Chapitre 1 : Les jeux sont faits
« Qui choisit son destin choisit souvent son martyre » Hervé Bazin
16 ans plus tard dans un petit village de la Région 8 du royaume de Kasparan.
Je me hâte de servir les pintes de bière à deux hommes déjà partiellement ivres. Ils me bredouillent un « Merci » à peine audible et l'un d'eux me donne une tape sur les fesses. Je m'apprête à me retourner pour le gifler, mais Ivan m'interpelle d'un ton autoritaire :
— Béryl !
Je l'interroge du regard, exaspérée en me dirigeant vers lui d'un pas nonchalant.
— Hector a de nouveau fait des siennes... Tu t'en charges ?
Je parcours la taverne du regard et tombe sur celui que m'indique Ivan. Encore ! Depuis des mois, il erre ici comme un chat abandonné accroché à son lait, sauf que lui, sa drogue c'est la bière. Je souffle de frustration et attrape un torchon que je laisse tremper un peu dans l'eau avant de jurer.
— Pourquoi c'est toujours à moi de nettoyer ce qu'il régurgite ?
Ivan hausse les épaules en riant.
— Heureusement pour moi je suis le patron, je n'ai plus à faire ça... Contrairement à toi...
— Oui, c'est bon je connais la chanson ! J'y vais !
Arrivée à la hauteur de cet énergumène, je lui tends un mouchoir pour qu'il puisse s'essuyer la bouche tandis que je me retiens de vomir à mon tour, quand je nettoie son méfait. Je voudrais lui faire la morale, lui dire qu'il devrait arrêter de passer ses soirées ici seul mais à quoi bon ? Je serais dans le même état que lui si j'avais perdu toute ma famille lors de la dernière épidémie. Quand je regarde son expression vide et sa maigreur, j'en oublie l'homme qu'il était avant cet évènement tragique. C'était un homme respecté et heureux avec sa femme et ses deux sublimes petites filles... Finalement je me contente de lui proposer à chaque fois mon aide pour rentrer chez lui à la fin de mon service. Il m'attend toujours patiemment avec sa pinte à la main. Ivan ne comprend pas pourquoi je fais preuve de charité pour cet « homme légume » comme il le surnomme. Je ne lui ai jamais avoué la raison mais devant la tristesse d'Hector je me sens un peu moins seule. J'ai perdu mon père et mon frère de la même manière, et d'un côté j'ai le sentiment de partager une part de son chagrin.
Pendant que je continue le service, Caleb entre et vient à mon niveau l'air grave.
— Je te sers la même chose que d'habitude ?
— Oui, merci.
Je lui tends sa pinte d'hydromel, il en boit une gorgée avant de me saisir la main et de m'annoncer la dernière nouvelle.
— Tu n'es pas au courant de ce qui se passe ici n'est-ce pas ?
Je le regarde incrédule et il poursuit :
— Le Roi a choisi de venir dans notre village avec Ezri...
— Oh...
— Oh ? C'est tout ce que tu trouves à dire ? Je t'annonce que le Roi va venir pour recruter des jeunes dans notre village ! Et tu dis « oh » ? Tu sais que les garçons vont partir à la guerre et se faire tuer pour la grande majorité et que les filles serviront comme servantes dans son château ou pire si on en croit les rumeurs... Plusieurs disent que certaines finissent au bordel...
— Tu es sûr que c'est dans notre village qu'il vient ? C'est forcément une erreur...
— J'ai pensé la même chose que toi, qui voudrait recruter des jeunes d'ici, pauvres et sans intérêts ? Eh bien malheureusement nous ne sommes pas si invisibles que ça, vu que Ezri a choisi notre ville.
Je saisis sa pinte et bois à mon tour une grande gorgée. Je n'ose pas y croire... Je sais que depuis la fin de la révolte le Roi Hadrian a instauré le fait de venir de temps en temps dans des Régions au hasard pour recruter des jeunes talents. Il y a trois ans, il a pris cinq jeunes sur des Régions du Nord. L'année d'avant aucun. Souvent plus des garçons que des filles, on ne connaît pas à l'avance le nombre. Une fois, il a pris seulement un jeune homme et une femme de famille noble. Il n'y a aucune logique. Mais depuis trois ans il n'avait pas remis les pieds dans les Régions du royaume. Et d'habitude les chefs de Régions choisissent des grandes villes... Pourquoi s'intéresser à un village d'à peine 300 habitants ravagé par la maladie il y a quelques années, où la majorité des jeunes ont succombé ? On doit être à peine cinquante. Va-t-il prendre un noble, des femmes ou seulement des hommes ? J'ai moins de chance de partir mais je reste inquiète. Mon meilleur ami poursuit sa tirade plaintive.
— Imagine que je me retrouve dans l'obligation de servir l'armée du Roi ? Que va devenir ma mère ? Elle est déjà au bord du gouffre depuis la mort de mon père et de mon frère... Si jamais elle se retrouve seule...
Je me contente de lui resservir une pinte ne sachant quoi lui dire pour le réconforter. Je m'inquiète également de devoir partir ou pire de voir ma sœur de treize ans y être contrainte même si logiquement il s'intéresse plus aux filles dites en fin de croissance... Niobé est trop jeune pour vivre loin d'ici. Ivan nous interpelle en entendant notre conversation.
— Il paraît que les jeunes qui partent doivent suivre une formation intense pour ensuite travailler au Bocal comme soldat ou servante pour le reste de leur vie et servir notre bon Roi.
— Qui t'a dit ça ?
Je lui pose la question sur un ton un peu sec car personne ici ne sait vraiment ce qui arrive aux jeunes qui partent. On entend juste la version officielle : « Chaque jeune qui a l'opportunité et la chance de partir au Bocal, se verra offrir un travail et un logement pour obtenir une bien meilleure vie que celle qu'il a laissée. » Je n'en crois pas un mot. Depuis le temps que ce procédé existe je n'ai jamais entendu dire qu'il y avait eu des volontaires et les rumeurs sombres persistent...
— Je connais un homme qui a eu son fils de pris, il y a six ans.
— Alors ? Il l'a revu ? Il paraît qu'on ne peut plus voir notre famille si on part... demande Caleb inquiet.
— Apparemment son garçon a suivi une formation pour devenir soldat dans l'armée du Roi. Il ne l'a pas revu car son fils n'a pas le droit de rentrer dans sa Région d'appartenance.
Il s'approche un peu plus près et chuchote :
— Son père est un homme bien placé et il sait de source sûre que son fils est mort au combat peu de temps après son arrivée... Personne ne lui a jamais rien confirmé et quand il croise le Roi pour lui demander des nouvelles sa seule réponse est : Il va bien, vous pouvez être fier de lui.
Caleb et moi croisons nos regards plus terrifiés que jamais face à cette confession. Ivan repart s'occuper des clients pendant que je digère l'information.
— Enfin... Peut-être n'est-ce qu'une rumeur. Ça ne peut pas être si terrible que ça après tout. Ici nous n'avons pas vraiment d'avenir glorieux possible, et je n'ai pas vraiment envie de finir paysan comme mon père... conclut Caleb d'un ton peu assuré.
Je me contente de hausser les épaules et d'acquiescer silencieusement. Pour ma part, je n'ai aucune envie de partir, même si cela signifie être serveuse dans cette taverne miteuse pour le restant de mes jours, mais je n'ai pas non plus envie de voir mon meilleur ami quitter notre village.
***
Je dépose mon panier composé de légumes et de pommes que j'ai pu trouver dans notre potager à l'arrière de la maison. Ma mère arrive à ma hauteur pour observer le trésor, et se dépêche de le placer dans le garde-manger. La récolte a encore été mauvaise et c'est de plus en plus compliqué de remplir nos estomacs. Heureusement pour nous, mon père avait convaincu ma mère de créer ce petit jardin qui nous permet aujourd'hui de survivre. J'aide ma mère à éplucher quelques pommes de terre pour le repas de ce soir. Elle est anxieuse depuis qu'elle a appris la nouvelle et j'ai beau tout faire pour lui remonter le moral, rien ne fonctionne. Elle reste avec cet air lugubre toute la journée.
— Tu sais finalement si Niobé ou moi, nous sommes recrutées, tu recevras peut-être une compensation financière qui permettra d'étendre notre potager et de manger un peu plus.
— Tu crois vraiment que j'ai besoin d'argent ? J'ai envie que vous soyez avec moi et pas à l'autre bout du royaume à servir un Roi ingrat.
Elle termine sa phrase en chuchotant. Si jamais quelqu'un l'entendait critiquer Hadrian, elle pourrait être condamnée à verser de l'argent ou pire... À une mort par pendaison. Je poursuis calmement en parlant d'un ton bas.
— Écoute... si c'est le cas tu devras voir le bon côté des choses. On aura un travail et on sera en sécurité au Bocal. On ne risque pas d'être formés pour devenir des soldats contrairement aux hommes.
— Tu imagines sérieusement ta sœur vivre là-bas ? Elle est si fragile et sensible...
Je hausse les épaules avant de lui prendre la main.
— Il n'a jamais pris des femmes aussi jeunes, je doute que son choix se porte sur Niobé.
Elle me serre vigoureusement dans ses bras, ma mère affiche des cernes sur son joli visage rond, je sais qu'elle est rongée par l'inquiétude. Si moi ou Niobé devions partir, elle aurait la sensation de perdre à nouveau un enfant. Après la naissance de mon frère mort-né il y a quinze ans, elle a mis du temps pour avoir Niobé et c'est pour cette raison qu'elle est si protectrice envers nous, plus particulièrement ma jeune soeur. Elle a ensuite eu notre frère James qui est mort de maladie à tout juste deux ans. J'ai toujours admiré ma mère pour son courage à faire face aux situations les plus terribles, après la mort de mon père quelques mois seulement après celle de mon jeune frère, elle a su nous consoler et ne pas montrer sa profonde tristesse. Je décide de la serrer de nouveau dans mes bras avant de prendre la tangente dans la forêt en revêtant ma cape verte.
Une fois sur le chemin principal, je m'éloigne du sentier pour prendre une direction où peu de monde s'aventure. Non pas que ma destination soit dangereuse, mais elle est loin du village et presque personne ne s'y rend. Ma botte droite s'enfonce dans la boue encore humide. Je grimace et saute dans un passage un peu plus sec. Je m'enfonce de plus en plus dans les tréfonds de la forêt, je joue des coudes pour me faire un passage entre les arbres et branches en tout genre. Je m'égratigne les bras et saigne légèrement, laissant sur mon passage des gouttelettes jonchant le sol boueux. J'arrive enfin à ma destination et observe ce lieu si cher à mon cœur. Les feuilles mortes sont éparpillées laissant un dégradé de couleur agréable. Le ciel est d'un bleu éclatant et la lumière du soleil offre un reflet incroyable sur les pierres tombales. J'avance dans l'une des allées pour enfin atteindre mon but. La tombe de mon père est restée telle que dans mes souvenirs, celle de James également. Je ne viens pas souvent, je n'aime pas pleurer et je ne peux réprimer mes larmes ici. Je m'agenouille et place les quelques fleurs que j'ai cueillies sur la route. Je pose ma main sur la pierre froide et ferme les yeux pour savourer ce moment de recueillement. Malgré la douleur, un grand sourire habite mon visage. Je me sens proche d'eux, en osmose avec le vent qui frappe mon visage, avec le soleil qui heurte ma peau pâle. J'aime cet endroit qui m'apporte une pause dans ce monde qui ne s'arrête jamais de tourner.
— Vous me manquez tellement... J'aimerais que vous soyez là, je me tourne vers la pierre tombale de mon père, j'aimerais sentir ton odeur et me blottir dans tes bras si réconfortants. Je déteste savoir que je ne pourrais plus jamais te voir... Le Roi va venir ici, je sais que tu aurais détesté ce moment. Prendre le risque de nous voir disparaître. Tu aurais convaincu maman de faire nos valises pour partir encore plus loin. Mais tout nous rattrape. Et il est là. J'ai un mauvais pressentiment depuis que Caleb me l'a dit... Je me souviens de nos discussions sur ce sujet. Tu me disais que tu ne comprenais pas les choix du Roi. Pourquoi prendre des garçons, puis des nobles, puis des filles. Comme si tout était calculé à l'avance. Ce n'est pas pour rien que tous les Chefs de Région ont vu leurs enfants ou des enfants de leur famille partir au Bocal, beaucoup sont morts... Mais pourquoi venir ici ? Il n'y a personne d'important !
Je souffle de frustration en posant ma tête contre la pierre froide. Je laisse couler quelques larmes avant d'embrasser la tombe et de me redresser.
— Quoi qu'il se passe, ne m'abandonne pas. Laisse-moi voir ta présence par des signes. Je t'aime papa. Je t'aime James.
Avant d'être le village mis en lumière, personne ne parlait de cet événement. Personne ne se posait jamais de questions sur ce qui arrive vraiment aux jeunes. Caleb et moi sommes persuadés que nous ne devrions pas être si anxieux, alors pourquoi cette boule dans mon estomac ne veut pas disparaitre ?
Je reste quelques heures à ne faire qu'un avec les éléments de la forêt en marchant. C'est mon moment de quiétude, de bonheur, où je laisse mes tracas à l'entrée et que je récupère en rentrant chez moi. Je croise Glenn, un ami de Caleb, il est accompagné de son petit frère pour lui apprendre à chasser. Nous parcourons le champ à grandes enjambées avec ses prises du jour, placées en sûreté dans son sac de jute. Nous arrivons à l'entrée du village quand nous entendons des bruits de galops se rapprocher à vive allure. Je me couche au sol, accompagné de Glenn, pour éviter d'être surpris dans une propriété qui n'est pas à nous et constatons devant nous une trentaine de cavaliers, entourant deux grosses calèches magnifiques, suivis de quelques charrettes. Je devine rapidement que le Roi est présent et ma boule d'angoisse réapparaît immédiatement car l'annonce est de plus en plus imminente. Nous patientons quelques minutes encore avant de nous relever et de nous séparer. Avant de rentrer à la maison, je pars déposer à Caleb quelques gibiers, que Glenn m'a donné.
Le lendemain matin je me réveille à l'aube, après avoir brossé mes cheveux roux, je décide de les laisser détachés. Niobé adore quand mes cheveux tombent sur mes épaules, elle trouve que ça me donne bonne mine. J'observe rapidement mon reflet, mes yeux vert émeraude et mes joues roses sont ce que je préfère chez moi. Je mets une robe verte un peu ternie par le temps, que j'aime toujours autant porter. J'ai la chance d'être plutôt grande, et je sais que cette tenue met mes jambes en valeurs. Ma mère et ma sœur se préparent également. Elles sont de plus en plus tendues. Pendant le repas, nous parlons peu...
— Comment ça va se passer ?
Ma sœur pose la question anxieuse.
— Apparemment, le Roi va rester quelques jours dans votre école pour vous observer. Vos professeurs vont également rendre compte auprès du Roi sur vos compétences, points forts et points faibles.
— Pourquoi faire ça ? C'est stupide ! grogne ma sœur.
— Les rumeurs disent que le Roi sait déjà à l'avance sur qui son choix va se porter... Et qu'il offre une chance incroyable aux jeunes sans avenir de venir vivre dans le Bocal. En gardant avec lui des jeunes des différentes Régions, il garde un certain contrôle sur la population...
— Une chance ? En nous privant de liberté ? Je ne comprends pas sa logique ! dis-je d'un ton froid.
— Qui aurait envie de prendre le risque qu'il vous arrive quelque chose ? Dans l'hypothèse que la fille d'un Chef de village se retrouve dans l'obligation de servir le Roi, Hadrian sait que celui-ci ne la mettra jamais en danger en s'alliant avec Lazare et les rebelles de la Région 15... souffle ma mère abattue.
— C'est vrai que quand on y réfléchit bien... Quel meilleur moyen de garder le contrôle de la population qu'en prenant les enfants de ses alliés ou des potentiels ennemis ? Si demain une rébellion éclatait, il faudrait prendre le risque de les voir morts. Hadrian est un homme méprisant, mais intelligent.
Après ma conclusion lugubre, personne ne reprend la parole.
Une fois au centre de la grande place, je cherche du regard Caleb, ma sœur me tient fermement la main. C'est fou comme finalement cela fait beaucoup de jeunes dans le village. On est une petite cinquantaine à se tenir là devant le Roi et ses gardes, les villageois ne sont pas conviés, seulement les jeunes scolarisés. Je l'aperçois enfin, il se tient à côté de la fontaine, droit et souriant, et comme à son habitude rien ne le tracasse, en façade en tout cas. Je sais qu'il est très anxieux mais il me dirait : « Montrer qu'on a peur ne fait que donner l'avantage à celui qui génère cette crainte alors maîtrise la ». Caleb, me regarde à son tour, souriant et lève son bras pour me saluer. Rien que de le voir en face de moi me rassure instantanément. On passe des heures à parler de notre vie, de l'avenir et des problèmes aussi. Il est de la même catégorie sociale que moi, notre priorité c'est de manger, boire et de nous vêtir dignement. Il m'apaise les jours où je suis angoissée, rattrapée par les fantômes de mon passé. Il comprend ça. Il me comprend.
Pour le moment, chaque pensée que j'accorde à mon défunt père et à mon frère me donne les larmes aux yeux. Je déteste cette sensation de faiblesse. Alors comme un code entre nous, on fait comme si tout allait bien.
Mes pensées sont interrompues par Ezri, notre Chef, qui prend la parole fièrement.
— Comme vous le savez tous, nous sommes réunis pour donner la possibilité à des jeunes de vivre une vie au service du Roi au Bocal. Ils rejoindront dans quelques jours leurs nouvelles demeures. Les épidémies et le manque de nourriture ont tué beaucoup de jeunes et c'est pour cette raison que le Roi a pris cette décision, il y a des années, de renouveler la population du Bocal de temps en temps, avec votre arrivée ! Hadrian vous laisse l'opportunité incroyable de vivre sans manquer de rien, un foyer, un travail et de la nourriture. La contrepartie n'est que minime, car nous voulons votre loyauté éternelle pour votre Roi. Merci de faire une ovation au Roi Hadrian !
On pourrait presque croire que cette occasion est sensationnelle et que vous aurez vraiment une chance folle d'être la personne choisie... Si Ivan et ma mère ne m'avaient pas raconté les réelles motivations d'Hadrian, peut-être aurais-je pu y croire...
La foule applaudit timidement, le Roi approche et embrasse Ezri chaleureusement. Je m'attarde sur la chevelure du Roi ; Mi long, blond foncé et légèrement ondulé avec une couronne en or incrustée de diamants. Celle-ci comporte les pierres des 15 Régions. – Des minerais sont dans chaque région et chacune a sa pierre précieuse. Dans la 8 notre pierre c'est l'Aigue-Marine qu'on peut voir sur l'anneau en or d'Ezri qui est signe de son statut de Chef. Une variété de Béryl, d'où mon prénom — Je ne l'avais encore jamais vu. Il est grand et élancé. Beaucoup de charisme et d'élégance. Bien qu'un petit air nonchalant, peut-être est-ce dû à sa posture un peu avachie.
— Merci mon vieil ami !
Hadrian observe une charrette où cinq jeunes hommes apeurés, patientent sous bonne garde. Ezri précise alors :
— Je ne savais pas de combien d'hommes et femmes tu avais besoin. J'ai réuni les orphelins des villages de proximité. Plutôt que de voler, ils seront plus utiles à sacrifier leur vie pour le royaume.
Hadrian affiche un sourire satisfait et annonce à mon grand regret.
— Parfait ! Il me manque donc deux hommes et deux femmes pour compléter ! Commençons !
Le Roi garde un sourire narquois sur son visage, tel un fauve en pleine partie de chasse, il se déplace de rang en rang pour mieux observer les hommes et femmes à sa merci, attendant de connaitre la sentence.
Hadrian scrute notre rangé, et observe chaque visage avec lenteur.
— Comment te nommes-tu ma jolie ?
La jeune femme se redresse et dans un murmure à peine audible, elle répond :
— Mary, mon Roi.
Il la dévisage et avec un sourire satisfait il lui donne une tape sur les fesses, Mary se décompose mais ne bronche pas, ses mains se crispent attendant de connaître la décision du Roi.
— Trop molle, et toi, ton prénom ?
Hadrian poursuit son manège pendant un temps, satisfait de l'effet de terreur qu'il dégage sur nous. Il s'approche de moi, me regarde longuement. Il tourne autour de moi, puis de ma sœur. Il nous demande nos prénoms, puis dans un grognement continue son parcours.
Après un instant, il confie à Ezri ceux qui ont retenu son attention, je vois notre Chef opiner et inscrire dans un registre les heureux pré-recrutés. Pendant les jours qui suivent, le Roi passe de classe en classe, observe silencieusement ce que nous faisons pendant des heures. Pour notre part, c'est couture, tissage et apprendre les bonnes manières, un programme au combien ennuyant. Les hommes partent apprendre l'art de manier l'épée, l'arc et la chasse. Hadrian passe plus de temps auprès d'eux. Comment peut-il déjà rester une heure pleine à nous observer tricoter sans mourir d'ennui ? Ça me dépasse. Je déteste me sentir épiée, j'ai hâte qu'il fasse son choix et qu'il parte dans son luxueux château.
Le dernier jour, au moment de rendre son verdict, il se tourne vers Ezri pour lui faire part de sa décision, puis l'annonce en criant. Personne ne sait ce qu'il a regardé, le physique ? Les qualités observées pendant son passage ici ? Je doute fort l'avoir impressionné avec mes compétences en quoi que ce soit, je ne suis forte que dans l'art de faire semblant, en tout cas il fait son choix rapidement et il annonce :
— Béryl Moncade.
Non...Ce n'est pas possible. Mon cœur s'arrête de battre. Je ne veux pas y croire. Tous les regards sont sur moi. Je veux avancer vers lui, mais impossible de bouger. Je sens ma sœur se tourner vers moi, les larmes aux yeux. Je me contente de lui faire un sourire à peine perceptible. Je sens une main se poser sur mon bras.
— Viens avec moi... me souffle gentiment une personne que je ne connais pas.
Je bouge, et comme déconnectée je regarde impuissante ma vie m'échapper. Je n'ai jamais vraiment songé à cette situation. Je ne pensais pas que son choix pouvait se porter sur moi, mais sur une fille disons plus charismatique... Bien sûr, je voulais voyager, partir de mon village, mais savoir que je ne pourrais jamais revenir, disons que les envies et les rêves ne sont plus les mêmes que ceux que j'avais hier... On entend des chuchotements, près du Roi, tout le monde me sourit comme si c'était une bonne nouvelle. J'entends le deuxième nom, la fille du Maréchal Ferrand du village. Elle se décompose, approche et se place à mes côtés vers la charrette des orphelins qui sont eux aussi du voyage.
Hadrian se déplace maintenant dans les rangs des garçons et se montre taquin avec l'un d'eux.
— Tu penses pouvoir te battre dans mon armée ?
Le garçon balbutie mal à l'aise :
— Je donnerai ma vie pour vous mon Roi.
— Gros comme tu es, je ne pense pas que tu puisses m'être utile, Hadrian se tourne vers Ezri, à lui seul, il mangerait la totalité de nos réserves en à peine une semaine !
Ezri ritonne pendant que le garçon rougit et baisse le regard. Hadrian se tourne de nouveau vers lui avec un regard dédaigneux.
— Ezri, si dans une semaine ce garçon est toujours aussi gros, donne-le à manger aux porcs. Il n'est pas utile pour moi, ni pour toi, mon ami. Je l'ai vu se battre, il est pitoyable.
Ezri approche et acquiesce devant le garçon apeuré qui régurgite son repas au pied du Roi. Celui-ci s'éloigne en lançant un regard noir et rajoute d'un ton sec :
— Trois jours, laisse-lui ce délai, une semaine c'est trop long.
Après avoir continué son tour, Hadrian annonce ensuite le nom du premier garçon sélectionné
— Caleb Klein.
Face à l'annonce de son nom, je suis mitigée, d'un côté, je suis rassurée d'affronter cette nouvelle vie auprès de mon meilleur ami, d'un autre, je suis triste pour lui, pour sa mère qui perd son dernier enfant vivant. Il me regarde et je sais qu'il pense la même chose que moi. Il s'approche, me frôle la main puis se positionne à la gauche d'Hadrian. Le second prénom est le fils du boucher qui lui aussi a la mine défaite. Il a pris les hommes les plus forts. Le choix des filles, reste un mystère pour moi, qu'a-t-il pu me trouver d'intéressant ?
Ezri conclut par un discours long et ennuyeux. Avant de quitter la grande place, j'observe les gardes partir en direction de ma mère et des autres villageois qui attendent de connaître « les recrutés ». Cette scène me fait prendre conscience que je vais disparaître de leurs vies et ça me brise le cœur. Après un moment, on nous emmène à la Taverne. On nous explique que nous allons traverser la Région puis prendre le bateau. Le Bocal n'est accessible que par l'eau. On nous dit aussi que le voyage va durer un peu plus d'une semaine. Une fois à l'intérieur, Ivan nous observe mélancolique. Il sait que nous sommes les jeunes « recrutés ». Son regard s'attarde sur moi un instant, je décide de venir à son niveau pendant que j'attends d'en savoir plus.
— Tu me sers un verre ?
Il me sourit tendrement avant de me servir. Caleb arrive à notre hauteur et prend place à mes côtés.
— Je suis sincèrement désolé pour vous...
— Il ne faut pas, commence Caleb sur un ton calme. Je suis avec Béryl, on est ensemble, c'est tout ce qui compte.
Ivan acquiesce souriant, pendant que je le gratifie d'un merci.
— Votre famille ne viendra pas... Ils pensent que c'est moins douloureux comme ça. Vous devez vous rendre dans une chambre pour vous préparer et vous reposer un peu avant de partir, des gardes sont chez vous pour regrouper vos affaires... nous prévient Ivan gentiment. Vous voulez que je passe un message à vos parents ?
Je regarde tristement Caleb qui décide de parler en premier d'un ton bas.
— Dis à ma mère que tout ira bien. Que je suis heureux de vivre cette aventure avec Beryl et que je veillerai sur elle. Il faut qu'elle s'occupe d'elle. Et dis-lui que je l'aime.
Ivan opine du chef avant de nous resservir une pinte en m'observant du coin de l'œil.
— Raconte la même chose à ma mère. Que je l'aime et que j'irais bien. Dis à ma sœur que je penserai toujours à elle et que je ferai tout pour revenir les voir un jour. Promets-moi de veiller sur elles.
— Je te le promets. Je veillerai à ce que vos familles ne manquent de rien.
— Merci Ivan.
Je termine mon verre d'une gorgée et avant de monter à l'étage je me retourne une dernière fois vers lui :
— Je suis également désolée pour toi... Avec mon départ, tu perds ta meilleure serveuse ! Je vais être impossible à remplacer, je rigole en lui lançant un clin d'œil qu'il me retourne.
Je patiente dans une des chambres. Je tourne en rond. Je n'arrive pas à me reposer ou à réfléchir calmement. Je suis ébranlée par cette nouvelle et dépassée par les évènements et les émotions qui m'animent. J'observe par la fenêtre les gardes préparer les chevaux. Les orphelins sont toujours sur la charrette et ont le regard rivé vers l'horizon. Au moment où je veux ouvrir la porte pour redescendre, une main me saisit le bras et me pousse à l'intérieur. Je m'apprête à crier quand je reconnais la personne en face de moi. Les yeux ronds de surprise je le questionne :
— Hector ? Mais que fais-tu ici ? Comment as-tu pu entrer ?
Il passe sa main dans ses cheveux noirs et gras en balbutiant :
— J'ai dit que je travaillais ici... Je devais te prévenir... Il faut que tu sois prudente... On ne sait jamais ce qui peut arriver...
— Parle moins vite ! Je ne comprends rien à ce que tu me racontes ! De quoi dois-je me méfier ?
— D'eux ! Il montre du doigt la porte. De tout ce qui est à l'intérieur du Bocal !
— Comment ça ? Tu parles de quoi ?
— Des gens méchants qui voudront vous détruire et vous tuer. La vie est horrible dehors ! Tu devrais rester ici en sécurité.
Je m'approche de lui doucement, il me regarde en gigotant d'un pied sur l'autre, tout en continuant son charabia que je ne saisis pas. Je lui touche doucement l'épaule car je sais que ça l'apaise, mais il me rejette violemment en criant « TU DOIS RESTER ICI ! » Un garde ouvre la porte et le pousse sans ménagement vers la sortie. Encore hébétée par ce qui vient de se passer, je croise Caleb qui enlace Ivan une dernière fois.
Caleb attrape ma main et nous descendons rapidement. On nous donne une tenue identique ; un pantalon marron et une chemise beige.
Ezri nous tends un sac en nous expliquant que nous avons le minimum et que le reste nous sera donné au fur et à mesure. Je n'ai pas le temps d'en explorer le contenu car la cérémonie du recrutement approche, nous sommes devant le Roi qui se tient à l'entrée du village. Je ne comprends que lorsque le fer chaud marque le poignet du premier orphelin qui lui déchire un cri de douleur ce qui va m'arriver. Nous sommes marqués comme du bétail, un signe en forme de couronne, ce qui signifie que pour le reste du monde, nous sommes des recrutés, des esclaves du roi. De la basse besogne, pas digne d'intérêt. Lorsque vient mon tour, je me mords la lèvre si fort que je sens le gout du sang dans ma bouche. Je grimace au contact du fer chaud sur ma peau et observe écœurée ce signe qui ne me quittera plus, une larme coule le long de ma joue rougie.
Le départ est ensuite annoncé. Le Roi et ses proches sont répartis dans des calèches. Nous concernant, on nous place dans une charrette différente de celles des orphelins, je suis satisfaite de ne pas avoir à marcher sans relâche.
Pendant le voyage, je regarde s'éloigner doucement mon village pour en découvrir d'autres. Je découvre ma Région avec les yeux d'une enfant émerveillée de découvrir le monde. La forêt est interminable... La montagne que je voyais de si loin se rapproche. La faune et la flore sont si différentes de ma ville. Des oiseaux que je n'avais jamais vus nous suivent, j'ai même le droit à un récital. Je m'allonge dans la charrette pour les observer, Caleb me prend la main en s'allongeant à son tour. Je ferme les yeux et me laisse bercer par la mélodie. La journée se termine vite, on nous demande d'aider à faire le feu, puis de préparer le repas. Je découvre mon nouveau quotidien. Écouter et obéir. Tout ce que je déteste ! Je sais que je suis de mauvaise foi mais je n'aime pas quand un inconnu me donne des ordres. Même si je suis dans la forêt, celle-ci me manque. Ici je n'ai pas l'impression d'être libre. Je me sens enfermée et enchaînée, comme si j'étais une esclave avec ma marque. Je ne contrôle rien et ce sentiment m'angoisse. Après avoir servi le repas, mangé les restes et nettoyé les gamelles, je pars un peu m'isoler sur une roche. Caleb arrive à mon niveau et se penche vers moi.
— On va survivre à tout ça Béryl... il m'attrape les mains, on est tous les deux c'est déjà ça.
— Heureusement que tu es là ! dis-je d'une voix plaintive, en penchant ma tête contre son épaule. Je ne survivrai pas seule.
— Tu survivras quoiqu'il arrive, il se relève et me tend la main, allons dormir, demain une longue marche nous attend.
Je l'observe pendant qu'il se lève, je ne vais pas mentir, depuis quelque temps mes sentiments à son égard évoluent. J'aime cet homme depuis un certain temps, même si je refuse d'accepter cette réalité effrayante.
Nous dormons sur le sol froid et dur. Je peine à trouver le sommeil, ma brûlure au poignet me fait souffrir, mais l'épuisement a raison de moi assez rapidement et je sombre peu à peu.
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