Chapitre 40
Les jours, puis les semaines ont passé à une vitesse sidérante. Des heures entières à me torturer, à essayer de retrouver mon chemin au milieu de tout ce bordel que j'ai créé de mes mains comme une araignée tisse sa toile. J'ai fait des plans, des hypothèses, pesé le pour et le contre, envisagé des stratégies d'approche, veillé jusqu'à l'aube pour aboutir à une idée.
Et puis je suis finalement parti prendre un café.
Madi avait souvent l'habitude de dire que tout commençait par un bon café. J'ai donc poussé la porte du Starbucks et donné mon prénom à la serveuse qui m'a reluqué comme on observe un vampire tout droit sorti de son cercueil. Ça va faire quinze minutes que j'attends devant une chaise vide, serrant fort mon latte brûlant entre mes doigts pour oublier les montagnes russes dans mon estomac.
Va t-il seulement se pointer ? A t-il seulement lu mon texto ?
Je prie pour qu'il ait encore suffisamment envie de me coller son poing dans la figure pour venir. Parce que si il vient, peu importe la douleur et les coups que je pourrais me prendre. Si il vient, c'est gagné.
Et le voilà.
Mon cœur bondit hors de ma poitrine quand je le vois traverser la rue. C'est bien lui. Il scrute la salle du café et m'aperçoit rapidement. À mesure qu'il s'approche de moi, je remarque que ce n'est pas la colère qui déchire son visage mais plutôt la fatigue. Si on faisait un concours de la pire tronche lui et moi, pas sûr que je gagnerais. Il empoigne sa chaise d'une main de fer avant de s'asseoir dans un fracas qui nous vaut l'attention générale. Il pose brutalement ses mains sur la table et ses yeux me jettent des éclairs.
Amertume, qu'il est difficile de te dissimuler.
- Écoute moi bien, tonne t-il d'une voix à la fois éreintée et ferme en m'épargnant les politesses, je ne sais pas ce que tu viens encore foutre là Styles, mais il faut que ça cesse. Ça va faire deux semaines que Madison est sortie de l'hôpital et les choses commencent enfin à redevenir ce qu'elles étaient. Si on ose rêver, ce serait même possible qu'elle réussisse à t'oublier un jour. Alors, tu veux quoi ? La casser encore plus, c'est ça ? Même si on s'ignore plus que volontairement, c'est toujours ma sœur. Rentre chez toi. Fous-lui la paix.
Il se relève sans attendre de réponse et je ne peux pas le laisser me filer entre les doigts. Pas après avoir fait un si long chemin. Je le poursuis jusqu'à la sortie.
- J'ai fait ça pour la protéger, hurlé-je en maintenant la porte entrouverte.
J'aurais encore préféré un coup de pied dans le ventre plutôt que ce rire cynique qui s'échappe immédiatement de ses entrailles.
- Tu penses vraiment que je vais gober ça ? parvient-il à articuler pendant son fou-rire. T'es vraiment pas croyable comme mec, on s'ennuie jamais avec toi.
Je le traîne par le bras hors du café, m'apercevant une fois de plus que tout le monde nous regarde.
Allez Harry, te dégonfle pas.
Largage de la bombe dans
3
2
1...
- J'étais malade, déclaré-je fermement pour interrompre ses ricanements.
- Oui, oui, tu vas nous la refaire en mode Roméo, « j'étais malade d'amour pour elle», tout ça tout ça... poursuit-il avec cette pointe d'ironie insupportable dans lavoix.
- Non. J'étais malade répété-je d'un ton on ne peut plus sérieux et sans avoir à me forcer, pour une fois.
Il s'arrête de bouger, guettant les signes qui trahiraient un énième mensonge, signes qui n'arriveront jamais. Je vois son visage se déformer sous le poids de la nouvelle et sens bien que je le prends au dépourvu, coupant court à l'étalement justifié de son mépris.
- Attends, tu... tu quoi ?
- Cancer du foie, stade 4, annoncé-je simplement, les poings serrés.
J'entends son happement de surprise, mais suis incapable de le regarder dans les yeux. Je m'assieds ensuite sur le trottoir, ressentant soudain le besoin de souffler. Il n'hésite que quelques instants avant de m'imiter, m'incitant ainsi à poursuivre.
- On m'a diagnostiqué peu après la rentrée en septembre, après un bête accident sur le terrain de foot, continué-je. J'ai passé toute une batterie d'examens et mes parents ont rapidement décidé qu'il fallait déménager. « Tu t'en sortiras avec de meilleurs médecins », « tout va bien se passer » m'ont-il répété. Mais je n'étais pas dupe. J'entendais ma mère se relever dans la nuit et sortir de sa chambre pour pleurer. Je voyais l'air contrarié du médecin annonçant à mes parents que les résultats n'étaient pas – c'était quoi le mot déjà – satisfaisants, concluants ? Je me souviens juste que mon père tenait la main de ma mère comme pour lui éviter de s'évanouir et que moi, je regardais mes pieds, me demandant pourquoi c'était sur moi que ça tombait et pas sur quelqu'un d'autre. J'allais y passer, c'était du tout cuit. La liste d'attente pour les greffes ne me donnerait pas de chances avant cinq ans et je comptais déjà les minutes. La probabilité de contracter une merde pareille à mon âge était pourtant tellement faible, mais voilà.
Un long silence plane entre nous. Il a sûrement pitié lui aussi, comme 90% des gens qui l'apprennent. J'imagine sa colère se démanteler peu à peu dans son esprit sous le poids de ces quelques révélations. Et puis il doit considérer qu'un temps respectable est passé parce qu'il ose enfin poser une question, celle que j'ai redoutée pendant toutes ces années.
- Mais... Pourquoi n'avoir rien dit ?
Je prends ma tête entre mes mains et racle mes chaussures contre le bitume, me remémorant péniblement cette sombre période de ma vie et la manière dont les choses ont dérapé.
- J'ai essayé, je te jure. Chaque fois que je venais la chercher le matin pour aller au lycée et que je la raccompagnais le soir, chaque fois qu'elle me tendait son marqueur en classe ou qu'elle me souriait, chaque fois qu'elle faisait des plans pour l'année à venir, j'avais envie de lui hurler qu'on ne ferait rien du tout parce que j'allais mourir. J'ai même organisé un foutu pique-nique dans l'unique but de tout lui avouer. Je savais que c'était malsain, mais ce n'était jamais le bon moment. Garder ça pour moi, c'était pire que l'enfer. Il fallait que ça sorte, mais je n'ai pas pu. Même la veille de mon départ, alors qu'on jouait au Monopoly et que je m'étais répété qu'il le fallait, les mots ne sont jamais sortis. Je ne pouvais pas la briser, c'était impossible. Et puis lui dire aurait rendu les choses d'autant plus réelles et difficiles à accepter.
- Alors, tu as préféré...
- Partir, et lui faire croire que j'étais le plus gros connard que la Terre ait jamais porté ? finis-je. Ouais. Tant pis si elle me voyait comme un monstre ou comme le dernier des lâches, tant pis si je brisais le pacte. Je ne pouvais pas avoir son déchirement sur la conscience. J'allais pas l'entraîner dans ma chute.
- Pourtant je suis sûre qu'elle aurait compris que tu devais partir, suggère t-il.
- Oui, mais justement elle se serait accrochée. Elle n'aurait pas lâché le morceau si facilement. Elle aurait porté le fardeau, m'aurait accompagné à toutes mes radios, mes séances de chimio, mes rendez-vous de contrôle, énuméré-je en imaginant parfaitement la scène. Me réveiller en la voyant au pied de mon lit, lui dire adieu, l'imaginer pleurer à mon enterrement, c'était au-dessus de mes forces, soupiré-je. La seule erreur que j'ai faite était de l'embrasser ce jour-là. Elle m'aurait oublié plus facilement si elle n'avait jamais eu un avant-goût de mes sentiments pour elle. Mais partir sans la voir une dernière fois, sans réaliser un de mes vœux les plus chers, ca aussi, c'était au-dessus de mes forces.
- Donc la lettre, c'était du vent ?
- Un ouragan, même. Je ne l'ai même pas rédigée. Quand on a reçue la tienne, j'ai compris que ça allait être plus compliqué que prévu. Je voulais l'appeler et lui crier que j'allais bien et que je l'aimais, mais à quoi bon ? Je n'allais pas être égoïste après nous avoir fait subir tout ça. Il fallait que j'aille jusqu'au bout. Dans dix ans, elle m'aurait oublié et quelqu'un d'autre occuperait ses pensées. Je lui faisais confiance pour ça... Personne ne résiste bien longtemps à ses yeux bleus. Et puis, Alyssa m'a proposé de porter le chapeau à ma place. Je l'ai rencontrée à l'hôpital, à cause de son rein défaillant. On se croisait souvent près du bureau de la psy et dans les salles d'attente. Ça a été un soulagement. Je n'en aurais pas été capable sans elle, même en sachant pertinemment que c'était la meilleure chose à faire pour tout le monde.
- Donc, tu as survécu ? demande t-il, hésitant, comme si j'allais me décomposer sur ce trottoir en répondant.
- Oui, parce que ma tante est morte dans un accident de voiture. Du jour au lendemain, on m'a annoncé que j'allais survivre grâce à son inattention au volant et aux règles de la génétique qui l'ont rendue compatible pour une greffe. J'étais dévasté. Pas parce que je tenais à elle - je ne l'ai presque jamais rencontrée – mais parce que j'avais affronté des mois de traitement et que subitement, je réalisais que j'avais moi-même choisi de tout gâcher. J'avais fait des choix compliqués qui ne faisaient tout à coup plus sens et j'étais en colère contre la Terre entière car une fois dépossédé de tout ce que j'avais, on m'accordait finalement une seconde chance. J'ai essayé de me faire une raison une fois tiré d'affaire, de me convaincre que moi aussi je réussirai à l'oublier.
- Pourquoi tu es revenu, alors ?
- Parce que j'ai compris en me réveillant dans un appartement froid qui n'avait rien à voir avec mon chez-moi que la vie me laissait une seconde chance et que je devais la saisir. Je ne pouvais pas honorer la mémoire de ma tante et celle de tous ceux qui n'ont pas eu ma chance en me détachant de mes rêves par peur d'affronter le passé. Je devais la retrouver et lui crier que je ne l'avais pas abandonnée comme un lâche, que jamais je ne l'aurais fait si ça n'avait pas été nécessaire. Pourtant je me suis juré de ne pas lui dire la vérité. Je ne voulais pas saboter mes chances. Mais comme mes mensonges ont tout foutu en l'air de toute façon, je n'ai plus rien à perdre.
De nouveau le silence s'installe entre nous. Il se frotte les paupières, énième signe que dormir est devenu une option pour lui, tout comme moi.
- Qu'est-ce que je dois faire, Harry ? finit-il par me lancer, sans rancune.
En réfléchissant à ma réponse, j'en viens à remarquer les passants dans la rue, pour qui la vie a continué pendant mon absence et continuera encore demain. Ils rient, marchent côte à côte ou bien se disputent. Et au milieu de cette avenue passante, assis sur le trottoir près de quelqu'un qui me voyait hier encore comme son pire ennemi, je me dis que tout n'est peut-être pas fini.
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Chers lecteurs et lectrices qui sont arrivés jusque là, voilà, vous savez tout. Vous connaissez à présent le sombre secret d'Harry, et j'espère que vous n'êtes pas déçus. J'attends bien sûr vos avis en commentaire et je n'ai jamais eu autant hâte d'avoir vos retours, croyez moi. Cela fait des mois que j'imagine la fin de cette histoire dans ma tête. J'ai coupé quelques chapitres inutiles pour aller directement à l'essentiel. Il reste encore un ou deux chapitres, et nous dirons tous au revoir à cette histoire. Il ne reste plus que la confrontation entre les deux personnages principaux à écrire et cela me rend vraiment nostalgique. Comment se passera t-elle selon vous ?
Encore navrée pour l'attente, mais j'ai eu un déclic aujourd'hui et abandonné mes révisions de bac pour poster ce chapitre que vous attendez tous depuis longtemps ( et oui, la tectonique des plaques est si intéressante, que voulez vous... )
Je posterai la fin après le bac car il faut vraiment que j'y retourne. Je vous aime fort et un grand merci d'avance pour toutes vos réactions, qu'elles soient bonnes ou mauvaises. Prenez soin de vous, des bisous, Anne. ♥
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