Chapitre 16 Livie : . Réflexions nocturnes
LISA :
Dimanche soir 22h
« – Viens jouer avec moi, lui proposa le petit prince. Je suis tellement triste...
– Je ne puis pas jouer avec toi, dit le renard. Je ne suis pas apprivoisé.
– Ah ! pardon, fit le petit prince.
Mais, après réflexion, il ajouta :
– Qu'est-ce que signifie « apprivoiser » ?
– C'est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie « créer des liens... ».
– Créer des liens ?
– Bien sûr, dit le renard. Tu n'es encore pour moi qu'un petit garçon tout semblable à cent mille petits garçons. Et je n'ai pas besoin de toi. Et tu n'as pas besoin de moi non plus. Je ne suis pour toi qu'un renard semblable à cent mille renards. Mais, si tu m'apprivoises, nous aurons besoin l'un de l'autre. Tu seras pour moi unique au monde. Je serai pour toi unique au monde... »*
Il s'était tu. Peut-être qu'il pensait que je dormais.
J'aimais sa voix douce et grave. Je n'avais pas envie de bouger. Peut-être que si je fermais les yeux et que je faisais comme si je dormais, il resterait un peu, juste un peu...
C'était comme avant. Sauf qu'il citait le texte de mémoire. C'était encore mieux en fait. Il tenait le livre devant nous rien que pour moi. Pour que je regarde les dessins que je connaissais par cœur.
Je baillais. J'avais sommeil.
Il sentait bon. Il sentait le savon à la menthe et une odeur de gâteau aussi.
Mon nouveau lit était confortable. Un peu étroit lorsqu'il était allongé à côté de moi, mais ce n'était pas grave. J'avais envie qu'il reste.
C'était comme avant. Quand il s'endormait parfois tout près de moi.
J'inclinai doucement la tête pour me blottir dans le creux de son épaule et je sentis sa main se poser sur la mienne, sur mon ventre. J'étais protégée.
Ne pas ouvrir les yeux. Il posa un baiser sur mon front. C'était doux.
J'étais bien, tout contre Papa.
C'était comme...
ooOoo
Un peu plus tard
Lorsque je reviens à l'appartement après avoir quitté Alice, il n'y a plus personne, ni dans le salon, ni dans la cuisine, mais j'entends la voix d'Andrew dans la chambre de la petite. Il lui parle d'un ton calme et tranquille. Tout semble aller bien entre eux. J'en suis soulagée. Son ténor est si doux que je resterais volontiers à l'écouter derrière leur porte, mais ils ont droit à leur intimité et je ne veux pas céder à cette envie de plus en plus irrésistible de rester près d'Andrew.
Je termine donc rapidement de ranger le salon et la cuisine, jetant les restes de notre repas interrompu, avant de faire la vaisselle. Je remplis la gamelle de Luna qui est installée sur le canapé et ne me quitte pas des yeux. Elle ne m'a pas encore acceptée, ça viendra. Enfin, je m'éclipse dans ma chambre. Pendant plus d'une heure, je tourne en rond, laissant enfin les événements des dernières vingt-quatre heures se dérouler dans ma tête.
Depuis notre nuit d'isolement forcé dans l'ascenseur, j'ai pris soin d'éviter de repenser à tout cela. Douze heures à peine se sont passées et tant de choses sont arrivées. Enfin surtout une. Une jolie petite chose d'à peine trente kilos, mais très encombrante et remuante. Je crains que la petite peste ne blesse encore une fois son père, volontairement ou non.
Je n'arrive pas à me résoudre à me coucher sans savoir comment Andrew va après cette journée difficile. Je redescends de ma chambre sur la pointe des pieds. Je ne l'ai pas entendu remonter dans la sienne. Et cela suffit à expliquer ma présence à minuit, dans la cuisine, savourant lentement et pensivement un verre d'eau gazeuse. Appuyée contre l'évier, le regard fixé sur la porte de Lisa, j'essaie de calmer ma curiosité.
La chambre de Lisa est silencieuse. Par la porte toujours entrouverte, je distingue qu'une lumière reste allumée.
Que dois-je faire ?
Je me mords la lèvre, indécise. Je suis là pour les aider. Pour accompagner Andrew avec sa fille. Il est donc de mon devoir d'aller vérifier si tout se passe bien ?
Enfin, si j'obéis à la petite voix de ma curiosité qui est prête à trouver n'importe quelle excuse pour savoir si Andrew va bien .
Andrew et Lisa.
La gamine est effroyable. Effroyable et touchante. Depuis la prise de contact à l'aéroport, j'essaye en vain de faire coïncider dans ma tête la Lisa adorable, vive et câline qu'Andrew m'a décrit et le petit monstre de froideur, empli de colère que l'avion de L.A. nous a livré.
Difficile. Mais pas impossible. J'ai la triste impression que la petite a tout perdu en même temps, il y a un an. La chaleur du foyer de son père. La sécurité d'un monde adulte stable et sécurisant a été remplacée par la présence d'une femme, sa mère, dont Andrew ne m'a pas dit grand-chose.
Il n'a rien livré sur Alana, mais je déteste déjà cette femme sans raison. Je ne comprends pas qu'elle ait pu quitter un homme, son mari (et quel homme) et son enfant pour courir le monde. Elle a eu cette possibilité, cette chance, d'élever son enfant, et ne l'a pas saisie. Elle a un enfant et l'a abandonné. C'est mauvais de ma part mais je la juge.
Injuste. Je suis terriblement injuste. Certaines femmes ne souhaitent pas être mère et d'autres ne peuvent ou ne veulent pas être de « bonnes » mères. Lisa a été heureuse avec son père et c'est bien mieux pour elle, je crois, que Alana les ait laissés ensemble.
Malgré le peu d'éléments dont je dispose, je me suis construit cette image négative de l'ex-femme d'Andrew en moins de 24 heures. Ne dit-on pas que la première impression est souvent la bonne ?
Mon intuition me dit que Lisa aime Andrew, malgré son agressivité, malgré ses gestes de révolte. Son dur regard quand elle a évoqué sa maman est très clair lui aussi, elle n'a pas été heureuse cette année passée à Los Angeles.
Bon. Je pose mon verre sur le plan de travail pour remonter dans ma chambre avant de me raviser. Je reprends le verre, le rince rapidement et le remets en place avec le reste de la vaisselle du repas, dans les placards assignés. Andrew a besoin d'ordre.
Moi, j'ai besoin de savoir s'il va bien.
Je fais rapidement les quelques pas qui me séparent de la chambre de la fillette et pousse doucement la porte. Une veilleuse est allumée près du lit et je découvre immédiatement une scène qui me fait monter les larmes aux yeux.
Ils dorment. Allongés côte à côte. Lisa est blottie dans le creux de l'épaule de son père. Son petit visage endormi est si beau et calme. Elle est détendue et un léger sourire souligne ses lèvres. Sa petite main est cramponnée à la chemise d'Andrew, comme si elle craignait qu'il ne la quitte.
Lisa est une bonne fille. Cette idée s'impose à moi. Une fillette malheureuse. Je suis tellement heureuse de constater qu'ils semblent avoir aplani une partie des malentendus qui les séparaient.
Je reporte alors mon regard sur Andrew. Son souffle régulier soulève sa poitrine et lui aussi semble détendu et tranquille. L'angoisse qui déformait ses traits lorsque nous avons compris que Lisa était sortie de l'appartement est remplacée par un sommeil serein, apaisé. Son bras gauche, qui retient sa fille contre lui, s'est incurvé pour entourer les épaules de celle-ci, tandis qu'un livre gît dans sa main droite ouverte sur la couette.
Délicatement, mes doigts saisissent le livre sur le point de tomber. Je souris en découvrant son choix. L'aspect froissé du livre, et les nombreuses pages cornées indiquent qu'il a été lu et relu. Mon Andrew, aveugle, a donc parlé lecture avec Lisa. Je ne suis même pas surprise. Il doit connaître le texte par cœur. Je pose à regret l'ouvrage sur la table de nuit avant de me mordiller les lèvres, indécise.
Est-ce que je dois le réveiller pour qu'il dorme tranquillement dans son lit, de préférence après m'avoir expliqué ce qu'il s'est passé dans la tête de Lisa ? Ou dois-je les laisser ainsi tranquillement assoupis ?
Je ne réfléchis pas longtemps, m'avisant du plaisir qu'aura la petite en se réveillant dans les bras de son père et du soulagement de celui-ci, pour la même raison, tandis qu'il sentira sa présence près de lui.
Dans la partie supérieure du dressing de Lisa, j'ai placé les couettes légères et confortables que la mère d'Andrew a choisies pour la petite. Rapidement et sans bruit j'en sors une. Les personnages représentés sur le tissu imprimé me font de nouveau sourire. Le petit Prince, sa Rose et le Renard rivalisent de couleurs sur le fond mauve sombre représentant la voûte céleste. Sue Follen connait apparemment très bien son fils et sa petite-fille.
Je recouvre alors les deux dormeurs, ne pouvant m'empêcher de me pencher pour embrasser légèrement le front de Lisa en caressant doucement au passage les cheveux emmêlés d'Andrew. Mes doigts s'attardent sur les fines ridules d'expression qui relient le coin de ses yeux à ses tempes. Je n'ose faire plus, et malgré mon envie de m'attarder plus, je me détourne à regret vers la porte.
- Bonne nuit à tous les deux, je murmure avant de sortir, laissant la veilleuse allumée pour rassurer Lisa si, par hasard, elle se réveille la nuit dans ce nouveau décor.
L'horloge phosphorescente posée sur le bar qui sépare la cuisine du salon indique minuit quinze. Je devrais aller dormir. Il faut que je dorme. Je remonte donc seule à l'étage. Cependant, une étrange excitation me parcourt encore. À force d'éviter de réfléchir, à force de refouler mes envies, les émotions me submergent. Je sais que je ne trouverai pas le sommeil. Soupirant, je choisis alors de passer un moment sur la terrasse privée de l'appartement. Je n'y suis pas revenue depuis deux jours, depuis la soirée où Andrew m'a tentée avec cette superbe vue. J'étais consciente de son manège, même si lui n'avait pas compris que j'avais déjà, à ce moment-là, quasiment pris la décision de rester. Je m'accoude à la balustrade, contemplant sans les voir les lueurs de Manhattan.
Il est temps d'affronter mes démons et mes craintes. Lisa sera une sorte de test. Bon d'accord, Lisa se révèle être un sacré test. Si je réussis à dépasser mon appréhension...
Non, je dois être honnête avec moi-même...
... Si je réussis à dépasser ma peur de m'occuper d'enfant avec elle, je serais prête pour tout. Je frissonne sous le vent frais mais je ne souhaite pas encore rentrer. Quelques véhicules passent dans la rue, en bas de l'immeuble, mais l'avenue un peu plus loin, subit un encombrement même à cette heure tardive. New York vit de nuit comme de jour. La vue sur Central Park m'apaise. Le poumon artificiel créé il y a plus de cent ans au cœur de la ville joue son rôle : garder un semblant de raison aux habitants de cette ville folle et monstrueuse. Je suis du regard la lumière blanche d'un taxi jaune qui roule laborieusement dans l'avenue encombrée. La voiture avance lentement, mais elle avance, le passager doit être patient, il arrivera à destination.
Comme moi. J'ai l'impression irraisonnée d'être arrivée à destination. Chaque événement de ma vie, heureux ou malheureux, m'a conduit chez l'homme curieux, courageux et attachant qu'est Andrew. Quoi que je fasse désormais, ma vie est liée à la sienne. Je suis tout à fait consciente de l'attirance physique extraordinaire qu'il y a entre nous. Mais cela va au-delà de cela. Ses mains sur ma peau la nuit précédente m'ont électrisée sexuellement. Mais surtout, en lisant les traits de mon visage dans l'ascenseur, j'ai eu l'impression déchirante qu'il touchait mon cœur, qu'il découvrait mon vrai « moi ». Il a mis à jour ma fragilité et ma force en même temps. Ses gestes doux m'ont attachée à lui aussi fortement que des liens de cuir l'auraient fait. Puis ses lèvres ont effleuré les miennes. Je soupire.
Mon corps tremble mais ce n'est pas de froid. Pourquoi ne sommes-nous pas allés plus loin dans ce confinement intime et protecteur ? Pourquoi avons-nous tous les deux reculés ? J'ai besoin de sentir à nouveau la tiédeur de sa peau sur la mienne, la chaleur de son souffle contre mes lèvres et le rythme accéléré de son cœur en écho avec le mien.
Mais il y a Lisa. Mais il y avait Alec. Je ferme les yeux qui, jusqu'ici, ont suivi le petit taxi jaune qui a disparu enfin dans une artère lointaine. Je serre les dents lorsque la douleur familière pose sa griffe sur ma poitrine, me coupant le souffle, déchiquetant en une seconde la confiance qui existe en moi depuis quelques jours. Je ne peux pas avancer plus loin. Pas immédiatement. L'obscurité m'envahit. L'air, devenu glacial, se raréfie autour de moi. Alec...
Puis sous mes paupières fermées, je les revois. Andrew et Lisa. Allongés l'un près de l'autre. Heureux. Ma vision se brouille et je sens alors les lèvres d'Andrew effleurer les miennes tandis que ses doigts, réconfortants, effleurent ma peau. Mon monde se réchauffe peu à peu sous la protection de cette sensation délicieuse.
- Un jour, peut-être que nous aurons notre chance, soupiré-je pour moi-même.
- Hum, pourquoi ai-je la triste impression que vous ne parlez pas de vous et moi ?
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