Chapitre 37

Mon cœur s'est évaporé et le temps a passé, impitoyable maître de ma vie. Chaque seconde plus douloureuse, chaque journée plus terne, chaque perspective d'avenir plus désolante que la précédente, et que tout ce que j'avais jamais connu.

Personne ne sait ce qui s'est passé cette nuit-là. Alors je fais semblant. Je me force à sourire quand on veut me croire heureuse et les mots qui sortent de ma bouche sont exactement ceux que les gens veulent entendre. Je fais bien attention de ne rien laisser transparaître. Il m'a fallu des années d'entraînement pour mettre au point ce masque si convaincant et si trompeur. Le peu de fierté qu'il me reste provient du regard rassuré des autres quand je récite consciencieusement mon discours stupide.

Une dizaine de jours après mon réveil, on a retiré le plâtre à ma jambe. Quand on m'a autorisée à marcher à nouveau, j'ai eu l'impression de revivre un instant. La paire de béquilles que m'a tendue le médecin avec un sourire m'est apparue comme le plus beau cadeau qu'on m'ait jamais fait et j'ai passé la journée suivante à arpenter tous les couloirs de l'hôpital, produisant un charmant petit bruit sur mon passage.

J'ai même découvert une bibliothèque. Un petit endroit de paradis au milieu de toutes ces blouses blanches, de ces mauvaises nouvelles et de ces repas insipides. En revanche, toujours cette même odeur de désinfectant. Même les livres en sont imprégnés, c'est dingue. Plusieurs personnes passent leur journée là, à feuilleter des bandes dessinées ou à apprécier un bon roman. Certains ont mon âge, d'autres non. J'ai décidé de lire mon premier bouquin dans ma chambre, pour ne pas avoir à supporter la présence de tous ces inconnus. Très mauvais choix, étant donné que le silence morbide de mon lit m'a vite fait changer d'avis.

Naturellement, les seuls livres que je m'autorise sont des romans policiers. Impossible de me plonger dans une de ces énièmes histoires d'amours déchirantes qui me feraient trop penser à ma situation actuelle. Je suis ainsi tombée sous le charme des mots d'Harlan Coben, et j'en suis venue à emprunter un livre par jour pour être sûre que personne d'autre ne m'empêchera de les lire. Une sacrée collection est à présent empilée sur ma table de nuit, attendant d'être dévorée pendant une de mes soirées sans sommeil.

Ma mère se fait un point d'honneur de venir me voir tous les jours. Mon père est rentré à Charleston à cause de son travail, ne pouvant pas s'absenter éternellement, mais ma mère a préféré prendre des vacances pour s'assurer de ma santé. En ce qui concerne Caspar, et surtout Evelyn - qui ne m'a même pas rendu visite alors que j'ai eu écho de sa présence -, il me serait parfaitement égal d'apprendre qu'ils se trouvent à l'autre bout de la planète. L'air se fait plus respirable lorsque je les sais loin de moi.

Aujourd'hui, en me réveillant à nouveau face à un pudding industriel écarlate, je m'imaginais passer une journée pour le moins banale. Finir Disparu à jamais, regarder un peu la télévision, faire semblant de manger pour ne pas m'attirer les foudres de Sylvia et dormir d'un sommeil de plomb et dépourvu de rêves. Voilà ce à quoi ressemblait mon horizon, mais ma mère en a décidé autrement.

En arrivant dans ma chambre ce matin, j'ai bien vu qu'une idée lui trottait dans la tête. D'habitude, elle m'analyse pendant quelques instants en faisant le tour de la pièce pour finalement aller s'asseoir dans une chaise comme un oiseau se pose sur sa branche. Mais ce matin, elle s'est appuyée sur le rebord de mon lit avant de pousser un long soupir.

- Dis moi ce qui ne va pas.

J'ai reposé mon livre et ses yeux inquiets se sont arrêtés sur moi avec insistance.

- Mais tout va bien, tenté-je en adoptant une voix claire et légère.

- Madison, arrête. Tout ça ne te ressemble pas. Passer des journées à te liquéfier devant tes bouquins ou à t'abrutir devant la télé, ça n'a jamais été ma fille. Tu n'as même pas demandé au médecin quand il prévoyait de te faire sortir.

- Parce que je ne le vois pratiquement jamais. Et ces bouquins sont vraiment géniaux.

Elle est allée s'asseoir sur la chaise et un pli s'est formé sur son front.

- Écoute. Tu te retrouves enfermée ici et ni Hanna ni Caspar ne sont là. Tu ne penses pas que tu aurais éventuellement besoin de voir du monde ?

- Mais qui, Maman ?

Elle a regardé ses pieds un instant et j'ai compris qu'elle avait probablement dû étudier la question toute la nuit, ce qui explique les cernes violettes camouflées tant bien que mal par son fond de teint.

- On m'a informée hier qu'il y avait une psychologue au cinquième étage. Ce ne serait pas une si mauvaise idée de lui rendre visite, histoire de parler de tes problèmes, propose t-elle.

- Maman, je vais très bien, répliqué-je avec assurance, le mot "psychologue" toujours coincé en travers de la gorge. Je n'aurai bien tôt plus rien à ma côte et je sortirai de cet endroit.

- Je ne parlais pas de tes blessures physiques, ma chérie...

D'accord, admettons que j'envisage de voir cette fameuse psychologue. Qu'est-ce que je pourrais bien lui dire ? "Bonjour, je m'appelle Madison Parks et je suis masochiste parce que je pense toujours à un garçon qui s'amuse à me traîner dans la boue en prétendant m'aimer. Ravie de vous rencontrer." Elle me ferait sûrement interner aux urgences psychiatriques, et ce serait le seul foutu moyen que ma situation ne devienne plus insupportable qu'elle ne l'est déjà.

Conclusion : option inenvisageable. But : faire dévier ma mère de cette idée grotesque. Chose qui me ferait plaisir : toucher deux mots à l'abruti qui a évoqué cette psychologue en pensant rendre service.

J'ai passé une dizaine de minutes à me battre pour ne pas devoir m'imposer ça, dix longues minutes à évoquer les vertus thérapeutiques de la lecture et du repos. J'ai passé une seconde dizaine de minutes à la convaincre que ce serait parfaitement inutile, lui répétant que je ne voulais pas me retrouver face à une parfaite inconnue pour lui raconter ma vie. Je pensais être sur le bon chemin.

Et puis elle m'a servie ce regard. Ce regard qui exprime une détresse infinie mieux que n'importe quel discours. Ce regard parfaitement injuste que les parents s'autorisent pour faire plier leurs enfants. Ce regard qui crie "ma chérie, si tu ne le fais pas, je vais passer le reste de ma vie à m'inquiéter pour toi".

C'est là que j'ai compris que c'était foutu et que mon avis ne comptait plus. Alors j'ai accepté. Qu'est-ce que j'aurais pu faire d'autre ? Continuer à lire mes polards en sachant que mon mal-être - dont elle n'a même pas idée - la dévore de l'intérieur ? Après tout ce qu'elle a dû endurer ces dernières semaines - et aussi pendant les deux dernières années -, je n'ai aucune envie d'être sacrée pour de bon "pire fille de l'univers, toutes galaxies comprises".

En me retrouvant finalement devant la porte blanche portant l'inscription "Mme Hanks, psychologue", mon cœur se serre d'un seul coup. Je tripote mon livre entre mes mains moites sans même y prêter attention, que j'ai emporté à cause de je ne sais quelle petite voix ridicule qui a imaginé que ladite psy ne serait pas là.

Évidemment qu'elle est là Madi, tu n'as jamais eu de chance.

Je m'assieds après une longue hésitation dans la salle d'attente, entre un garçon grassouillet et une petite fille endormie. Je mourrais d'envie de connaître la fin de mon livre, et pourtant, j'ai été parfaitement incapable de lire plus de trois lignes. Au bout de la quatrième, j'ai définitivement décroché.

Je ne sais pas combien de temps j'ai attendu, suffisamment pour me demander pourquoi il y a des magazines féminins sur la table basse puisque l'âge moyen des patients est d'environ dix ans.

Et puis, je me suis retrouvée seule. Jusqu'à ce que le garçon grassouillet réapparaisse et qu'une voix annonce "suivant" par la porte entrebâillée du bureau.

À ce moment-là, face au fait accompli, je décide d'arrêter de me poser des questions et pénètre dans l'antre de la bête.

- Bonjour, Madame Hanks.

Je me retrouve face à une femme de la cinquantaine assise derrière un large bureau gris lorsque je prononce ces quelques paroles. Elle me jette un coup d'œil, focalisant une seconde son attention sur moi, puis me fait signe de m'asseoir. Je prends place dans un fauteuil marron un peu bancal.

Elle enlève ses lunettes, et range le dossier éparpillé qu'elle examinait. Je remarque que son visage a des traits assez durs, coupés au couteau, et que son nez a une courbe carrée, assez insolite. Ses cheveux sont ramenés en un chignon élégant, mais trop serré à mon goût. Ses yeux sont presque noirs quand elle relève la tête vers moi et sous cet angle, elle ne m'inspire vraiment aucune confiance.

Génial.

Je mords dans ma lèvre pour m'empêcher de sortir en courant.

- Alors, commence t-elle en tapotant sur le clavier de son ordinateur, tu es ?

- Madison. Parks, ajouté-je ensuite face à son regard insistant. J'ai été internée il y a...

- Inutile d'expliquer, me coupe t-elle d'un signe de la main. J'ai ton dossier complet sous les yeux. Tu n'es jamais venue ici auparavant, Madison ?

- Non, pourquoi ?

- Rien du tout. Patiente un instant.

Ce que j'ai fait. Ses yeux ont détaillé l'écran dans le silence pendant de longues minutes puis, alors que je m'apprêtais à poser mon livre sur mes genoux, sa bouche s'est arrondie. Elle s'est arrondie comme si elle venait de découvrir que j'étais Kate Moss et que "Madison Parks" n'était qu'un nom de couverture. Ça a duré à peine une demi-seconde, et puis elle est redevenue de marbre, comme si rien d'anormal ne s'était produit. Elle m'a ensuite offert un petit sourire timide comme si elle était gênée que j'ai assisté à ce geste spontané.

Elle a l'air sincèrement étrange.

- Alors Madison Parks, pourquoi es-tu là ?

- J'ai eu un accident de voiture, expliqué-je.

Elle lâche un petit rire enfantin pour signifier que ma réponse est parfaitement stupide. Je commence vraiment à apprécier cette femme.

- Oui, ça j'avais compris, mais qu'est-ce qui t'amènes dans mon bureau ?

- Ma mère pense que j'ai besoin de parler à des gens, déclaré-je en toute honnêteté.

Elle remet ses petites lunettes sur ses yeux, pour mieux m'examiner.

- Et pourquoi pense t-elle une chose pareille ?

Je n'ai rien à répondre, alors je regarde mes pieds. J'imagine déjà mentir à ma mère demain matin quand elle reviendra, en lui disant que cette rencontre m'a vraiment aidée et que je n'en ai plus besoin. Je suis pratiquement sûre qu'elle ne cherchera pas à vérifier. Alors pourquoi devrais-je faire des efforts, au juste ? Je n'ai aucune envie de sympathiser avec cette femme.

Elle jette de nouveau un coup d'œil à son ordinateur.

- Et bien, commence par me dire pourquoi tu as essayé de te suicider, Madison.

Est-ce qu'elle vient vraiment de poser cette question ?

- Je n'ai pas essayé de me suicider, ça fait des jours et des jours que je le répète à tout-va, déclaré-je froidement. Ils ont fait une erreur de diagnostic à mon arrivée, pas besoin de chercher plus loin.

- Dans ce cas, pourquoi cet accident ?

- Parce que j'ai perdu le contrôle du volant et foncé dans un obstacle sur une route. Ça ne s'appelle pas un accident pour rien, Madame Hanks. Vous voulez peut-être un dessin ? demandé-je un peu trop méchamment.

- Non, ça ira, répond-elle calmement. Madison, que fais-tu de tes journées ?

- Je lis. Il n'y a pas grand chose d'autre à faire ici.

- Et tes amis viennent te voir ? demande t-elle en me scrutant d'un œil attentif.

Je recommence à tripoter mon livre entre mes mains moites.

- Non, c'est...compliqué.

- Rien n'est trop compliqué pour moi, renchérit-elle.

Silence.

- Dans ce cas, parle moi de tes amours. Tu as un copain ?

- Non, je n'ai pas de copain, articulé-je sur la défensive. Et en quoi ça vous regarde de toute manière ?

Aucune once de colère ou d'impatience n'est apparue dans sa voix.

- Pourquoi es-tu là, si ce n'est pour me parler de toi ?

- Je vous l'ai déjà dit, ça fait plaisir à ma mère.

- Madison, tu as l'air d'être une jeune fille très...préoccupée. Je pourrais t'aider, si tu acceptais de me parler.

- Je n'ai envie de parler à personne, grogné-je presque.

- Pourquoi ? Les gens que tu aimes t'ont déçue ? Tu n'as plus confiance en personne, c'est ça ?

Là, ça va trop loin. Je ne veux pas déterrer des souvenirs à peine camouflés, et surtout pas avec elle. Je me lève sur un coup de tête en faisant bien attention de ne pas oublier mon bouquin. Hors de question que je remette un pied ici.

- Vous savez quoi ? C'était une mauvaise idée. Merci quand même, annoncé-je en me pressant vers la sortie.

- Madison, je ne voulais pas te...

- Merci quand même, répété-je plus fort en claquant la porte derrière moi.

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Hello tout le monde ! xx

Je suis hyper heureuse de vous retrouver aujourd'hui pour le chapitre 37. J'arrive enfin à poster deux chapitres par semaine après vous avoir parlé de cette idée pendant longtemps. ;)

Ce chapitre ne fait pas beaucoup avancer le récit mais il est selon moi essentiel, donc j'espère qu'il vous plaît.

Comme d'habitude, j'aimerais beaucoup avoir votre avis sur ce qui s'y passe. Que pensez-vous du quotidien de Madison à l'hôpital ? Que pensez-vous des efforts de sa mère et de cette fameuse psychologue ?

Ne vous inquiétez pas, vous retrouverez Harry dans le prochain chapitre, qui sera en ligne lundi. ;)

Merci pour tous vos votes et vos commentaires sur le dernier chapitre, même si il n'était pas joyeux du tout et que beaucoup n'ont visiblement pas adhéré.

J'espère que vous allez bien et que vous passez tous de merveilleuses vacances.
Sur ce, on se retrouve vite, des bisous, Anne. xx

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