Chapitre X: Le solitaire malgré lui (Partie 2)
De retour au camp, mes camarades, les hommes dont j'ai couvert la retraite me remercient avec allégresse et de fil en aiguille, je me retrouve entraîné avec eux à-travers le camp, à la recherche d'un fût de bière pour fêter notre survie. Quand nous en trouvons finalement un, je peux enfin m'asseoir après cette journée éreintante, tant sur le plan moral que physique. Je m'étire alors, me détend et retire mon casque, tandis que les autres s'affairent autour du tonneau de précieux liquide. Un set de choppes est sorti, quand l'un d'entre eux se retourne pour m'en tendre une, tout en riant, j'aperçois à l'instant même où je suppose qu'il aperçoit ma chevelure un mouvement de recul de sa part et une interruption de son rire. Les autres se tournent à leur tour et ont des réactions similaires, bien que faisant de leur mieux pour le dissimuler. Ma choppe est toujours en suspens quand je décide, bien qu'attristé malgré mon habitude vis-à-vis de ce genre de réactions, de détendre l'atmosphère en l'attrapant et en les remerciant. Ils essaient alors de retrouver l'ambiance chaleureuse et amicale qu'ils avaient instaurée, mais je ne m'y trompe pas, leurs regards méfiants ou gênés à chaque fois qu'ils croisent mon regard en disent long. Finissant de boire ma choppe, je me lève alors prétextant une grande fatigue et m'éloigne de leur groupe. Je ne me fais aucune illusion, je sais bien que mon départ fera revenir l'atmosphère à la normale. Toutefois, ma curiosité et mon espoir insensé sont si forts que je jette un coup d'œil rapide en arrière. Suffisamment long cependant pour en apercevoir un faire un signe de croix comme pour se prémunir d'un démon. Ma gorge se serre, une larme perle au coin de chacun de mes yeux tandis que j'accélère le pas pour rentrer à ma tente. Sur le trajet, si ma tristesse est grande, je parviens toutefois à définitivement ravaler toute forme de liquide lacrymal. Pas question d'en plus m'abaisser à telle faiblesse en public. Depuis le temps, j'ai fortifié mon esprit, mes murailles sont suffisamment épaisses désormais pour que je ne sois plus en mesure de pleurer. L'habitude, sûrement.
Le court chemin parcouru, j'ouvre rageusement le pan de toile faisant office de tente, et pénètre dans cet unique lieu où je suis le bienvenue. Je m'assieds sur mon couchage, pensif et toujours fortement atteint. Ayant besoin d'évacuer au maximum la frustration qui m'envahit, je frappe le sol de mes poings, non sans souffrir le martyre en raison de mes membres encore douloureux après ce rude combat. Je m'arrête alors, convaincu de la futilité de ce que je fais. Heureusement, ce jour-là je suis de corvée, je dois ramasser du bois sec en forêt. Cela devrait m'occuper. Séchant définitivement mes yeux quelque peu embués, j'attrape un couvre-chef en toile de manière à dissimuler ma difformité. Je sors alors de ma tente, la mâchoire serrée, mais, je l'espère, l'air impassible, et je me dirige vers la lisière de la forêt, en quête de combustible. Sur mon passage, tous les regards semblent me toiser, me jauger, me juger, me mépriser. Probablement simple illusion de mon hypocondrie sociale, mais je me sens mal, j'aimerais être invisible, ne plus sentir le poids de tous ces regards qui ne me sont pourtant pas adressés. Quand je franchis gauchement la ligne d'arbre, je prends une inspiration et me détends instantanément. Je marche parmi les arbres, et m'enfonce dans la forêt, plus par volonté de m'éloigner un peu que par nécessité. Solitude. Pendant que je ramasse des branchages, je ressasse mes souvenirs, enfermé dans cette spirale de mal être. Je me souviens. C'était le jour. Celui qui me permettait de voir à-travers les planches constituant la porte de notre maison. Je me souviens. J'étais allé faire un tour, mais j'étais rentré rapidement. Je me souviens. Cette dispute violente, entre père et mère. Je me souviens. Il parlait de moi. Je me souviens, et toujours je me souviendrai. De ces mots, plus acérés qu'une lame, plus dévastateurs qu'un trébuchet, plus assommants qu'un sermon. "Un démon, voilà ce que c'est ! Jamais nous n'aurions dû le garder ! Il ne fait qu'apporter le malheur sur notre famille ! Les récoltes n'ont jamais été aussi minces ! Il est notre malédiction !" hurlait mon père à ma mère éplorée. Je me souviens encore de ce jour. Je m'étais mis à courir, sans savoir où aller, sans savoir quoi chercher, voulant juste m'évader. M'évader de ces brimades, de ces moqueries, de cette cascade de mépris. Haine qui me poursuivait depuis ce funeste jour jusque dans mon foyer. Juste m'évader, tout comme je le faisais aujourd'hui. Je m'étais pourtant persuadé que la guerre ferait oublier ma différence. J'avais tort, même si la récente disette ne doit pas y être étrangère. Je poursuis mon œuvre, ne me rendant même pas compte que le tas que j'ai amassé est bien trop grand pour que je puisse le ramener au camp. Reprenant enfin une espèce de conscience, je rentre au camp les bras chargés, non sans avoir réajuster mon couvre-chef.
Marchant parmi les tentes, je poursuis ma route vers ma destination quand je remarque une forte agitation. Posant mon tas de bois dans un coin, intrigué, je me précipite et me faufile parmi cet amoncellement de badauds propageant une rumeur pour le moins inquiétante. Je joue des coudes pour approcher et finalement être fixé, quand j'arrive enfin au niveau d'un corps entouré d'un prêtre, d'officiers et de soldats. Sa tunique est déchirée et quelques bubons sont clairement apparents. Après un mouvement de recul et une surprise teintée de peur, je me découvre en signe de respect envers cet homme recevant l'extrême-onction. Une fois fait, le prêtre donne des directives aux officiers bien moins fiers qu'avant de nous envoyer à l'assaut, puis se retourne avant d'écarquiller les yeux en attrapant instinctivement son crucifix dans un geste de protection. Me retournant pour voir la source de cette frayeur, je me retrouve face à de nombreux regards inquisiteurs tant haineux que craintifs. Je me retourne alors vers le prêtre. Ses traits sont déformés par un mélange de terreur et de détermination, tranchant drastiquement avec la forme légèrement arrondie de son visage. Son crucifix toujours à la main, toujours à l'affût, il réajuste son long manteau noir qui, avec son mouvement de recul précipité, avait manqué de tomber, dévoilant ainsi un peu plus sa tunique blanche. L'agressivité surgissant de ses yeux me consumerait sur place si je n'étais désormais insensible.
" - Démon, qu'as-tu fait ! Laisse-les fils du seigneur en paix et retourne donc chez ton exécrable maître ! je l'entends hurler. Au nom de notre Saint Père, saisissez-le ! Sauvez vos vies, sauvez vos âmes ! "
Interloqué, je ne réagis pas quand les coups se mettent à pleuvoir, puis que deux hommes me saisissent et me relèvent après que je me suis mis en position de défense au sol. Me tenant fermement, ils m'approchent du prêtre tandis que je reçois toujours des coups, et même quelques pierres. Je suis perdu, je ne parviens plus à réfléchir, je ne parviens plus à rien, je suis comme emporté dans un tourbillon me dépassant, malmené par une foule sans même savoir pourquoi, sans même comprendre pourquoi.
" - Ça suffit, cessez donc ! Agissez en bons chrétiens ! Il n'y a qu'une seule chose à faire pour conjurer la malédiction qu'il a jetée. Le bûcher ! Né aux enfers, aux enfers il doit retourner !" entends-je le prêcheur crier à la foule en folie.
Implorant le prêtre du regard, tentant de me disculper de ces absurdes accusations, celui-ci ne m'accorde pas même un regard, pas même une oreille attentive, avant que d'un geste il invite ceux qui étaient jusqu'alors mes frères d'armes à m'amener en retrait. Emporté par ce tourbillon de démence, tant chahuté physiquement que moralement par les insultes qui fusent sur mon passage, je me retrouve une éternité plus tard en une cage de fortune, solidement gardé, tandis que j'entends au loin les terribles directives du prêtre. Enchaîné, deux hommes me gardent, tournant le dos à la cage, non sans garder une bonne distance de sécurité et me jeter quelques regards méfiants à intervalles réguliers. J'enfouis alors ma tête dans mes bras reposant sur mes genoux, me refermant sur moi-même, m'isolant de ce monde haineux qui ne m'a jamais souffert. Après quelques minutes, peut-être quelques heures, je ne sais, je me mets à prier, tout espoir étant vain. J'adresse toute ma détresse à ce Dieu qui me hait tant, je me repens de mes péchés car il est temps. Il est temps pour moi de quitter ce monde qui n'est pas fait pour moi, temps pour mon âme de se libérer de cette maudite prison charnelle qui lui a causé tant de torts. J'ai toujours été pieux, le paradis devrait avoir ses portes grandes ouvertes, je ne puis croire que les séraphins se trompent sur ma nature. Je suis un bon chrétien, et ce j'en suis certain. Mais alors pourquoi ce goût amer, pourquoi ce sentiment de manque ? Tant de "pourquoi", si peu de réponses... Et cette solitude, depuis toujours mon amie, désormais mon fardeau. J'aurais voulu être comme tout autre, j'aurais voulu vivre et non survivre parmi ces étrangers. J'aurais voulu grandir et non apprendre à encaisser les coups. J'aurais voulu aimer et non sans cesse chercher à me cacher. Et m'assumer. Revendiquer avec fierté ma particularité. Mais je ne suis pas de ces hommes, de ces braves qui meurent pour leurs causes. Je ne suis qu'un être normal, un homme comme tout autre. Ou du-moins j'ai toujours voulu l'être. Mais ce droit, on me l'a refusé. En soit, ils ont raison: je suis un monstre. À leurs yeux, tout du moins, mais cela ne suffit-il pas ? Dans leur réalité je suis un monstre, mais la mienne est-elle plus valable que la leur ? En soit, chacun n'a-t-il pas sa propre vérité, dépassant le cours des choses, outrepassant la marche du monde ? Les héros n'en sont-ils pas moins des meurtriers pour leurs ennemis ? N'en sont-ils pas moins des barbares pour le peuple, des monstres pour les veuves, des démons pour les orphelins ? Si la religion, science du divin n'est pas universelle, comment une vérité propre au monde des hommes pourrait-elle l'être ? Il n'y a qu'à voir la manière dont je suis contraint d'expier des fautes fantasmagoriques pour se convaincre que mon dieu n'est pas le leur. Ainsi je suis un monstre. Nul doute là-dessus.
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