Chapitre X: Le solitaire malgré lui (Partie 3)
J'entends alors tout à coup un souffle furtif, à peine audible. D'abord croyant avoir été tiré de mes réflexions par un animal de passage, je reste immobile et tente de m'immerger de nouveau en mon for intérieur, seule forteresse où je suis intouchable. Quand le bruit retentit de nouveau, mon ouïe désormais attentive ne me permet plus de douter qu'il s'agit d'un appel à mon intention. Je relève la tête, aperçoit trois ombres étirées par le soleil couchant, et me retourne alors pour déterminer qui les projette. Je remarque alors que ces trois personnes, dont je ne peux discerner les traits à cause du soleil dans leur dos, font de leur mieux pour rester furtifs. Ayant enfin gagné mon attention, ils se rapprochent finalement de ma prison éphémère. Enfin à une distance raisonnable, je reconnais enfin ces camarades dont j'avais sauvé la vie, leurs visages affichant un air désolé. Ayant d'abord une réaction de rejet, mon cœur meurtri par la solitude pendant tant d'années me retient et m'empêche de rejoindre le côté opposé de mon étroite demeure. Avant même que je n'achève de me décider à les laisser parler, l'un d'entre eux commence:
"- On est désolé... Pour l'aut'jour, notre réaction... Faut nous comprendre, c'est pas si courant... On savait même pas si les gens comme toi existaient ou si v'z'étiez qu'des légendes...
- Oui, des histoires pour enfants, 'vec des démons qui viennent pour les bambins pas sages, reprit le second.
- Mais on n'est plus des bambins, nous. On sait qu't'es pas un démon, nous ! T'nous as sauvé l'aut'jour, et ça, on oublie pas, nous. L'curé peut bien dire c'qui veut, t'es un frère pour nous, s'empressa de poursuivre le dernier, jetant un regard noir à celui qu'il l'avait précédé.
- Du coup, on s'est dit qu'on pouvait pas t'laisser comme ça. On va essayer de t'faire sortir de là. Un oncle à moi qu'a voyagé m'a parlé un jour d'une terre, où les gens comme toi sont aussi nombreux qu'les autres. J'croyais qu'ses voyages l'avait rendu un peu fou, mais on dirait ben qu'non. Quand tu s'ras parti, va au Nord. Loin, au Nord. Trouve un navire, tu d'vrais pouvoir trouver refuge à Dublin, un village côtier."
Pendant qu'il me donne toutes ces informations et instructions, j'éructe de joie, mais reste quelque peu impassible, seul mes yeux ronds traduisant l'étonnement que mon corps ne peut totalement réprimer. Ce bonheur n'est pas dû au fait que ma vie soit sauve. Il n'est pas dû non plus à cette confirmation que je suis un homme normal, comme tout autre. Il est surtout dû à cette sollicitude, à cette solitude qui un temps est masquée par un doux orage et ses éclairs de bonheur. Je suis quelqu'un, et l'on me voit comme tel. Je ne suis plus ni un fardeau, ni une honte, ni un mystère, ni une peur. Je ne suis simplement que moi, ma vérité est enfin partagée par d'autres. Je ne peux répondre, mon cœur explose littéralement, je réprime ces larmes qui affluent vers mes yeux. Pour la première fois, ces dernières sont bénéfiques.
"- C'est pas tout, reprit le second. Pour pas qu'tu nous oublies, j't'ai fait ça." Il me tend alors une figurine en forme de chien altier, taillée grossièrement dans le bois.
"- C'est un loup. On s'est dit qu'ça te convenait bien. En fait, t'es pas ben méchant, mais les gens ont peur de toi, poursuivit le troisième."
Je tends alors la main et saisit la figurine de bois, parvenant enfin à les remercier. Une clameur retentit alors. D'abord bruit sourd et lointain, la source de tout ce vacarme commence à dangereusement approcher. Je me retourne rapidement et croit deviner un groupe important muni de torche se dirigeant droit vers ma cellule. Je me retourne vers mes frères d'armes et désormais mes frères de cœur. Leurs regards oscillent entre contrition et panique, ils ne savent que faire quand je les force à partir, leur apprenant la portée de leur geste à mes yeux pour achever de les convaincre. Ils finissent alors par s'éloigner, non sans que leur regret et leur compassion ne soient tangibles. Je souris. Je me retourne ensuite, et aperçois enfin distinctement cette foule de moutons en colère, leur pâtre les retenant plus que les guidant. Serrant fortement le cadeau qui m'a été fait, je ferme les yeux pour une dernière prière, me sentant enfin prêt pour l'au-delà. La cage s'ouvre, mes chaînes se défont, des bras me portent et me poussent, mais toujours j'ai les yeux fermés, toujours je prie, et toujours j'arbore ce sourire ni mesquin, ni moqueur, ce sourire angélique de pur bonheur tandis que la lumière rousse du soleil couchant perce à-travers mes paupières. Auréolé de ces rayons solaires, je ne prête même plus attention à ces coups reçus, à ces insultes, ni même à ces "suppôt de Satan" et autres "démon" qui retentissent sur mon passage. Mon âme est désormais au-dessus de ça, prête à rejoindre ces terres bénies tant promises. Je rouvre alors les yeux, me permettant ainsi de ne pas trébucher quand j'arrive au niveau de la construction de bois suintante d'huile. Malgré ma vision retrouvée, je ne prête plus aucune attention à cette horde sanguinaire qui n'attend que ma mort, malgré mon ouïe fine, je n'écoute un traître mot du discours de ce prêtre inquisiteur, malgré ma bouche ensanglantée par les coups, je ne sens le goût du sang, malgré mon odorat si apte à me rappeler ces terribles souvenirs, je ne sens l'odeur de l'huile, malgré mes nombreuses plaies et blessures, je ne sens plus aucune douleur. Deux hommes m'attachent à ce poteau de bois, dressé au centre de mon échafaud, avant de s'éloigner. Je tiens toujours fermement ce cadeau, qui me réchauffe le cœur, j'arbore toujours ce sourire de bonheur. Aucune appréhension. Je ferme les yeux, me laisse envahir par cette chaleur divine. À moins qu'il ne s'agisse de ce feu qui commence à prendre, de ces flammes qui commencent à lécher mon corps. Puis je ressens de nouveau la douleur, intense et effroyable, le brasier commençant à me dévorer. Je crie. Puis mon odorat se réveille, la fumée envahissant mes poumons. Je tousse. Puis, me mordant les lèvres comme dans une tentative désespérée d'oublier la torture que subit mon corps, le sang envahit ma bouche de nouveau, et mes papilles n'y sont plus insensibles. Je crache. Puis j'entends de nouveau la haine, dans la bouche de ces soldats. Je pleure. Puis la rousseur des flammes m'encerclant me laisse un bref instant apercevoir ce prêtre psalmodiant des incantations d'une autre langue et d'un autre temps. Dans un dernier râle, je hais.
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