Chapitre 8 : Confidences et points de suture

Clarke

Vaguement, je sens les mains de Bellamy qui m'enveloppent et je perçois les mouvements de son corps qui se déplace lentement. Mais la douleur est tellement forte qu'elle me paralyse, me rendant incapable rien que d'ouvrir les yeux. J'ai froid... Il me semble que je suis plongée dans un néant angoissant et glacé, dont j'ai l'impression d'être prisonnière... pour toujours ? Non, ça ne peut pas se terminer maintenant. Pas comme ça, pas aussi stupidement. Et certainement pas sur un échec. Le bruit des pas du jeune homme résonne dans ma tête tels des échos assourdissants. 

Lorsque les mains de Bellamy me lâchent, et que je sens qu'on me dépose sur un lit, mon cœur fait un bond dans ma poitrine. C'est comme si j'avais été en apnée tout ce temps et que je reprenais enfin mon souffle. M'efforçant de revenir à moi, de rester consciente, je me concentre tant bien que mal pour identifier où je suis blessée – tâche difficile, j'ai tellement mal que j'ai l'impression que mon corps entier est une plaie ouverte. Chaque parcelle de mon être semble être cristallisée par la souffrance. Lorsque j'esquisse un mouvement imperceptible du bras et qu'une brûlure insupportable me cloue sur place, je sais. C'est mon épaule. Alors, je puise dans le peu de forces qui me restent et parviens enfin à ouvrir les yeux, difficilement. Au début, je ne distingue rien d'autre qu'une pénombre ouatée. Et puis, la silhouette de Bellamy finit par se dessiner, confusément, s'affairant autour de moi.

L'adrénaline me pousse en avant et je me redresse d'un bond, m'arrachant un cri de douleur. Instinctivement, je porte la main à mon épaule et en la retirant, je suis prise d'un haut-le-cœur en la voyant tachée de mon propre sang d'ébène. La mâchoire crispée, je reste une seconde le regard posé sur le fluide couleur de jais qui s'échappe allègrement de la plaie béante dans mon épaule. Jamais je n'aurais cru que ce serait mon sang qui me donnerait enfin une identité ; jusqu'à présent, je me sentais banale, ordinaire et insignifiante, et voilà que j'apprends que je suis l'une des dernières de ma lignée. Les Sangs d'Ebène... Je referme mes doigts tâchés d'hémoglobine et les serre contre ma paume, sentant mes ongles s'enfoncer dans ma peau, pour essayer de détourner la douleur. En vain.

- Reste tranquille, si tu ne veux pas te vider de ton sang.

Je relève enfin les yeux vers Bellamy qui me tourne le dos. Je ne vois pas ce qu'il fait mais je l'entends manipuler des ustensiles qui s'entrechoquent. Son t-shirt... son t-shirt est couvert de sang ; un frisson m'échappe lorsque la pensée qu'il s'agit peut-être du mien me traverse l'esprit. Je cligne plusieurs fois des paupières, l'hémorragie affaiblissant mes défenses, et appuie mon bras indemne sur la peau de mouton qui fait office de matelas. Reprenant mes esprits, je balaie la pièce du regard et, bien que je sois toujours un peu sonnée, je crois reconnaître la chambre où j'ai dormi. Mais mon examen des lieux est brusquement interrompu par le jeune homme qui se tourne soudainement vers moi. Avec surprise, mais rien qu'une seconde, j'ai le temps d'apercevoir une lueur d'inquiétude dans son regard, avant qu'il ne se ferme à nouveau aux émotions. Il s'approche de moi et, alors qu'il s'apprête à poser une main sur mon bras, je recule tant bien que mal avec méfiance. Ses sourcils se froncent et je le vois lever les yeux au ciel. Je baisse les miens : dans sa main droite, du fil, et une longue et fine aiguille, pointue, aiguisée. Je le toise, hésitante. Est-ce qu'il a l'intention de me soigner... ?

Bellamy soupire et maintient mon regard.

- J'ai pas de temps à perdre alors laisse-toi faire, qu'on en finisse.

- Si tu ne m'avais pas planté une épée dans l'épaule, tu n'aurais pas à perdre ton temps avec moi, craché-je.

- Si je ne t'avais pas plantée une épée dans l'épaule, tu te serais fait trancher la gorge.

Décidée à ne pas me laisser mener par le bout du nez, je tends la main et arrache son matériel de la sienne, avant de sectionner rageusement un bout de fil à l'aide de mes dents sous les yeux à la fois moqueurs et exaspérés de Bellamy, que j'essaie à tout prix d'ignorer.

- Je peux savoir ce que tu fabriques ? me demande-t-il d'un ton narquois en croisant les bras.

- Ça ne se voit pas ? répliqué-je du tac au tac, le fil coincé entre les dents, évitant soigneusement de croiser le regard du jeune homme.

Il pouffe de rire et tire un tabouret jusqu'à lui pour s'asseoir en face de moi ; j'essaie de ne pas me laisser déstabiliser par son regard insistant qui s'accroche à moi. Je sais ce qu'il pense : il se moque de moi, il croit que je ne suis pas capable de me soigner toute seule. Il oublie peut-être que jusqu'à aujourd'hui, je n'avais personne pour m'aider. Je souffle ; ce type m'exaspère. Pourtant, je sais qu'il possède les réponses à toutes les questions qui se bousculent dans ma tête. Tandis que je relève en grimaçant la manche de mon chemisier et que j'entreprends de passer le fil dans l'aiguille, ma curiosité l'emporte et je questionne Bellamy d'un ton qui se veut détaché :

- C'était qui, ces hommes ?

Du coin de l'œil, je le vois se pencher en avant et appuyer ses coudes sur ses genoux, et sa tête sur ses mains.

- Des guerriers de la Nation des Glaces, sûrement envoyés par la reine Niya.

Je fronce les sourcils à l'entente de ce nom. Mince, le fil est ressorti.

- La Nation des Glaces ? répété-je sans trop comprendre.

- Ne me dis pas que tu ne connais pas les clans de la coalition ?! s'offusque-t-il en se redressant sur sa chaise.

Malgré moi, je sens mon cœur se serrer. Comment aurais-je pu en entendre parler, loin de tout, seule, enfant d'une nature ignorante et silencieuse ? L'impulsion de la colère me donnant un élan de détermination, je réussis enfin à passer le fil dans la boucle de l'aiguille.

- Je n'ai pas eu la chance de grandir dans un palais, de vivre comme un prince, de me voir inculquer les grands mœurs et les légendes de mon vénérable peuple et d'être traitée comme si j'étais spéciale. Je n'ai même pas de peuple. Je ne suis personne..., réponds-je, ma voix empreinte d'une ironie amère, la fin de ma phrase s'échouant dans un murmure.

Je baisse les yeux, sens une marée de larmes menacer de submerger mes prunelles, avale difficilement ma salive, ravale mes larmes. Elles reviennent quand même. La main de Bellamy s'avance vers la mienne et, étonnamment doucement, saisit l'aiguille que je tenais et que je ne retiens pas. Prestement, j'essuie ma joue et m'empresse de reconstruire le mur qui commence à s'ébranler à l'intérieur de moi. Le jeune homme ne me regarde pas une seule fois, mais il a l'air plus doux ; toutefois, lorsqu'il enfonce l'aiguille dans ma peau, je grimace et mes ongles s'enfoncent dans ma cuisse. Alors, pour garder la tête froide, je concentre mon attention sur lui. Je laisse mes yeux le détailler, prendre en compte chaque détail, chaque particularité : sa chevelure d'ébène qui retombe en mèches revêches sur son front, sa peau halée, parsemée de tâches de rousseur sur son nez et ses pommettes, ses légères fossettes, l'éclat noisette dans ses yeux fixés sur ma blessure sanglante. Perdue dans mon observation, je réalise à peine que ses lèvres bougent ; clignant des paupières, je sors de ma réflexion.

- D'où est-ce que tu viens ? me demande-t-il sans lever les yeux de sa manœuvre chirurgicale.

- De nulle part. De la forêt. J'ai passé ma vie là-bas, parce que j'avais promis à mes parents de rester cachée. Je ne savais pas vraiment pourquoi avant de venir ici, expliqué-je. De toute façon, leurs plans sont tombés à l'eau.

Je hausse les épaules. La rancœur transparaît à travers l'intonation de ma voix ; je ne suis plus sûre de rien. Alors qu'auparavant, la solitude n'avait que peu de poids pour moi, maintenant que je suis entourée, j'ai l'impression d'avoir été privée de quelque chose. Je tressaute brusquement en sentant la douleur se réveiller au contact de l'aiguille, et laisse s'échapper un cri de douleur. Putain, ça fait mal !

- Désolé.

Je lève les yeux vers lui, déconcertée d'entendre des excuses sortir de sa bouche ; à vrai dire, même lui a l'air surpris de sa soudaine cordialité. Comme quoi, tout arrive...

- Tes parents voulaient te protéger, c'est pour ça qu'ils ne t'ont rien dit.

- Est-ce que ça valait vraiment la peine de m'empêcher de vivre, pendant tout ce temps ? marmonné-je, les poings serrés à la fois pour oublier la douleur et pour contenir ma colère.

- Tu le sauras, le jour du Conclave, poursuit le jeune homme en continuant de recoudre ma blessure avec application et avec une dextérité impressionnante. N'en veux pas à tes parents de t'avoir mise à l'écart ; ils n'ont fait que t'épargner. Ce monde est cruel, tu sais.

Nos regards se croisent un instant avant que le sien ne se repose sur mon épaule.

- J'ai fini. La cicatrisation sera longue mais au moins, tu as toujours ton bras, dit-il.

Sur ces mots, il attrape le bandage roulé à côté de moi, sur le lit, le déchire aisément pour n'en garder qu'une bande, et en enveloppe mon bras avec précaution ; mes yeux suivent le mouvement de ses mains fortes, striées de veines.

- Et toi ?

Il lève les yeux vers mon visage et me questionne du regard. Machinalement, je me mets à triturer le drap qui recouvre le lit.

- C'est quoi, ton histoire ?

Ma question semble le surprendre, ses yeux sont traversés par une lueur étrange, comme si ses souvenirs resurgissaient devant lui. Il se redresse, tandis que je me retrouve suspendue à ses lèvres, attendant qu'il parle.

- Mon histoire ?

J'acquiesce. C'est la première fois que je me confie à quelqu'un, et pour Bellamy aussi, j'ai l'impression que c'est nouveau. Me dire qu'il a failli me tuer, et que je suis en train de partager mes pensées les plus personnelles avec lui, tandis qu'il me recoud, me donnerait presque envie de ricaner. Ce que la vie peut être cynique...

- Je suis un guerrier, et fils de guerriers, déclare-t-il en achevant de nouer le bandage autour de mon épaule.

Il s'écarte un instant, toise ce misérable pansement et son visage se tord en un sourire sarcastique tandis qu'il se frotte l'arrière du crâne.

- Ce n'est pas fameux mais ça fera l'affaire.

Je lui rends son sourire, et puis il reprend, retrouvant son implacable sérieux et son air grave :

- Quand j'avais huit ans, Titus est venu me chercher, il m'a emmené ici et a mis une épée entre mes mains.
- Tes parents aussi avaient du sang d'ébène ?
- Non, le sang dévie parfois parmi les générations. Mais mes parents aimaient la guerre et, par-dessus tout, le pouvoir. Contrairement aux tiens, ils n'ont pas hésité à m'envoyer à Polis, dit-il, les yeux dans le vague. Je ne les ai jamais revus.

Je le dévisage, surprise d'être touchée par son récit, essayant de décrypter une trace d'émotion sur son visage. Mais c'est peine perdue.

- Je suis désolée, soufflé-je.
- Pas moi, répond-il calmement en venant ancrer son regard dans le mien. C'est ici qu'est ma place. Mon sang me donne le droit de régner, pourquoi est-ce que je me plaindrais ?

Je ne trouve rien à répondre. Peut-être qu'il a raison ; grâce à cette distinction biologique, moi aussi, je possède un droit particulier. Et s'il faut tuer pour l'obtenir, je le ferai. La mort ne me fait pas peur. C'est pour ça que je me retrouve dans cet état, d'ailleurs. Bellamy se lève, me jette un bref coup d'œil et puis fait volte-face pour se diriger vers la porte.

- Bonne nuit, tigresse. Évite de traîner seule dans les couloirs, à l'avenir... Tu ne sais pas sur qui tu pourrais tomber.

Je soupire. En le regardant s'éloigner, j'essaie d'écarter la part de gratitude mêlée de colère qui plane sur mon coeur.

Cet homme est ton ennemi, Clarke. Tu devras l'éliminer, tôt ou tard. Le mettre à terre. Le tuer. Ne le laisse pas te manipuler.

Mais malgré mes recommandations intérieures, je ne peux m'empêcher de lâcher, juste avant que Bellamy ne franchisse le seuil de la pièce :

- Merci de m'avoir sauvée.

Alors il s'arrête, se retourne, un sourire mystérieux planant sur son visage plongé dans la pénombre, et il me dit :

- Ce n'était pas ton heure.

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Hey !
Rapprochement entre Bellamy et Clarke... Pas facile de garder la tête sur les épaules? À votre avis, qui va l'emporter entre la tête et le coeur? La soif de pouvoir, de reconnaissance, et le besoin d'aimer et d'être aimé?
Que pensez-vous de cette scène, où ils peuvent enfin s'asseoir cinq minutes? XD
N'hésitez pas à causer avec moi!

xoxo

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