(Partie 1) Chapitre 16 : Trêve et tempête


Clarke


- Bellamy, qu'est-ce que tu fais ici ? Tu m'as suivie ?!

- Comme je te l'ai dit... Tu devrais penser à couvrir tes traces, si tu ne veux pas qu'on te trouve, répond le jeune homme d'un ton narquois en brandissant un objet brillant... mon poignard !

Mince, il a dû tomber avec moi...

- Et puis, entre nous, c'est pas vraiment malin de partir sous la pluie. On peut presque suivre les empreintes de sabots depuis l'écurie.

Je fulmine, rouge de colère, les poings serrés. A quelques mètres de moi, nonchalamment appuyé contre un arbre, Bellamy me nargue en tenant par la bride un grand cheval noir. Au fond de moi, je ne suis pas surprise de le voir. Lorsque je suis partie et jusqu'à ce que j'arrive ici, une voix me murmurait qu'il ne me laisserait pas m'en sortir aussi facilement. C'était comme une évidence. Et pourtant, je lui en veux quand même de ne pas m'avoir donné tort. Tout serait tellement plus simple si nos chemins pouvaient se séparer pour toujours. Je serais alors libre de l'oublier et lui d'en faire autant. Je n'aurais plus à me battre contre lui et contre moi parce que je ne sais pas ce que je ressens.

Parce que c'est ça, le problème : je ne sais pas ce que je ressens. D'un côté, je suis furieuse parce qu'il n'arrête pas de me mettre des bâtons dans les roues. Mais il y a autre chose, il y a un autre sentiment indescriptible qui m'envahit quand je suis avec lui ; et ça, c'est mal, c'est dangereux et ça m'énerve. Et pourtant en le voyant, là, avec son sempiternel sourire en coin et ses cheveux décoiffés par la pluie, je sens malgré moi mon cœur qui s'emballe. Je voudrais ne rien ressentir, rien d'autre que la colère et la déception de ne pas pouvoir me débarrasser de lui... mais je n'arrive pas à étouffer cette sensation qui me retourne l'estomac. C'est pathétique... Tout ce qui m'est arrivé est arrivé à cause de lui, alors pourquoi, et comment, est-ce que je pourrais éprouver ne serait-ce qu'une once d'amitié pour lui ? C'est n'importe quoi. J'ai envie de me mettre des baffes !

J'ai l'impression d'être coincée dans un cercle vicieux depuis une semaine et de ne pas pouvoir le briser ; parce que Bellamy n'est pas du genre à abandonner.

- Tu te prends pour mon ombre, ou quoi ?! m'agacé-je en me détournant de lui et en balançant rageusement des bûches dans le feu.

J'entends le jeune homme ricaner dans mon dos et souffle d'agacement. Alors que je lui jette un regard mauvais par-dessus mon épaule, je constate qu'il a attaché son cheval à une branche basse et qu'il lui a retiré son tapis ainsi que sa bride pour les suspendre. Fais comme chez toi...

- J'espère que tu te rends compte que c'était stupide de retourner ici, me lance-t-il d'un ton désinvolte qui m'horripile. Le Commandant sait que tu retourneras forcément chez toi.

Je me saisis d'une barre de fer et remue les braises sans accorder au jeune guerrier un seul regard. Mais mon poing est serré et mes ongles s'enfoncent dans ma paume tandis que j'essaie de maintenir ma colère.

- Lâche-moi, Bellamy. J'ai pas besoin de tes conseils. Je m'en suis très bien sortie sans toi les dix-huit premières années de ma vie, je ne vois pas pourquoi ça serait différent aujourd'hui.

Est-ce que ce que je dis est au moins vrai ? Est-ce que je m'en suis vraiment très bien sortie ? Après tout, je n'ai fait que survivre... Et je trouvais que c'était déjà très bien. Soudain, je sens la main de Bellamy agripper mon bras pour me forcer à lever les yeux, ce que je fais sans même penser à lutter.

- C'est différent, parce que tu n'es plus seule.

Tandis qu'il parle, ses yeux trouvent les miens et s'y attachent sans me laisser la possibilité de me défaire. Et là, quelque chose se produit ; quelque chose que je ne saurais définir par des mots mais qui se traduit par un long frisson le long de mon échine. Je regarde Bellamy, et je me demande alors s'il parle du monde, de Polis, de ma responsabilité nouvelle dans l'avenir de la Coalition, ou bien de lui. De lui, et de moi.
C'est vrai que j'étais seule, avant. C'était la seule réalité que je connaissais donc, bien sûr, j'ai toujours ignoré le poids de la solitude. Maintenant, je me rends compte que je suis passée à côté d'une autre vie. Et s'il était ma seule chance de rattraper le temps perdu ?

- Bon, maintenant que je suis là... Tu me fais visiter ?


***

Adossée contre la lourde table de bois qui trône au milieu de la pièce, j'observe avec appréhension Bellamy arpenter d'un regard curieux ma maison. C'est la première fois que quelqu'un y entre. Un homme, et presque un inconnu, en plus. Que diraient mes parents ?

- C'est sympa, chez toi, remarque le jeune homme.

J'esquisse un petit sourire en le voyant fureter ici et là comme un gamin, et lève les yeux au ciel. C'est étrange de le voir là, avec son épée suspendue à sa ceinture, avec ses vêtements maculés de terre et de traces de sang. Il détonne drôlement au milieu du décor champêtre de ma maison, mais ce n'est pas grave ; au fond, je crois que je suis contente de voir un peu de vie entrer par cette porte.

- Non, non, pas ça ! m'écrié-je soudain, prise de panique, en le voyant se saisir d'un petit écusson de bronze.

Je me précipite vers lui pour le lui arracher des mains et le reposer précautionneusement sur le bord de la fenêtre. Bellamy hausse les sourcils en me dévisageant. Mal à l'aise, je baisse les yeux avant de m'expliquer d'une voix à peine audible :

- Ça appartenait à mes parents.

Lorsque j'ose jeter un regard à Bellamy, je suis surprise de lire au fond de ses prunelles ambrées une lueur de bienveillance qui, j'en suis sûre, n'était pas là avant. Je souffle profondément pour essayer d'extirper de mon cœur la douleur qui l'opprime - en vain, évidemment.

- Tu ne m'as jamais dit ce qui leur était arrivé.

Le poids revient. Mon cœur se serre. Je n'aime pas en parler, je n'y suis pas habituée. Mon regard se perd derrière la vitre salie par la pluie. Je regarde distraitement le cheval gris de Bellamy qui attend docilement son cavalier.

- Ils étaient tout le temps partis. En guerre, précisé-je.

Je me mets à me tordre nerveusement les mains, comme je le fais toujours lorsque j'ai du mal à affronter mes pensées.

- Et puis, un jour, ils ne sont pas revenus... Je les ai attendus, bien sûr. J'ai passé toute la journée assise sur le seuil de la porte, à guetter leur arrivée. Et puis, la nuit est tombée, mais je ne voulais pas rentrer. Après tout, ils étaient peut-être partis loin, et il y avait de l'orage, ce jour-là... Alors, je me suis dit que, peut-être, ils s'étaient abrités en attendant la fin de l'averse.

Un sourire triste se dessine malgré moi sur mes lèvres, faible barrage pour retenir mes larmes et le tremblement de mes lèvres que provoque la douleur des souvenirs. Je me souviens trop bien de ce jour-là.

- Mais... ils ne sont jamais rentrés, achevé-je en baissant la tête pour cacher mes larmes, la voix brisée.

Je me détourne et essuie mes yeux d'un geste empressé de la manche avant d'hocher la tête, comme si j'acceptais enfin la réalité - alors que ce ne sera jamais le cas.

- Alors... Alors, je suppose qu'ils sont morts, dis-je doucement, en haussant les épaules.

Comme si ça ne comptait pas. Mais ça comptera toujours.

- Tu fais souvent ça ? me questionne alors Bellamy qui ne m'avait pas quittée des yeux ni n'avait ouvert la bouche tandis que je parlais.

Je lève vers lui un regard interrogateur, en fronçant légèrement les sourcils. Je n'arrive pas à déchiffrer l'expression de son visage, mais une tranquillité déconcertante émane de lui.

- Vivre dans le passé, explique-t-il en souriant presque imperceptiblement, avec une douceur que je ne lui connaissais pas jusqu'alors.

A mon tour, je souris, d'un sourire désabusé qui s'avoue vaincu. Oui, Bellamy, je vis souvent dans le passé. C'est ce que je devrais lui répondre, mais je ne réponds rien ; j'ai la gorge nouée. Mais à mon grand soulagement, le jeune homme n'insiste pas : il a compris. A la place, il désigne du doigt l'écusson que je lui ai pris des mains.

- Tu sais ce que c'est ? me demande-t-il d'un ton qui laisse à penser que lui connaît la réponse.

J'hausse les épaules, forcée d'admettre que non. 

- Ils ne m'ont jamais expliqué ce que ça signifiait. Je sais juste que c'était important pour eux.

Ça me suffit pour en prendre soin comme l'un des derniers vestiges de leur passage ici. Je guette Bellamy du regard, mon cœur battant plus vite, pressée d'entendre ce qu'il a à m'apprendre - encore. Le jeune guerrier tend la main vers le petit objet en bronze et cette fois, je le laisse faire. Il tourne entre ses mains l'écusson : trois croissants de lune se joignant en un centre, cerné par un arceau. 

- Ça, c'est l'insigne Trikru, finit-il par dire en tournant la tête vers moi.

Je le fixe un instant sans comprendre tout de suite l'ampleur de cette révélation, puis baisse les yeux vers l'objet, qu'il me tend. Je passe mes doigts sur les aspérités du bronze, sur les courbes du petit écu que j'ai contemplé tant de fois en essayant d'y chercher un sens, une identité.

- Clarke...

Mon nom dans sa bouche sonne singulièrement, comme si c'était la première fois que quelqu'un le prononçait ; pourquoi, en l'entendant, ai-je l'impression de renaître ? J'inspire profondément et le regarde, m'accrochant à ses yeux qui me transpercent avec intensité.

- Tu voulais savoir qui tu es ? Tu as ta réponse, dit-il en tapotant de la main l'enseigne. Tu es une Trikru.

Trikru... Le nom résonne un instant dans ma tête. J'ai déjà entendu ce nom quelque part, j'en suis certaine. Quelqu'un l'a prononcé... Je sais. Il me faut quelques secondes pour me souvenir, mais l'image finit par se dessiner distinctement dans mon esprit : ma toute première rencontre avec Costya, le jour où j'ai été emmenée à Polis. Il me semble alors que sa voix se met à flotter autour de moi, comme si le souvenir se reformait sous mes yeux.

- "Nous sommes ton peuple, Clarke. Les Trikru", soufflé-je en détournant le regard, voyant se reformer dans mon esprit la silhouette de la Commandante. Mais alors..., poursuis-je en me tournant vers Bellamy, elle voulait dire que...

Le jeune homme se contente d'acquiescer d'un signe de tête. Soudain, mon cœur bondit dans ma poitrine, tandis que je réalise peu à peu ce que tout cela signifie.
Bellamy avait raison : je ne suis plus seule. Je ne suis plus la fille de la forêt. Je suis quelqu'un.Et alors que toutes ces réalités s'entremêlent dans mon esprit et que mes yeux se mettent à briller, baignés de larmes, le visage de Bellamy s'illumine d'un sourire bienfaisant, auquel je réponds timidement. Mais, au fond de moi, je sens mon cœur se serrer. La solitude avait ses bienfaits, aussi. Maintenant, j'ai un peuple... mais quel genre de peuple ? Le peu de temps passé avec des Trikru a fait de moi une meurtrière.

- Au moins, ça expliquerait mes élans assassins..., lâché-je avec amertume en soupirant longuement. J'ai cru qu'en m'arrachant à ma vie, en me traînant dans cette arène de mort... vous aviez fait de moi un monstre. Mais en fait... en fait, j'en étais un depuis le début. C'est pour ça que mes parents voulaient me protéger ? C'est ça qu'ils voulaient m'épargner ? 

Ma voix se brise, étranglée par l'horreur et la culpabilité. La main de Bellamy se pose sur mon épaule et je tressaille, avant de croiser son regard.

- Ça me coûte de l'admettre, mais tu m'as sauvé la vie, Clarke. Tu n'es pas un monstre. Tu voulais simplement survivre. Comme moi.

A ce moment, je sais que nous nous nous comprenons. Que Bellamy revoit comme moi l'épée se ficher dans les entrailles de Trisha. Et j'ai envie de pleurer. Mais je crois n'être pas la seule : les yeux de Bellamy restent accrochés aux miens et brillent, eux aussi, d'une lueur jusqu'alors inconnue. Seraient-ce des larmes au fond de ses pupilles ? Est-ce que Bellamy est capable de pleurer ? Est-ce que nous serions tous les deux, seuls au milieu de la forêt, deux pauvres humains confrontés à leurs émotions, unis par une gratitude réciproque et une main sur l'épaule ? 

- Un meurtre aurait été commis de toute façon, poursuit le jeune homme d'un ton qui, je l'entends, se veut confiant. Même si ce n'était pas arrivé hier, ce serait arrivé quand même. C'était inévitable.

Il hoche la tête comme pour affirmer son propos. Puis, il lève les yeux et je vois son regard balayer l'étagère qui court le long du mur. Au bout de quelques secondes de silence, pendant lesquelles je n'entends que le sang qui cogne à mes tempes, il me montre quelque chose d'un signe du menton.

- Ce sont tes parents ?

Je regarde à mon tour la toile où se détachent le visage d'un homme et d'une femme en armures et peintures de guerre, et hoche doucement la tête, l'air songeur. Le dernier dessin que j'ai fait, peu de temps après avoir réalisé que je ne reverrais jamais mes parents, pour ne pas oublier leurs visages. C'est ma mère qui m'a appris à dessiner ; je n'avais rien à faire de mes journées, alors je suis vite devenue douée. Je passais mon temps à dessiner leurs portraits. Je n'ai pas retouché un crayon depuis qu'ils ont disparu.

Un gargouillement singulier vient interrompre mes pensées. Je tourne la tête vers Bellamy qui esquisse une grimace.

- Suis-moi, lui dis-je en souriant faiblement.


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GUESS WHO'S BACK ?! (c'est moi)
Je suis trop contente d'avoir enfin terminé ce chapitre en DEUX parties (une grande première !).
J'ai hâte de vous retrouver dans les commentaires. ♥
On se retrouve dans la 2e partie du chapitre (qui est déjà sorti) pour plus de blabla ! 
Bonne lecture, xo 

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