Amnis laisse échapper un couinement en portant ses deux petites mains contre sa bouche. Elle se met à trembler et des larmes lui montent aux yeux. À côté d'elle, l'attention d'Ester passe de sa sœur à moi, puis de moi à Liore.

- Ne me dis pas que tu en as aussi, lui demande le prince de Moonleaf en me pointant.

- Si, répond ma cousine en baissant les yeux. J'en ai seulement quelques-unes de moins.

- À cause de tous les sorts et les runes, ils n'ont plus la nature même d'un être humain, leur explique Midas en caressant de nouveau la longue chevelure d'Amnis, qui n'arrive vraisemblablement pas à contrôler le flot salé qui coulent de ses grandes prunelles bleues. Ils n'ont plus d'émotion, donc ils ne peuvent plus distinguer le bien du mal... du moins, en quelque sorte... puisqu'il leur reste l'instinct.

- C'est donc pour cela, bredouille Amnis en frissonnant tout en essuyant ses joues mouillées.

Ses iris clairs se posent sur moi alors que j'enfile mes vêtements et attache ma cape. Elle me fait un sourire incertain, jette un coup d'œil vers Liore avant de reporter son attention sur l'ancien.

- Que faut-il faire pour les aider, lui demande la princesse de Moonleaf avec un visage déterminé.

- Pour l'instant, ton frère et toi n'avez besoin que de les soutenir, lui répond le mage en faisant un geste vers moi. Ce jeune homme aura besoin de toi, ma petite.

- Hein, fait Amnis, surprise, alors que ses joues s'empourprent.

- Quoi, s'exclame son frère en fronçant d'avantage les sourcils. Pourquoi Amnis devrait être avec lui?

- Tu connais déjà la réponse, lui répond Midas en faisant un geste vers Liore.

- Mais... je...

Son regard vert se promène sur chacun de nous avant qu'il ne pousse un long soupir en se passant la main dans ses cheveux blond.

- Faut-il vraiment que cet avenir arrive, marmonne Ester alors qu'Amnis semble soudainement nerveuse, jouant avec ses doigts qui dansent une valse quelconque.

- Prince Callidus, archiduchesse Liore, venez devant moi, nous commende Midas en se levant.

- Hein, fait Ester en nous observant tour à tour avec une expression hagard.

- Il... est le neveu du roi de Duskstone, lui explique inexplicablement Amnis, ce qui semble un instant étonné celui-ci avant qu'il ne semble comprendre un sens plus profond à ses mots, car son visage s'assombrit.

Elle hoche doucement la tête, comme pour lui confirmer ce qui vient de lui traverser l'esprit. Amnis reporte son attention sur Liore et moi alors que nous avançons face au vieux mage. L'ancien nous fait signe de nous agenouiller, puis il met chacune de ses mains sur nos fronts. Il les glisse sur nos visages, fermant nos yeux, avant de poser un indexe entre ceux-ci. Lorsqu'il commence l'incantation, sa voix est basse et douce.

- Enu xiov roup sed stom, sed xuey roup riov. Xeuc iuq tno ucév el ennerpmoc... is souv zeva'n sulp sel snes, souv zeva'n sulp neir. Saim ec euq soun snodrep ecrofner ec euq soun snova. Tcnitsni'l tse unnocni. Noitomé'l tse el elôrtnoc ro'd. Sel stom en tneviod sap ertê eriotsih'l enu'd ennosrep. *

Pendant un instant, alors que le vieux mage retire son doigt de mon visage, je me demande s'il y a quelque chose de différent. Lorsque j'ouvre les yeux, c'est le noir complet. Je tourne ma tête d'un côté, puis de l'autre, mais rien ne change. Je me frotte les paupières, cligne plusieurs fois des yeux, mais l'obscurité m'englobe toujours.

- Qu'est ce qui se passe, demande Liore à côté de moi. Pourquoi fait-il aussi sombre?

- Oh, il fait très clair, répond le vieux mage alors que je le cherche du regard, en vain. Nous ne sommes qu'en début de journée et le ciel est bien dégagé. Vous l'avez bien vu, il y a quelques minutes.

- Qu'est-ce qu'ils ont, demande anxieusement la voix d'Amnis.

Je sens ses petites mains toucher doucement mon épaule, mais je ne vois ni son corps ni le mien. Elle me tire délicatement vers le haut, comme pour m'aider à me relever. Je dois tellement prendre appuie sur elle que je la sens trembler.

- Le premier sens qu'ils ont perdu est la vue, lui répond Midas, sa voix, il me semble, vient de devant moi.

- Je ne pensais pas que vous étiez sérieux quand vous nous avez demander si nous serions aptes à nous entre aider si nous étions tous les deux des non-voyants, dis-je en ayant l'impression de parler dans le vide, bien que je sente toujours les petites mains d'Amnis qui me tiennent le bras droit.

- À chaque trois ou quatre jours, peut-être un peu plus, le sens que vous perdez se changera en un autre. Ainsi, comme je l'ai dit, vous vous concentrerez sur vos sens. Quand on en perd un, les autres s'accrues. J'en ai moi-même fait l'expérience. Dans votre cas, bien sûr, c'est pour une raison totalement différente.

Liore et moi allons donc perdre un sens à la fois pour renforcer les autres... ce qui veut dire que, en ce moment, ce sera notre ouïe et notre toucher qui nous guideront sans notre vue.

- Il faudra trouver un moyen pour que personne ne remarque que vous êtes subitement devenu aveugle, dit Ester avec un soupir.

Je tourne la tête vers la droite au son de sa voix. Il doit se tenir entre Liore et Amnis...

- Ce n'est pas toi qui ne peux plus voir, alors pourquoi tu soupires, le réprimande la princesse de Moonleaf. Ils peuvent d'abord essayer de marcher dans la pièce... avec notre aide, puis sans.

Je tourne mon attention vers elle et baisse la tête en essayant de me rappeler à quelle hauteur se trouve sa tête par rapport à moi.

- Oh, fait Amnis, ce qui me pousse à croire qu'elle a levé les yeux pour me regarder. C'est perturbant de vous observer en sachant que, même si nous nous regardons les yeux dans les yeux, vous ne me voyez pas.

Ah... alors... je me souviens étonnement bien à quel point elle est minuscule.

- Vous rappelez vous de ce qu'il y a dans la pièce, me demande la princesse en glissant l'une de ses mains dans la mienne, gardant l'autre sur mon bras.

- Si, ai-je répondu après une légère réflexion. Mais les distances sont floues dans ma mémoire.

- Et vous, Liore?

- Je vais me débrouiller, lui répond-elle, sa voix me semblant plus loin que la courte distance qui nous sépare.

Je m'exerce d'abord avec l'aide de la princesse Amnis et par moment, j'ai l'impression que je vais chuter de très haut, puis ne jamais toucher le fond, bien que je sente le sol sous mes pieds. À chaque fois que j'en soulève un, j'hésite à le déposer, comme si je croyais qu'il n'y avait rien en dessous. Amnis reste silencieuse et avance à mon rythme. Au contraire de son frère, que j'entends souvent soupirer, la petite fille garde son calme. J'arrive même à percevoir sa respiration lente et régulière. Je ne sais pas combien d'aller-retour nous avons fait, mais plus elle me sentait à l'aise, plus elle s'éloignait de moi, au point qu'à un moment, je ne sentais plus que ses petits doigts qui agrippaient les miens.

- Vous semblez gagner en assurance, dit Amnis avec une voix douce et apaisante, au contraire du prince Ester qui, à en croire ce que j'entends, semble de plus en plus exaspérer.

- Peut-être que... vous devriez aller aider Liore, dis-je en baissant la tête, essayant de visualiser à quelle distance elle est par rapport à moi.

- Ne vous inquiétez pas, elle se débrouille très bien. C'est mon stupide frère qui est de nature impatiente. Cela ne fait que dix minutes et il voudrait qu'elle arrive déjà à marcher normalement.

À en croire le bruissement de ses vêtements et la sensation plus légère de ses doigts contre les miens, elle semble s'être détourner, sans doute pour regarder Liore et Ester.

- Essaie donc de marcher les yeux fermés, le réprimande Amnis alors que son frère pousse de nouveau un long soupir. Je garantis que tu n'y arriverais pas aussi bien et rapidement qu'eux.

J'entends le rire du mage, un peu plus loin et je me retourne en lâchant un instant les doigts d'Amnis pour essayer de deviner à quelle distance il se trouve. S'il n'a pas bougé depuis, cela veut dire qu'il est toujours près du canapé... donc... nous sommes peut-être à quinze ou vingt pas de lui.

- Techniquement, les plantes ont uniquement le sens du toucher, dit Midas qui semble s'être rapprocher. Ils ressentent les autres chose grâce à leur énergie intérieure qui capte l'énergie extérieur. Présentement, c'est en partie ce que vous devez faire.

Je dois donc puiser dans mon énergie intérieure pour pouvoir détecter ce qui m'entoure? Pas seulement avec l'ouïe et le toucher? Il faut donc que je visualise l'espace et les mouvements selon mes connaissances... et que je sente ce qui m'entoure... sans son... ni contacte...

*Une voix pour des mots, des yeux pour voir. Ceux qui ont vécu le comprenne... si vous n'avez plus les sens, vous n'avez plus rien. Mais ce que nous perdons renforce ce que nous avons. L'instinct est inconnu. L'émotion est le contrôle d'or. Les mots ne doivent pas être l'histoire d'une personne.