Chapitre XII: Le poète maudit (Partie 1)
Je suis ce ménestrel, témoin de frénésie,
La Mort étend ses ailes, fauche tous épis.
Jeunes pousses, plants mûrs ou herbes défraichies,
Nul ne résiste à Guerre, mortelle hérésie,
Tout rescapé guetté par Conquête, tapie,
Tandis que je m'égare en vaine poésie.
Je me retourne une dernière fois. Un de plus. Perdu dans la multitude, anonyme parmi tant d'autres. Le rictus qui tire ces traits semble souligner la démence dans laquelle il a plongé avant que son dernier soupir ne s'échappe. Avant que je ne lui ôte, ce dernier soupir, je ne dois pas l'oublier. Tant de chansons, tant d'odes à la bataille, tant de façons, tant de codes pour ouvrir les entrailles. Je sens le contenu de mon estomac refluer dangereusement tandis que je repars pour rattraper mes raisonnables camarades. Mieux vaut ne pas s'attarder. Je sens mes barrières faiblir, j'accélère le pas pour atteindre le couvert des arbres formant ce bosquet et soulager mon corps de cet acide qu'il rejette désormais. Si je n'avais pris l'immonde habitude d'éteindre de fugaces étincelles, je ne me serais douté que la fumée seule est responsable de ce rejet soudain. Quelle ironie. Père de brasier, souffleur de vie. Ma vie ne se résume-t-elle plus qu'à cela ? Où est la beauté de la Guerre, fatale séductrice dont les mille charmes sont tant vantés ? Quelle est donc cette acre odeur qui jusqu'alors m'était dissimulée par la senteur hypnotique des lauriers de la gloire ? En quête d'exploits de chevaliers à conter, je ne me retrouve qu'avec des regrets que je ne sais plus compter. Ces couleurs vivaces brodées sur les tapisseries, où sont-elles ? Qu'est devenu le rouge vif sur les mailles d'or ? Où se cache le bleu roi, où se cache le si pur blanc ? Le seul pourpre que j'ai pu contempler n'était que noirceur coulant dans la poussière, maudissant cette terre en s'infiltrant dans ce qui aurait pu être des sillons. Tous ces contes, toutes ces ballades... Rien qu'illusions, rien que mascarades... Désormais, je m'en rends compte. La guerre grandit l'homme, l'élève jusques aux nues, mais seule la paix grandit la société, la porte jusqu'à son firmament.
D'un revers de manche, j'essuie mes lèvres aussi souillées que mon âme avant de saisir ma gourde et de me rincer la bouche à renfort de rasades. Cela fait, je tâche de m'orienter afin de retrouver ma compagnie, ces onze compères qui partagent mon fardeau. Je les aperçois enfin, à l'écart, à l'abri de tout regard, faisant jouer la lumière sélène sur une lame pour m'indiquer leur position. Je les rejoins, survolant les quelques obstacles naturels qui obstruent ma progression. Quand je les atteins enfin, je profite de l'altitude de ce talus pour contempler notre œuvre. Je reste un temps hypnotisé par la gracieuse danse des flammes. Ces fougueuses amazones résistent aux assauts désespérés des hommes déversant de leur mieux toute l'eau qu'ils peuvent trouver avec les quelques seaux à leur disposition. La terreur ne parvient à leur glacer un sang que la chaleur de cette danse n'a de cesse d'exciter. J'ai peut-être enfin trouvé la beauté, beauté fatale, fatale engeance de Terpsichore. Je tourne alors mon regard vers notre sauveur, le grand gardien, l'imposant fort. La lueur spectrale de la pleine lune léchée par les lourds nuages souligne cette froide indifférence que ce vieux sage manifeste à l'égard de cette frénésie environnante, ardente hystérie. Je sens alors une main se poser sur mon épaule, me ramenant cruellement à une réalité si lointaine de mes pensées. Je parviens à me raisonner et me tourne vers mes frères d'arme.
" - Il est temps de rentrer, entends-je.
- Je sais. On en a déjà bien assez fait."
Sur ces mots j'indique à mes camarades que je suis prêt à les suivre, prêt à retourner dans les bras accueillants de cette splendide forteresse, prêt à fuir toute cette violence. Mais serai-je capable de m'en détacher ? Ce dernier regard lancé à l'incendie n'aura su rester bref. Me voilà de nouveau fasciné par la souffrance, enchaîné par ma funeste œuvre. Que suis-je devenu ? Je clos mes paupières, me fais violence. La lutte est âpre mais ma morale vainc. Du moins, ce qu'il en reste. J'ouvre la marche tandis que mes camarades mènent eux aussi un combat dont l'issue est déjà connue de tous. Mon acte la précipite. Tous me suivent, tous s'éloignent de ce lieu qui portera les stigmates de notre passage, de ce que nous laisserons en héritage. La victoire est nôtre, le triomphe est total mais aucune effusion. La lassitude et son alliée conscience nous privent de ce plaisir toutefois bien mérité. Seuls nos pas lents brisent ce silence accusateur. Mais quand la proximité des remparts ne nous relègue plus qu'à la taille de maigres fourmis, une voix s'élève, agressive pour notre ouïe endormie par le tempo de la marche au pas qui s'est naturellement invitée.
" - J'en peux plus d'tout ça. Marre de tuer, marre de souffrir. Vous verrez du pays, qu'y disaient. T'parles. Tout c'que j'ai vu, c'est la mort.
- L'a raison, les gars. Pourquoi qu'c'est nous qu'on fait l'sale boulot, les gars ? approuve un autre de mes camarades.
- Sert à rien. Oubliez tout ça, marchez pis c'est tout. On n'y peut rien, c'est comme ça, tente alors de rappeler celui qui nous commandait ce soir, sans grande conviction.
- Moi j'dis qu'on y peut toujours queque chose, les gars. Pourquoi qu'on reste là à crever la dalle avant qu'les corbeaux nous bouffent, eux ?
- De toute façon, tout ça, c'est qu'des foutaises de nobles. Les chansons, les héros,... Y a rien de bien glorieux dans tout ça.
- T'sais qu't'nous saoules avec tes chansons ? me fais-je rabrouer par un autre intervenant dans cette discussion étendue au groupe tout entier. Mais t'as pas tort. Moi j'dis qu'on devrait pas faire tout ça. Moi j'dis qu'on devrait pas se saigner pour le bon plaisir des messires. Moi j'dis qu'on devrait s'carapater, s'faire oublier tant qu'personne s'préoccupe de nous.
- Pas maintenant. Ils nous attendent sûrement et nous n'avons pas de vivres, revient à la charge l'officier avant de finalement déposer enfin les armes. Pas aujourd'hui, mais dans quelques jours, pourquoi pas ? Le temps de tout préparer..."
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top