Première Partie
Je suis devant la porte. Je dépose ma boite à outils sur le sol. Je sonne une, deux, trois fois. Pas de réponse. Je me mets donc à tambouriner. Des pas se rapprochent. La porte s'ouvre.
- Bonjour M. Torcas, dis-je, après un moment d'hésitation.
L'homme qui se tient devant moi est petit et trapu. Il a une barbe de trois jours environ, et des cheveux gris. Il porte une chemise blanche accompagnée d'une cravate noire et un pantalon de la même couleur. A ses pieds, des chaussures de soirée. Il m'observe avec des yeux méfiants.
- Euh...Je suis là pour remplacer votre vitre brisée.
M. Torcas continue de me fixer sans rien dire.
- Nous avons parlé au téléphone il y a quelques minutes ?
Son visage s'éclaire soudain.
-Ah mais oui ! s'exclame-t-il. Entrez donc.
Je respire. Je ne sais pas ce que j'aurais fait s'il m'avait claqué la porte au nez. Ça fait deux jours que personne n'a fait appel à moi.
Une fois à l'intérieur, la première chose qui attire mon attention c'est l'odeur. Je ne sais pas très bien ce que c'est, mais c'est très déconcertant. L'homme me conduit aussitôt à la source du problème. Au passage, je remarque à ma gauche un salon assez petit avec des fauteuils en cuirs noirs qui, à ma grande surprise, sont déchirés de part en part. C'est comme si quelqu'un s'y était agrippé de toutes ses forces. A ma droite, un long couloir avec une porte tout au fond, et une de chaque côté du mur.
Arrivé dans la cuisine, je manque défaillir. Je comprends aussitôt l'origine de cette odeur dégoûtante qui flotte dans la maison. De toute ma vie, je n'ai jamais vu une cuisine dans un tel état. Ça doit bien faire plus d'une semaine que la vaisselle n'a pas été faite vu la pile d'assiettes dans l'évier. Sur le sol, il y a des mouchoirs apparemment utilisés, et plus loin trois gros sacs à ordures, autour desquels plusieurs mouches festoient.
Je lance un coup d'œil à mon hôte. Aussi bien vêtu, mais vivant dans une véritable porcherie ! Est-ce la paresse ou un penchant pour le nauséabond qui le pousse à vivre ainsi ? Ne pouvant exprimer mon dégoût à haute voix, par courtoisie, je le fais passer dans mes yeux. M. Torcas comprend sûrement puisqu'il dit :
- Les femmes, vous savez... Ça fait plusieurs jours que je dis à la mienne de s'occuper du ménage, et regardez-vous-même !
Je ne dis rien. Femme ou pas, un homme ne devrait pas vivre dans de telles conditions.
- Je suis sûr, poursuit M. Torcas, que la vôtre doit faire pareil quelques fois.
- Je ne suis pas marié. Je vis seul.
- Dans ce cas, vous ne pouvez pas comprendre, répond-il en souriant. Bon, trêve de bavardages, c'est par ici.
Je le suis sans ajouter un mot. Je crains presque d'ouvrir la bouche, de peur que toute cette saleté n'entre en moi.
- Voilà, dit M. Torcas en me montrant un grand espace vide.
Je vois des bouts de verres éparpillés sur le sol.
- Comment dites-vous que c'est arrivé encore ?
- Un accident.
- Un accident ?
- C'est ça.
Je hoche la tête lentement.
- Alors ? Vous croyez en avoir pour longtemps ?
- Il m'est impossible de le dire sans avoir pris les mesures. Il s'agit d'une baie vitrée, n'est-ce pas ?
- Oui, répond M. Torcas, les mains sur ses hanches. Quel foutoir !
« A qui le dites-vous ! » dis-je intérieurement.
Sans plus tarder, j'ouvre ma boite à outils. A l'aide d'un mètre ruban, d'une corde, d'un crayon et un papier, je me mets au boulot. Je commence par les mesures horizontales et verticales. Puis, j'utilise la corde pour mesurer les diagonales. Mais ces mesures ne suffisent pas. Je dois maintenant connaitre l'allège. Elle me permettra de fixer la poignée à la bonne hauteur. Quand c'est fait, je prends mon crayon et mon papier et je note :
Baie coulissante : 2 vantaux : 215 x 180/210/240 cm.
Je hoche la tête pour moi-même. Puis, je tends le papier à M. Torcas.
- Voici ce qu'il me faut, M. Torcas.
- Je t'en prie l'ami. Appelle-moi Arel. Je peux te tutoyer ?
Je suis tenté de répondre par la négative, mais je finis par approuver d'un hochement de la tête.
- Bien. Et toi quel est ton nom ?
- Benito, dis-je, n'appréciant guère toutes ces questions.
- Benito comment?
- Lambert.
- Benito Lambert. Quel drôle de nom! ajoute-t-il avec un petit rire. J'ai une envie folle de lui mettre mon point dans la figure, mais je me retiens. Portoricain ? ajoute-t-il.
- Non, je suis originaire du Honduras, dis-je avec impatience. Euh, M... Arel. Vous allez acheter le matériel ou dois-je y aller ?
- Attends un instant. Il reporte son attention sur le papier que je lui ai remis. C'est quoi des vantaux ?
- Des battants. Ou des volets si vous préférez.
- Ah d'accord. Eh bien, je pense que ce serait mieux que tu y ailles toi-même. En plus, je m'apprêtais à sortir. Combien ça va me couter ?
- Dans les $400 - $500, dis-je après un moment de réflexion.
- Bien. Attends-moi ici. Je vais prendre mon portefeuille.
Je le regarde s'éloigner. Me poser des questions sur mes origines...Comme si ce n'était pas assez difficile pour moi !
Cela fait à peu près cinq ans maintenant que j'ai quitté Tegucigalpa, des rêves de grandeur plein la tête. Je suis venu aux Etats-Unis pensant vivre « The American Dream », mais c'est plutôt « The Shame Dream » que je vis. Malgré mon diplôme en Information Technology, je n'ai toujours pas trouvé de travail en rapport avec mes compétences. Pour arrondir mes fins du mois, je suis donc devenu un homme à tout faire. Cela aurait été plus facile à vivre si je ne travaillais que pour moi. Mais ce n'est pas le cas. Je porte une famille nombreuse sur mes épaules. Ma mère, mes deux frères et mes trois sœurs. En fait, juste deux sœurs maintenant. La benjamine est morte il y a deux ans. Elle était séropositive. C'est d'ailleurs sa mort qui m'a remis les pendules à l'heure. Pendant que moi ici, je rechignais à faire ce boulot prétextant qu'il n'était pas digne de moi, elle se prostituait pour subvenir aux besoins de la famille. Et elle en était morte. Je me suis senti tellement coupable après son décès que j'ai fini par accepter de baisser mes standards. Pour ma famille. Mais surtout en mémoire de Katrina...
Je me dégourdis un peu les jambes à l'extérieur. La cuisine donne sur une petite cour. Deux arbres y sont plantés. La maison est entourée d'une clôture, chose que je n'aime pas vraiment. On dirait une prison.
Je commence à perdre patience. M. Torcas est parti depuis au moins quinze minutes. Je soupire. Qu'est-ce qu'il ne faut pas faire pour gagner un peu d'argent...Mon regard se balade dans les environs. Je vois les morceaux de verres brisés sur les carreaux marron. A côté, sur le mur, un autre sac poubelle que je n'avais pas vu. Contrairement aux trois autres, il est ouvert. Quelque chose attire mon attention. A l'intérieur, il y a juste quelques papiers et...on dirait un livre. Non, un cahier plutôt. Il est de couleur rouge. Je ne sais pas pourquoi je le fais, mais après avoir vérifié que mon hôte ne revient pas, je sors le cahier du sac à ordure. Dessus il est écrit : « Diary » en jaune.
L'une des choses qui m'aident à tenir le coup ici, c'est ma passion pour les livres. Les romans en particulier. Cette faculté qu'ils ont de vous transporter dans un autre monde, de vous faire transcender, reste un mystère pour moi. Certains se droguent pour oublier. Moi je lis.
Ainsi, je n'ai jamais su résister à l'envie de lire tout ce qui me passe sous la main. Je regarde le cahier pendant quelques secondes, hésitant, puis je finis par l'ouvrir.
18 juin 2005
Il aura fallu trois ans pour convaincre mon ravisseur de m'acheter un cahier sur lequel je peux écrire. Je ne comprends pas pourquoi il a autant hésité. Ce n'est pas comme si je pouvais m'enfuir. Bref. Les instants les plus pénibles sont passés. J'ai l'impression qu'il commence à me faire confiance. Au début, il passait son temps à me rouer de coups. Maintenant c'est juste quelques gifles en passant. C'est peut-être parce-que je suis sa préférée. Du moins, c'est ce qu'il me dit. Cependant, il refuse toujours de nous dire son nom. Quand je dis « nous », je parle de Claire, Abigail et moi. Claire était déjà là quand je suis arrivée. Quant à Abigail, cela fait juste quelques mois qu'elle est là. En ce moment, c'est avec elle qu'il couche tous les jours. Il dit qu'elle est encore « fraîche ». La pauvre... Ses cris me brisent le cœur. Elle est la plus fragile d'entre nous. Mais Claire et moi sommes passées par là. Elle s'y fera.
Ariette R.
Je regarde le texte, incrédule. J'hésite un moment, avant de tourner la page.
23 septembre 2005
Je n'ai pas pu écrire durant ces deux derniers mois. Arel – il a fini par me donner son prénom – était très en colère contre moi. Il nous laisse prendre de l'air de temps en temps lorsqu'il est de bonne humeur. Il le fait toujours très tard le soir, pour éviter que quelqu'un nous remarque. Un jour, prise d'un moment de courage ou plutôt de folie, je décidai de m'échapper en escaladant la clôture. Mais Arel fut plus rapide. Il ne m'avait plus infligé une telle correction depuis très longtemps. Abigail et Claire ne pouvaient que regarder. Lorsqu'il est dans cet état, il ressemble à un lion sauvage. Il perd toute raison. Mais est-ce mal de vouloir la liberté ? Est-ce mal de désirer revoir ma famille rien qu'un instant ? Il dit que c'est lui ma famille maintenant. Parfois, je suis tellement désespérée que je me dis qu'il a raison.
Ariette R.
Je tremble de peur et de rage. Ce que je viens de lire parait irréel. Dans cette maison, il y aurait donc trois filles qui ont été kidnappées depuis plus de dix ans ? C'est impossible. Je les aurai entendues. Non...Pas forcement. La porte au fond du couloir. Et si elle conduisait à une cave ? Oui c'est fort possible. Je scrute les environs. Toujours pas le moindre signe de M. Torcas. Et si au lieu d'aller prendre son portefeuille comme il me l'a dit, il était allé...Mon Dieu ! Je reporte mon attention sur le journal. Apres cette page, il n'y a plus rien. Certaines pages ont été arrachées. Les autres sont vides. Non, il y en a encore une autre. J'ai bien failli la manquer. Pour cause, elle se trouve à l'avant dernière page du journal. Je lis sans perdre de temps.
5 mars 2013
Ma vie est un cauchemar duquel je ne me réveillerai jamais. J'en suis sûre . Ma petite princesse, que j'ai appelé Hope, a eu un an aujourd'hui. Elle est mon rayon de soleil dans ces ténèbres. Je ne la considère pas comme le fruit d'un viol, mais comme un cadeau de Dieu. Je me sens un peu comme la vierge Marie, comme si Dieu était lui-même le père de cet enfant. Mais quel avenir ai-je à lui offrir ? Une vie de peur, de violence et de misère ? Lorsque je suis tombée enceinte, j'ai cru qu'Arel allait me tuer. Je pensais qu'avoir un enfant était la dernière chose qu'il voulait. Mais quelle ne fut pas ma surprise quand il l'accueillit comme si elle était la huitième merveille du monde ! Il est devenu plus doux, plus gentil avec moi. Grace à Hope. Je devrais m'en réjouir, sauf que ce n'est pas ce que je veux. Je n'en ai rien à faire de sa gentillesse, ce que je veux c'est qu'il nous laisse partir ! Pas seulement Hope et moi, mais aussi Abigail et Claire. Nous faisons mine que tout va bien pour ne pas attiser sa colère, mais la vérité c'est que nous sommes mortes. Mortes à l'intérieur. Ma seule raison de vivre c'est Hope...
C'est la dernière fois que j'écris dans ce journal. Je n'en vois plus trop l'intérêt. Même Anne Frank a du s'arrêter un jour. Si par miracle, quelqu'un le lisait, sachez juste que j'ai fait de mon mieux.
Ariette R.
ps : j'hésite mais on ne sait jamais. Vous êtes peut-être un envoyé de Dieu. Si l'envie vous prenait de venir me sauver, sachez que je suis dans une cave, dans une maison située au 18315 Thicket Grove Rd, Houston. Arel est de moins en moins prudent avec moi, alors j'en ai profité pour lui voler une de ses factures. Voilà. Je ne vois pas ce que je pourrai dire d'autre.
Je referme le journal avec précipitation. Il n'y a plus de doutes. Elles se trouvent bien ici. Cette dernière entrée date de la veille. Mes yeux se posent sur les morceaux de verres brisés. Maintenant que je regarde bien, je crois apercevoir des gouttes de...Se pourrait-il que... ? Mon Dieu! Que dois-je faire ? Arel Torcas n'est toujours pas de retour. Dois-je aller appeler la police et revenir ? Une des paroles de ma mère me revient subitement en mémoire: « quand on a l'occasion de faire le bien, et qu'on ne le fait pas, on le paiera tôt ou tard. » Non, je ne peux pas les abandonner. Je ne veux pas avoir leurs morts sur la conscience.
Je fouille mes poches. Mon téléphone est resté dans ma voiture. Je n'ai pas le choix. Je dois essayer de les libérer moi-même. C'est maintenant ou jamais.
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