4.

Depuis l'étage, assis en tailleurs au sol sur le lino de bois, il regarde le jardin avec nostalgie. La petite fenêtre collée au sol devant lui est ouverte, offrant une meilleure vue à l'homme rêveur. Ses mains sont posées sur ses cuisses et son dos se courbe légèrement sous le poids des souvenirs envahissant son esprit tout entier.

A peine deux ans plus tôt, leurs corps se mouvaient gracieusement sur cette même l'herbe, à la poursuite d'une boule de poils bondissante. Des dizaines d'entre elles avaient envahi leur terrain, entrant sûrement sous la clôture dégradée menant vers la maison abandonnée ; rongeant leurs légumes, creusant le sol, grignotant leurs fruits. Ces lapins les avaient fait beaucoup rager, les avaient désespérés, forcés à courir, à chercher sans cesse de nouvelles idées mais ils avaient finalement réussi à s'en débarrasser après maints et maints efforts. D'abord heureux, il n'aurait pas pu imaginer à quel point ces longues courses à la poursuite des créatures pourraient lui manquer, ça lui aurait semblé invraisemblable ; pourtant le fait est là et impossible à nier : la course au lapin lui manque terriblement, tout comme les heures passées à réfléchir à de grandes stratégies.

En bas, son ami est accroupi dans un massif de fleurs. Ses mains sont ornées de gants et son visage tendu en une mine fermée ; tout de lui exprime une profonde concentration. Il arrache une fleur sortant du parterre, légèrement décalée, et coupe une autre du haut de sa tige pour éviter de fatiguer la plante. Ses doigts se mouvent agilement par dessus les fleurs en trouvant solution à chaque problème, en rectifiant chaque erreur à l'aide de son couteau pour sortir les racines de la terre ou de son sécateur.

Un grand creux, tapissé de béton, profond d'environ un mètre, comble le centre du jardin. Ses murs, fissurés, sont ornés de mousse malgré la chaux les recouvrant pour l'éviter. Ce grand bassin, autrefois sûrement rempli d'eau, est désormais un trou béant mais joliment décoré : quatre cyprès, de nombreuses fleurs et de multiples arbustes le camouflent en créant une belle barrière végétale l'entourant. Les jeunes hommes avaient voulu le garder plein de liquide, avec des poissons et de beaux nénuphars leur rappelant de sublimes peintures ; tous deux grands admirateurs de Monet. Finalement, cela avait été irréalisable, les murs aspirant l'eau, le fond percé dont le contenu s'échappait dans la terre, gorgée d'eau. Nettoyer l'ensemble et combler le liquide manquant leur prenait bien trop de temps, deux à trois heures par jour, et ils avaient finalement pris parti d'abandonner ; laissant le projet inachevé et une profonde frustration au fond d'eux. Bien que les années aient passé, lentement, tous deux considèrent toujours le bassin comme leur pire échec et détestent l'avoir à la vue ; voilà pourquoi les plantes autour ne sont jamais coupées ou réduites.

Toujours aujourd'hui, une fois par semaine, ils s'autorisent une heure pour retirer toutes les feuilles, les pétales, les brindilles et les débrits des cyprès jonchant dans le bassin. Les jeunes se laissent glisser le long de la paroi pour y entrer ; à l'aide de leurs balais, ils libèrent le sol de toute trace avant de frotter la mousse des murs ; remontent le tout et le laissent jusqu'à la semaine d'après, attendant la date à laquelle ils réitèreront l'action.

Une agréable odeur poivrée parvient à ses narines ; envahissant son corps d'une douce chaleur. L'homme se penche à la fenêtre, regarde à gauche, tout en souriant à la vue de la nuée de fumée s'en échappant. Le parfum si reconnaissable de la nourriture en train de griller sur un bidon d'essence coupé à la moitié et rempli de papier journal se transformant doucement en cendres réveille son appétit.

- EH ! TU FAIS DES SAUCISSES AU BARBECUE?

- VIENS M'AIDER ! J'AI OUBLIÉ LE SEL !

Sans même y réfléchir, il se relève brusquement et dévale les escaliers en frôlant la rambarde de ses mains blanches et fines. Ses doigts glissent sur le bois verni, inutile précaution car ils ne le retiendront jamais en cas de chute. Bien qu'il dérape quelques fois en loupant une marche, il arrive en bas sans tomber et se dirige vers la cuisine. Il attrape un tube de sel d'une main au passage et franchit la porte restée entrebaillée depuis le matin même. La dalle au sol permet à ses pieds une certaine stabilité doublée de confort et il ne glisse pas malgré sa course.

Arrivant enfin devant son ami, dans le coin du jardin entre la fin de leur maison et celle du terrain, il s'avance dans la direction de l'air aux particules grises et noires. Il sourit à son acolyte et lui tend le sel ; s'approchant par la même occasion du barbecue improvisé, toussant fortement. La fumée envahit ses poumons et emplit sa gorge, le forçant à respirer avec peine.

- Merci mec.

- De rien, t'inquiète.

- Tu ferais mieux de retourner à l'intérieur.

- Mmh.

- Tu supportes pas la fumée, mec ! Allez, rentre. S'il te plaît.

Le jeune homme acquiesce avec attention et retourne sur ses pas sous le regard attendri de son ami et colocataire. Au lieu de se diriger vers la porte d'entrée, il bifurque à gauche et marche doucement autour des cyprès, suivant le trajet en passant sous un beau pommier en fleurs et descendant une marche, s'approchant du prunus et continuant plus loin, au fond du jardin, derrière le cerisier de Marie-Louise. Il contourne les bambous et s'arrête devant la grille délimitant leur jardin de la route détériorée par les ans et les mauvaises herbes. En face, deux autres terrains aux maisons en ruines forment un paysage pour le moins étrange, mais désormais habituel et aimé des deux hommes. Serrant entre ses doigts les mailles du grillage, ses mains tremblent avec frénésie et ses phalanges se vident de tout leur sang, prenant une couleur blanche.

Il relâche finalement son emprise en se laisser tomber en arrière, se retrouvant assis dans le gazon sec mais vert. Arrachant mécaniquement des poignées d'herbe, il se perd dans ses pensées. Il retrouve sa vie en métropole, entends le bruit des gamins jouant dans son quartier, respire la pollution se mélangeant dans l'air impur de la ville, voit les immeubles à la chaîne, se tenant à la suite, comme dans un enchaînement logique de pièces de puzzle. Le sourire de sa soeur revient hanter son esprit ; c'est la seule chose qui lui manque encore. La vie est bien plus agréable en campagne, dans tous les aspects, il se sent pourtant perdu sans elle. Elle qui ne le comprends pas ; trop addicte aux nouvelles technologies pour accepter une vie loin d'elles. Elle qu'il aime tant et pour qui il n'est qu'une personne de plus ; un prénom dans l'immensité de ceux qui l'entourent ; un frère invisible et jamais présent ; un membre de sa famille sans plus de lien.

Ses beaux yeux verts et rieurs restent encore dans ses souvenirs et lui arrachent encore des sanglots lorsqu'il ne parvient pas à s'en défaire. Il aimerait plus que tout la revoir ; elle ne viendra pas et il n'ira pas la chercher. Il l'avait connue, autrefois, mais voilà cinq ans qu'il n'a plus une seule nouvelle de sa chère soeur.

- Les patates sont cuites !

Sans un mot, il se relève et rejoint son ami, dissimulant un peu sa soeur dans les sombres recoins de son âme jusqu'au prochain moment qu'il passera seul et pendant lequel sa mémoire reviendra à elle ; inlassablement ; car elle était autrefois sa plus grande joie et correspond désormais à la pire de ses peines.

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