaloux quand même. Furieusement. Surtout quand ce connard glacé de Follen conduit chez nous une magnifique brunette aux yeux tristes. Qui peut m'expliquer pourquoi les plus belles filles sont-elles toujours attirées par ce type d'homme froid et lointain ?
C'est l'heure de pointe. Les habitants passent dans le hall. La routine. Ça ne m'intéresse pas vraiment. Ils sont dans le jardin... Elle m'a remercié gentiment avec un petit sourire adorable dans son visage en forme de cœur, lorsque je lui ai donné son café. Elle est encore plus belle de près et Follen m'a ignoré pour une fois. C'était même assez grossier de sa part. Peut-être craint-il la concurrence ? Je suis plutôt beau gosse, brun musclé. Une belle gueule quoi.
De mon poste, je ne les vois pas et ne les entends pas. Frustration.
ooOoo
Andrew- Le même jour
- Drew, je dois te laisser, j'ai encore mille choses à faire avant la fermeture des magasins.
Elle m'embrasse en me caressant la joue et me laisse seul devant mon café refroidi. Je suis le son de ses pas légers s'éloigner et se fondre dans le brouhaha léger du café. Passant distraitement mes doigts dans ma crinière, je fais un signe à Adam afin de régler les consommations.
Je suis encore troublé par ma discussion avec ma mère en sortant sur le trottoir. Il fait frais, aussi je remonte le col de ma veste bleue à carreaux. Le tissu épais me gratte le cou, me remémorant désagréablement le jour de son achat. Avec Lana. J'aurais dû jeter cette veste, mais on ne peut pas se débarrasser aussi facilement de ses souvenirs. Il faut vivre avec donc autant garder cette bonne grosse veste qui n'y est pour rien dans le fiasco de mon mariage. Longeant les trottoirs en frôlant du bout des doigts les murs, j'avance d'un pas rapide. Est-ce que je demande trop à mes proches ?
Je trébuche soudain et m'arrête instantanément.
Merde !
Plongé dans mes pensées, j'ai trop avancé. Je prête alors plus d'attention aux bruits de la rue. Klaxons et portières de voitures qui claquent. Un petit garçon bavardant avec sa mère me double et je prends conscience des nombreux cris d'enfants à proximité. L'école de Green Square est à quelques mètres plus loin sur ma gauche. Furieux contre moi et cette distraction que je ne peux me permettre, je fais demi-tour avec précaution. Longeant à nouveau le mur, je tourne à droite une première fois et, pressé de retrouver le calme de mon appartement, accélère l'allure.
Je n'aurais pas dû. Je heurte violemment un corps, une femme. Plusieurs évènements se déroulent simultanément et mes sens aiguisés sont saturés.
Des objets heurtent bruyamment le sol, l'un deux heurte mon pied. Un parfum frais et léger m'envahit, percutant mon cerveau de façon très inhabituelle. Jasmin. Fraise. Savon. Antiseptique. Un mélange curieusement troublant me rappelant mon rêve. Mon bras gauche se dirige instinctivement en avant pour rattraper celle que j'ai bousculée. Il s'enroule autour d'une taille fine, cachée sous une veste au tissu trop léger pour la saison. L'inconnue chancèle légèrement et je la serre un peu plus contre moi. Son cœur bat fort contre le mien. J'ai dû la heurter vraiment plus violemment que je ne le pense. De l'électricité statique crépite entre nous, je tressaille et manque d'échapper ce cadeau précieux et fragile alors mon autre main lâche le mur rassurant pour venir à son tour entourer l'inconnue. Elle est plus petite que moi, arrivant à peine à mon épaule, et mon menton alors frôle ses cheveux, libérant à nouveau une effluve fleurie perturbante.
- Putain, mais vous ne pourriez pas faire attention ?
Sa voix est agréable, plus que ses mots. Elle se dégage brutalement de mon étreinte et je reste les bras ballants curieusement, me laissant une sensation de perte inexplicable.
- Non mais, ce n'est pas possible d'être aussi maladroit, je ne suis pourtant pas invisible ! Comme si j'avais besoin de ça aujourd'hui.
Elle marmonne d'un ton plus bas et je devine qu'elle s'est accroupie pour rassembler les objets que j'ai malencontreusement éparpillés sur le sol à cause du choc. Je l'imite et tente à tâtons de repérer ses affaires.
- Vous êtes vraiment idiot ! Il y a des enfants ici, vous auriez pu les faire tomber. Votre pauvre cerveau doit être totalement ramolli.
- Je vais vous aider.
Je souhaite juste à cet instant la calmer, elle semble si amère et furieuse, mais ma voix me semble un murmure très loin de mon ton habituel. Qui est-elle ?
- Bon sang, tous mes bouquins vont être trempés sur ce sol humide. Franchement vous avez bien choisi votre moment pour courir sur ce trottoir. Il y a des parcs pour cela ! En plus le sol est gelé, c'est dangereux et inconscient d'aller aussi vite. Il vous arrive d'envisager ne serait-ce qu'une seconde que vous n'êtes pas le seul sur le trottoir ?
Elle continue son monologue assassin tout en rassemblant des livres qui claquent les uns contre les autres au fur et à mesure qu'elle les empile.
Mes doigts heurtent enfin ce qui doit être un autre livre, un manuel peut être, vu le poids et le format. Je le tends devant moi sans un mot.
Je comprends sa colère, mais je n'ai pas envie de m'excuser. D'abord, j'aime l'entendre ronchonner contre moi. Ensuite, je ne courais pas. Je ne courrais plus. Plus jamais.
Le livre tendu devant moi, je commence à me sentir bête. Elle s'est tu. Depuis au moins 15 secondes, elle ne m'a pas agoni d'insultes.
- Je vois.
Elle laisse tomber ces deux mots, plutôt mal choisis, d'une voix neutre. Impossible de deviner ses pensées. Je suis certain qu'elle doit me dévisager comme une bête curieuse et que toute la compassion du monde va me tomber dessus comme d'habitude ou alors elle va s'enfuir comme si... c'était contagieux.
Les gens réagissent ainsi. Toujours. Dès qu'ils comprennent la nature de mon problème, c'est compassion larmoyante ou fuite détestable. Les deux solutions sont aussi désagréables pour eux que pour moi. Aussi, je laisse le moins possible au monde extérieur la possibilité de comprendre.
La jeune femme m'arrache le livre des mains et reprend son ramassage sur le trottoir, ses gestes me prouvent qu'elle a choisi elle, de rester, mais ses paroles me clouent au sol.
- Ok, vous êtes aveugle, mais d'autant plus irresponsable. A-t-on déjà vu un aveugle courir sur les trottoirs ?
Quelques secondes passent, je réponds d'une voix blanche, la seule chose qui me vient à l'esprit.
- Je ne courais pas !
Un gamin qui se justifie. Je suis dégouté. Où a disparu mon sens de la répartie et mon riche vocabulaire d'écrivain à la mode ?
- C'est vous qui le dites. Personnellement, j'ai ressenti un choc brutal comme si vous couriez. Qu'est-ce qui vous motivait pour aller si vite ? Où est votre canne blanche ? me réprimande-t-elle.
La stupéfaction passée, sa colère est contagieuse et c'est d'un ton glacial que je lui réplique.
- Ça ne vous regarde pas ! Et je n'ai pas de canne. Vous êtes toujours aussi aimable ? Je... Je fais ce que je peux pour vous aider.
- M'aider ?
Elle éclate d'un rire nerveux, un rire triste qui me fait reconsidérer son impolitesse.
- Vous avez un boulot d'infirmière à me proposer ? Vous connaissez un appartement pas cher à louer pour une personne qui doit quitter le sien sans préavis ? Non, alors taisez-vous ! Et laissez-moi ramasser mon bazar tranquillement.
Elle semble ne plus pouvoir s'arrêter. Elle se lève et sa voix me parvient d'un peu plus haut. Apparemment, elle a de sacrés problèmes et mon état la laisse indifférente. Je fronce les sourcils tout en me passant la main sur la nuque avant de prendre une décision. Du moins un semblant de décision.
Maman dit toujours que je prends trop de temps pour réfléchir. Ou pas assez.
Je tâtonne un peu devant moi et trouvai la lanière d'un sac que j'empoigne. C'était un gros sac de voyage. Plein. Je passe la lanière sur mon épaule droite. En me relevant souplement, je frôle son corps très proche et à nouveau mes doigts frémissent. Tout en reculant d'un pas pour éviter ce contact curieux, je lui demande brièvement :
- Vous avez tout ramassé ?
- Euh, oui.
Une hésitation dans sa voix. Alors je saisis l'occasion. Follen mon vieux, pourquoi pas ? C'est donc sans plus réfléchir que je saisis fermement je saisis son coude de ma main gauche pour la guider et la forcer à me suivre.
- J'habite à deux pas. J'ai une proposition à vous faire. Suivez-moi...
Elle cherche à se dégager mais je la maintiens ayant prévu sa résistance. De plus elle est gênée, je le sens, par la pile de livres qu'elle porte.
- Il est hors de question que j'aille chez vous ! Et je ne veux même pas entendre votre proposition.
Elle gronde entre ses dents. Logique, une jeune femme ne doit pas suivre un inconnu dans la rue et mon attitude autoritaire semble l'excéder, mais par chance, elle ne veut pas se faire remarquer dans la rue.
Tant mieux. Je n'en ai pas envie non plus.
- Que portez-vous ? J'ai l'impression que vous croulez sous le poids.
Je veux rester désinvolte et paraître désintéressé, mais je suis curieux.
- Mes manuels de kiné. Je suis des cours. Bon sang, lâchez-moi ! Je vais vous suivre, de toute façon, c'est vous qui avez mon sac.
Un mince sourire m'échappe. Elle est loin d'être bête et ne cède pas facilement. Je n'ai pas envie de la lâcher. Pas envie de m'éloigner d'elle.
Desserrant légèrement mon étreinte sur son bras, je la guide pour monter les marches menant au hall de mon immeuble. Black est déjà là, bien sûr, pour nous ouvrir la porte.
- Black, veuillez décharger madame, s'il vous plait, puis vous nous commanderez deux cafés au Starbucks...
Je me tourne vers elle.
- Vous désirez quoi comme café ?
Un court silence. Je l'imagine en train de me regarder bizarrement, se demandant sur quel cinglé elle est tombée. Je suis frustré de ne pas la « voir », de ne pas savoir qui elle est.
- Un café Mocha pour moi.
Sa voix est curieuse comme désabusée. Mais elle a dit oui. Ou presque. Un demi sourire sur le visage, je m'adresse à nouveau à Justin qui doit se situer derrière moi.
- Vous avez entendu, Justin ? Pour moi un expresso, comme d'habitude. Vous nous amènerez ceci dans le jardin.
Sans attendre de réponse, je dépose le sac de la jeune femme dans le hall, à côté de la loge de Black et saisis la main gantée de mon inconnue pour l'emmener au jardin. Il n'y a personne, comme d'habitude. Ce que les habitants de l'immeuble appellent « jardin », est un simple rectangle de presque deux cents mètres carrés de pelouse rase avec quelques arbres et deux bancs entourés de notre immeuble et de ses voisins. Je dirige adroitement ma compagne vers le banc de gauche qui a toujours eu ma préférence. Il bénéficie l'après-midi de quelques rayons de soleil qui réchauffent ma peau à cette heure. Elle s'assoit docilement mais ne dit rien. Seul le chant de quelques moineaux rompt le silence.
- Bon, je suis assise sur votre banc. J'attends.
Je suis encore une fois incapable de deviner ce qu'elle pense. Je marche de long en large devant cette jeune femme dont je ne connais même pas le prénom. À vrai dire, je n'hésite pas, je sais ce que je veux. Je sais même comment elle va réagir, enfin j'espère. Ce qui me tracasse, c'est plutôt de comprendre pourquoi je fais cela.
- Ça vous arrive souvent de bousculer les femmes puis de les amener dans votre repère pour leur offrir un café ?
Je fais une moue désolée en entendant sa répartie.
- Non, jamais. Il faut une première fois à tout, non ?
- Je ne sais pas si je dois me sentir honorée d'être la première kidnappée.
J'entends le rire pointer très légèrement dans sa voix et suis heureux d'avoir désamorcé la bombe colérique du trottoir. Le pas de Black fait crisser le gravier de l'allée. Je choisis donc d'attendre pour lui répondre.
- Merci, dit-elle en recevant sa tasse.
Il me remet ensuite la mienne et place dans mon autre main le petit sachet de viennoiseries qui accompagne habituellement mes commandes.
- Merci Justin.
- À votre service, Monsieur Follen.
Je m'assois alors à côté d'elle tandis qu'il s'éloigne et ouvre le sachet afin qu'elle se serve. Le parfum des viennoiseries de Starbuck est irrésistible pour une femme. Enfin d'après ma mère et Lisa.
- Vous vous appelez donc Follen.
Elle énonce cette vérité en plongeant une main curieuse dans le sac en papier.
- Andrew. Je préfère Andrew. Pour mon pauvre cerveau ramolli, M. Follen c'est mon père. Je sais que c'est classique, mais c'est ainsi.
- Je suis Olivia Parker. Mais on m'appelle Livie et je préfère ça moi aussi.
Elle saisit alors le sachet de friandises et je l'entends bruisser sur le banc. Je sens alors sa main prendre la mienne libérée et nous échangeons un premier contact volontaire, de sa part du moins.
Elle a ôté ses gants et la tiédeur de la tasse a réchauffé sa peau douce. Elle a de longues mains très fines. Je laisse mon pouce glisser doucement sur la surface de sa peau, sur le tendon de son index, que je suis jusqu'à son ongle, long, mais pas trop, arrondi mais non vernis. Elle supporte sans rien dire mon toucher prolongé.
Elle a dit être infirmière. Avoir un père médecin m'a, entre autres choses, appris que celles-ci doivent avoir les ongles irréprochables et sans vernis, afin de limiter les risques d'infections à leur patient. Livie semble respecter cette règle.
- Andrew ? Je vous écoute, dit-elle, en reculant légèrement, ôtant doucement sa main d'entre les miennes, votre café est délicieux mais... Sa voix s'enraye un peu, comme à un souvenir douloureux... mais j'ai des choses à faire. Donc, peu de temps à perdre. Je suis prête à entendre votre proposition.
Elle est prête à m'écouter, mais moi, pas encore à parler. Je déglutis.
- Votre café est bon alors ?
- Comme tous les Mocha de Starbucks.
Je la sens presque hausser les épaules.
- Si je récapitule, après les insultes que vous m'avez envoyées, j'ai cru saisir que vous étiez infirmière, sans travail et à la recherche d'un appart.
Le silence entre nous s'éternise.
- Je crois que vous avez saisi. Je suis désolée. Pas pour les insultes, vous les avez méritées, mais pour avoir déballé ma vie devant vous. Ça, personne ne le mérite.
- Ça ne m'a pas gêné, Livie, ne vous excusez pas pour cela. Parfois, il y a des moments où il vaut mieux laisser sortir ce qui doit sortir. Peu importe sur qui ça tombe. Si je peux être une oreille attentive, à défaut d'autre chose... Je vous propose une petite pause dans votre vie. Trente minutes ou une heure sur ce banc, à libérer auprès d'un inconnu ce qui empoisonne votre quotidien. Ça n'engage à rien. Si vous le souhaitez ensuite, on ne se reverra même pas.
Gagner du temps. Lui donner confiance en moi et en apprendre plus sur cette Livie Parker. Un triple objectif.
Elle ne répond rien, mais ne part pas non plus en courant.
- Vous êtes psy ?
Je souris doucement.
- Non.
Elle soupire, boit une gorgée de café puis je l'entends poser sa tasse sur le banc entre nous.
- Pourquoi pas. S'il y a réciproque.
J'insiste alors un peu.
- Expliquez-moi ce qui vous a mis en fureur cette après-midi. À part être heurtée par un pauvre aveugle qui a jeté vos manuels de kinésithérapie sur les trottoirs mouillés, bien sûr.
Elle a un petit rire charmant très vite étouffé.
- Ce qui m'a mise en colère ? Vous avez le choix. Recevoir le préavis de mon propriétaire, je dois vider mon appartement d'ici 15 jours. Me faire houspiller une fois de plus par cet imbécile de Mike Parton parce que je lisais pendant ma garde de nuit et craquer. L'insulter devant tout le service réuni avec à la clé une mise à pied immédiate. Vous venez de faire connaissance de Livie Parker, la malchance et la poisse réunies dans un seul corps.
Elle plaisante presque. Mais au-delà des mots, sa voix est triste et amère. Elle cache d'autres problèmes. Je refuse de creuser plus loin, mon intérêt pour cette fille devient incompréhensible et pathologique.
- Vous prenez un beignet ?
- J'ai encore de quoi me nourrir vous savez, Andrew, mais je veux bien en prendre un troisième. À votre tour de faire une pause dans votre vie et de libérer auprès d'une inconnue ce qui empoisonne votre quotidien. Vous faites quoi dans la vie ? À part courir sur les trottoirs ?
- Je ne courais pas.
Elle se racle la gorge, moqueuse.
- Non je... Bref. J'écris. Je suis écrivain.
Après tout, si elle accepte mon offre, elle va le savoir. Mon métier n'a rien d'un secret. Je veux reprendre le fil et la maîtrise de la conversation et ne pas m'éterniser sur le sujet.
- À moi de poser une question. Pourquoi kiné ? Vous reprenez vos études ?
- Pourquoi reprendre mes études ou pourquoi ce choix ? Cela fait deux questions.
Elle marque une pause et je pense soudain avec crainte qu'elle va arrêter ici ses confidences. Je ne suis décidément pas doué pour créer un lien avec les autres. Avant pourtant il suffisait que j'observe une personne, ses expressions, sa position pour comprendre ses pensées. Maintenant, c'est plus... compliqué et cela ne m'intéresse guère. Sauf pour Olivia Parker.
- Disons que le statut d'infirmière était un pis-aller dû à ma situation familiale à l'époque. La kinésithérapie est un bon moyen de retrouver mes ambitions passées. C'était pour moi la solution pour reprendre le dessus. J'aurais dû savoir que la vie ne se déroule jamais comme on le souhaite.
Lorsqu'elle se tait, le silence entre nous n'est pas pesant. Nous sommes tous les deux englués dans notre passé. J'entends un moineau se rapprocher de nous en piaillant. Elle doit être aussi immobile que moi sur le banc. Nous ne nous touchons pas mais pourtant une étrange connexion existe entre nous.
- À mon tour, Andrew. J'ai été franche. À votre tour.
Sa voix douce, mais décidée, me défend de faire marche arrière. J'accepte implicitement sa question, bien qu'il me semble déjà que je vais le regretter.
- Comment êtes-vous devenu aveugle ? Il est évident que ce n'est pas de naissance.
La franchise de cette femme me surprend de plus en plus. C'est la question que tout le monde se pose sans jamais me la poser. Je lui ai promis alors je serre les poings et lâche un seul mot. Plus c'est impossible.
- Accident.
Je la sens frissonner en se rapprochant un peu de moi. Comme à chaque fois que j'évoque cet instant-là, une forte odeur de brûlé flotte dans l'air et un bruit violent explose dans mes oreilles alors qu'une image de flammes tournoyantes jaillissent devant mes yeux. Ma dernière vision.
Je me lève, nerveux, et commence à faire les cents pas devant le banc. Je sais maintenant dominer la terreur que m'inspirent ces souvenirs, mais je suis toujours gêné de les ressentir en présence de quelqu'un. Je ne veux plus que personne ne soit témoin de ma douleur.
- Andrew, je suis navrée d'avoir fait renaître ce moment.
Une main fine frôle la mienne quelques secondes, tandis qu'elle chuchote ces mots. J'écarte ses excuses d'un geste vague et reprends notre petit jeu de confidences.
- À mon tour. De la famille sur New-York ?
- Rien, ni personne qui ne vaille la peine d'être nommé. Et vous ?
- Ma mère est en visite jusqu'à ce soir et Lisa arrive demain.
Je reste bref. Je lui parlerais de Lisa plus tard. J'hésite à poser ma prochaine question. C'est comme un aveu de faiblesse de ma part et j'enrage à chaque fois que je la pose. Mais je dois savoir.
- Pourriez-vous vous décrire ? Physiquement j'entends.
- Pourquoi pas, mais je ne sais pas si je serai bon juge. J'ai 28 ans. Brune, 1.60 m donc pas très grande, ni très grosse malgré mon appétit. Plutôt pâle. Des yeux marron. Un profil assez banal.
- Si vous voulez bien m'en laisser juge. Vos cheveux ? Longs ou courts ?
Je crains maintenant de passer pour un psychopathe avec mes questions idiotes. Mais même Black en sait plus que moi et ça ne me plait pas. Elle rit doucement et son rire emplit ma poitrine de soulagement.
- Vous êtes fou avec vos questions idiotes. Et moi tout autant de vous répondre. Ils sont longs, mais je les garde toujours attachés. Qui est Lisa ?
- Ma fille. Et pas de questions sur mon ex-femme s'il vous plaît.
Dans le bref silence qui suit ma réponse un peu trop sèche, je comprends son hésitation à poursuivre notre conversation. Je mets des limites trop souvent. Mon passé est miné, mais le sien aussi je le sens. Je ne sais pas comment aborder le sujet qui me préoccupe. Être hésitant ne me ressemble pas. Tout mon comportement envers cette femme ne me ressemble pas.
Livie éveille en moi l'envie de mieux la connaître, l'envie de calmer cette colère sourde que je devine toujours en elle.
Je soupire, car je ne comprends pas, je ne suis pas comme cela. Je ne m'intéresse pas ouvertement aux autres. Sue me reproche souvent mon indifférence envers autrui. Elle sait pourquoi je suis devenu ainsi, mais voudrait que je réagisse différemment, ce qui n'est plus possible. Le monde extérieur n'a aucun intérêt, si ce n'est pour les exigences de mon métier.
- Pourquoi êtes-vous si nerveux ?
La voix de Livie Parker me fait revenir à ma préoccupation première : elle.
- Moi ? Nerveux ?
Je suis étonné de son observation.
- Oui, nerveux. Sur vos gardes. Méfiant... comme si je pouvais représenter un danger pour vous.
Elle termine d'une voix moqueuse en énonçant quelque chose qui me semble un peu trop proche de la vérité.
- À quoi voyez-vous ma "nervosité" ?
Je sens son regard peser sur moi. Elle prend tout son temps pour me répondre et je frissonne un peu sous son inspection.
- D'abord, depuis cinq minutes, vous tournez en rond devant moi.
Elle n'a pas tort. J'arrête net mon manège inconscient et m'assois ostensiblement à côté d'elle sur le banc en levant les mains en signe d'acceptation.
- Voilà. Autre chose ?
- Bien sûr ! Vos cheveux !
Elle sourit, j'en suis certain. Je suis devenu très doué pour traquer ces sourires.
- Quoi mes cheveux ?
- Votre main est toujours en train de fourrager dans votre chevelure en bataille. Un coiffeur se mordrait les doigts de désespoir avec vous.
Je ricane et ramène dans ma poche, ma main effectivement révélatrice de mon état. Livie est décidément trop bonne observatrice. Soudain, je sursaute. Une main légère a effleuré mon épaule droite, avant de pincer durement le muscle trapèze. La main disparaît, mais la sensation désagréable de mon muscle contracté persiste.
- Et là. Vous êtes trop tendu. Noué. Vous devriez consulter un kiné avant de souffrir de la nuque.
Agacé qu'elle ait encore touché juste, dans tous les sens du terme, je riposte du tac au tac d'un ton sarcastique afin qu'elle s'éloigne.
- Vous êtes volontaire pour me soulager ? Je peux être un bon sujet prêt à tous vos apprentissages.
Je deviens un goujat.
- Je ne suis pas kiné. Je ne le serai jamais.
Sa colère et son amertume ont repris le dessus chez elle. Ce qui n'est absolument pas ce que je souhaite. Je ferme les yeux et, inclinant mon dos contre le dossier du banc, j'effectue quelques rotations avec mon cou, évacuant les fameuses tensions qu'elle vient de mettre en évidence. Je suis certain que même si elle s'est levée pour s'éloigner de moi, elle me fixe attentivement. Je ne veux plus l'effrayer.
- Excusez mes paroles. Ce n'était pas... approprié. Une preuve de plus de ma nervosité. Livie, si je vous dis pourquoi je suis sur mes gardes comme vous dites, accepterez-vous de me dire pourquoi vous êtes en colère ?
Son souffle s'accélère et s'approche tandis que son parfum m'entoure à nouveau comme si elle venait brutalement fondre sur moi.
- Je ne suis pas en colère ! crie-t-elle presque.
Je la laisse poursuivre. Silencieux et sans bouger.
- Mais j'accepte vos excuses.
- Et vous êtes une petite menteuse, jeune dame.
Ses pas crissent sur le gravier. Elle est à son tour énervée.
- Ah oui ? Et à quoi voyez-vous cela ? Je ne vous ai même pas giflé ou insulté quand vous m'avez conduite ici de force ou quand j'ai entendu vos insinuations douteuses.
- Je me suis excusé déjà pour cela. Et votre colère, votre amertume sont dans vos mots, votre ton, votre vision du monde plus que dans vos gestes. Parlez-moi, décrivez-moi ce que vous voyez, là, autour de nous et vous comprendrez.
- Vous voulez que je vous décrive... ce... mini-jardin ?
Elle est stupéfaite et méfiante à la fois.
- Pourquoi pas ? Cela ne vous engage à rien et puis cela fait un an que je ne l'ai pas vu. Cela rafraîchira ma mémoire. Si vous le voulez bien.
- Pff, faire appel à votre cécité pour m'émouvoir !
- Pas très fair-play, mais si c'est efficace... je concède avec un demi sourire.
- Bien.
Elle se rassoit sur le banc. Le plus loin possible de moi. Mais le banc est petit et étroit. Je l'aime bien ce banc. Elle prend son temps. Puis de nouveau sa voix douce et décidée à la fois reprend.
- Le jardinet est petit. Entouré de 4 immeubles qui le limitent. Le vôtre, à notre droite, est le moins laid. Dix étages, façade repeinte récemment en beige. À notre gauche, c'est presque le même. Un gros cube dont la peinture est ocre. Derrière nous...
Un petit silence, elle doit se tordre le cou pour observer le mur aveugle de l'immeuble commercial qui jouxte le mien.
- Derrière nous, reprend-elle, ... c'est une façade grise, sans fenêtres d'environ six étages.
- Et en face de nous, que voyez-vous ?
Je suis curieux de vérifier comment elle ressent le plus vieil immeuble de notre quartier.
- Sérieusement, vous voulez que je vous le décrive ? Il ne doit pas avoir changé depuis au moins 40 ans... C'est vieux. Gris sale, presque noir par endroits avec des escaliers de secours rouillés symétriques et des fenêtres qui n'ont pas dû être ouvertes depuis une éternité.
Je sais que je peux être utile à Livie Parker. Lui apporter mon regard, ou du moins essayer.
Je souris en me penchant vers elle, me rapprochant de cette saveur fruitée qui la caractérise maintenant pour moi.
- Savez-vous pourquoi j'ai choisi ce banc en face de cet immeuble plutôt que l'autre ?
Je chuchote contre son oreille, ses cheveux doux frôlant ma joue.
- Je n'en ai aucune idée... mais je serais curieuse de l'apprendre en effet.
Proie ferrée... La curiosité est un bon appât pour l'amener sur mon terrain et la rassurer. Je fais mine d'hésiter.
- Je vous le dirai, c'est promis, si vous continuez votre description de ce que vous voyez ici.
- Il n'y a rien d'autre... à part vous.
Je hausse les épaules. Elle prend une grande inspiration quand elle comprend.
- Vous avez oublié aussi à quoi vous ressemblez ? C'est pourtant simple. Je vois un jeune homme, une petite trentaine. Grand et fin. Sûrement plus musclé qu'il n'y paraît au premier abord. Très bien habillé, décontracté et chic, un jean bien taillé un pull blanc et une veste bleu en tweed à carreaux qui reste ouverte malgré le froid. Vos cheveux châtains brillent sous le soleil et sont... indisciplinés. Vous respirez l'aisance financière et la bonne santé. Mais quelques soucis marquent votre front. Votre teint est très pâle et vos yeux cernés. Vous avez l'air très sûr de vous, peut-être trop... Vos parents ont dû être très fiers de leur magnifique bébé. Quant à vos yeux gris verts..., elle se tait un moment avant de reprendre, .... ils sont surprenants, dérangeants. Ils cherchent à voler mes secrets.
Courageuse Livie. Le silence règne entre nous. Je digère sa description plutôt flatteuse et indiscrète.
- Je n'ajouterai rien. Vous m'agacez. À vous de parler !
Autant sa description du jardin s'est limitée aux murs de béton, autant elle a été attentive à moi. Si j'arrive à la convaincre, je dois rester prudent. Rester à l'intérieur de mes murs, de mes limites.
- Je me suis déjà excusé déjà de mes phrases déplacées, Livie. Alors à mon tour. Fermez les yeux une seconde. À notre gauche un arbre. J'entends le vent faire frissonner les feuilles restantes dans ses branches. Il est vieux. Pas très grand. Savez-vous qu'il était là avant les immeubles ? Dieu seul sait pourquoi il a été conservé. Tous les ans un couple de mésanges vient y nicher et un écureuil y a sa résidence permanente. Ici nous l'appelons Nutsy.
Elle rit doucement.
- Je sais ce n'est pas très original. Vous aurez peut-être la chance de le voir si vous venez armée de patience et de fruits secs. Vous pouvez rouvrir les yeux, vous savez.
Je ne la vois pas, je ne l'entends plus, mais je suis certain d'avoir toute son attention et cela me plait un peu trop.
- J'ai d'autres raisons de préférer ce banc, cela vous intéresse-t-il toujours ?
- Oui bien sûr. Vous êtes... un merveilleux conteur. Je suis étonnée de vous voir amoureux de la nature.
Je me rapproche d'elle. Un peu. Je me penche doucement et hume une odeur de jasmin en fermant les yeux comme pour me concentrer. Je chuchote alors à son oreille.
- Je sais réserver quelques surprises aux personnes que j'apprécie, Livie. Maintenant, regardez le vieil immeuble devant nous. Celui que vous avez un peu dédaigné à cause de son apparence. Tout d'abord, il faut savoir que chaque fenêtre, chaque escalier, me raconte une histoire. À la deuxième, à gauche, au 4ème étage, je vois un jeune homme assis, il fume une cigarette, ruminant sur un triste passé et son avenir... mon Dieu, n'est pas plus beau. Et là... au dernier étage à droite, une femme, guère plus âgée, regrette déjà certains choix de sa vie au lieu d'aller de l'avant. Ils ont des escaliers de secours. Des chemins nouveaux qui s'ouvrent devant eux. Il suffit de les trouver.
Je laisse passer quelques minutes et étends mes longues jambes avant de reprendre sur un ton plus décontracté, en posant mon bras sur le dossier du banc derrière elle.
- Plus prosaïquement, l'immeuble est moins haut et le soleil peut donc inonder notre banc et nous réchauffer en dehors du regard de Black.
J'ai soufflé les derniers mots en souriant, lui confiant mon dernier secret.
- Black ? Justin Black ? Votre concierge ?
- Oui, celui-là même, qui j'en suis certain, vous a détaillée de haut en bas à votre arrivée. Il passe son temps à espionner les locataires de l'immeuble. Il m'espionne du matin au soir depuis quatre ans qu'il travaille ici. Si je m'assois sur l'autre banc, je suis dans la ligne de mire depuis sa loge et ça... m'agace.
Elle éclate de rire. Un rire clair, joyeux et dénué de toute amertume. J'adore ce son et je suis prêt à donner beaucoup pour le provoquer de nouveau. Nous sommes proches l'un de l'autre comme si nous nous connaissons depuis longtemps. C'est notre « parenthèse » et quoi que ce soit, ça fonctionne. Un peu trop bien.
- Monsieur Follen ?
Tiens donc !
- Quand on parle du loup... je me penche à nouveau sur l'épaule de Livie pour lui murmurer ces quelques mots.
- Je suis désolé de vous déranger mais, des livreurs sont arrivés et Mme Follen, qui n'arrive pas à vous joindre, vient de m'appeler afin que j'insiste pour que vous réceptionniez la marchandise.
Le rire ensorcelant de Livie reprend de plus belle et le mien s'y joint, complice.
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