Chapitre VII: Le forgeron en retrait (Partie 1)


Pendant que je bats le fer, les soldats le croisent,

Pendant qu'ils s'entretuent, j'ai droit à ma cervoise.

Oh triste sort qui me condamne à contempler,

Ce grand combat au loin, que je voudrais rallier.


   La folie s'est clairement emparée de cet homme qui est allé jusqu'à tenter de me mordre. C'est terrifiant de contempler pareils maux de l'esprit. Devoir égorger un homme comme un limier pris de rage...cette expérience, je n'aimerais en rien devoir la réitérer. Mais il faut également savoir prendre ses responsabilités, ce que j'ai dû faire, et que j'ai fait. Il n'a pas même supplié, ni même daigné écouter nos injonctions au calme. Je ne comprends pas. Et dire que pour moi, Foulque était le fou, enfermé dans sa paranoïa, compréhensible, toutefois, étant donné les récentes disparitions. Et pourtant non. Il était la victime, pas de son esprit ni de ses fabulations, mais juste la victime de cet homme devenu bête, de cette bête devenue rage. Au-moins le problème est-il réglé. Et nous rentrons au campement avec cet état d'esprit léger et le cadavre de notre "cher ami". Il est inutile de le dissimuler, nous étions dans notre bon droit, et cela rassurera les soldats qui, parait-il, commençaient à s'interroger sur ces deux disparitions si rapprochées, mais aussi sur la découverte de cette tête parmi les membres amputés. Je ne comprends d'ailleurs pas pourquoi Foulque tenait à ce point à l'enterrer sur place, et sans que cela ne s'ébruite. Peut-être pour la mémoire de celui qu'il avait, m'avait-il dit, côtoyé comme un proche camarade. Mais qui s'en souviendrait, de toute manière ? Comme tous les morts, sa famille ne le verra juste pas revenir et comprendra qu'il est décédé, sans s'interroger plus que cela. Le deuil n'est que rarement propice aux questions. Surtout à la fin d'une guerre. Tout le long du trajet, chacun reste silencieux, je ne saurais dire si nous sommes tous perdus dans nos pensées ou si notre compagnon que nous traînons lourdement nous incommode. Les deux raisons se manifestent probablement toutes deux.

   Nous arrivons enfin à destination, et la sentinelle nous repérant, ne tarde pas à réveiller une bonne partie du camp de sa fausse alerte. Ainsi, avons-nous droit à un comité d'accueil, assez désagréable. Tant de regards, nous jugeant, nous jaugeant, nous condamnant sans rien savoir de nous. Ils ne connaissent rien de la situation, de notre innocence et du motif de ce qu'ils considèrent tous être un meurtre. Je ne peux m'empêcher de baisser les yeux sous le poids du regard de la foule qui se forme rapidement autour de nous. Toutefois, je me tiens droit, garde toute dignité, refusant par je ne sais quelle fierté masculine mal placée, de me montrer faible devant tous ces soldats aux regards inquisiteurs. Un officier arrive rapidement vers nous, mais sans courir, devant préserver une certaine image de dignité hautaine devant ses hommes. Foulque s'avance, se posant comme le commandant de notre troupe bien pitoyable, il faut l'admettre. Il est extrêmement doué pour garder son sang-froid dans les situations les plus gênantes, et faisant montre de son aplomb et d'une confiance en lui relativement impressionnante, il explique d'un ton ferme et assuré les péripéties de la soirée. L'officier, bien que toujours placide, semble accepter cette explication tant argumentée qu'agrémentée de certaines preuves. Effectivement, nombreux sont ceux qui témoignent de la proximité des quatre camarades dont l'un gît désormais à nos pieds, et les deux autres ont disparu ces deux derniers jours, toujours dans la nuit, toujours aussi mystérieusement. Certains prétendent même que la tête retrouvée dans la pile des membres est celle de l'un d'entre eux. Ainsi, les soupçons à notre égard ne tardent-ils pas à disparaître, voire même à laisser place à de la reconnaissance chez certains. L'officier nous dévisageant une dernière fois nous tourne finalement le dos et ordonne à tous de retourner se coucher avant de filer reprendre sa nuit d'un pas rapide. Laissant le cadavre là où il est, nous ne tardons pas à finalement rentrer à nos tentes, chacun de notre côté.

   Arrivé à la tente qui m'a été mise à disposition, je remarque que je suis extrêmement fatigué, peut-être par ce voyage qui ne m'a permis de n'arriver que ce matin. Ou bien par ces péripéties nocturnes. Les deux raisons se mêlent probablement, le corps de l'enragé n'étant pas particulièrement léger. Mais étant le plus robuste, j'ai dû m'en charger. Autrement, nous aurions dû le porter à deux, mais quel temps nous aurions perdu! Non, décidément, j'ai bien fait de m'en occuper. Et puis, il n'était pas question de le laisser en pleine forêt. Comme tous, il mérite le dernier sacrement, quoi qu'il ait fait, aussi loin que son esprit se soit perdu. Puisse le Seigneur le pardonner, qui sait ce qu'il a peut-être subi pour en arriver là ? Sur ces sages et miséricordieuses pensées, probablement provoquées tant par la fatigue que par le sentiment d'avoir agi exactement comme je devais le faire, je sens le sommeil m'étreindre, progressivement. Je perds la sensation de mes membres, quand tout à coup je me rappelle que je n'ai pas nourri mes mules. Bien que je n'ai nul désir de me lever, je me fais violence, et parviens à me redresser péniblement. Je tâtonne dans l'obscurité jusqu'à attraper ma chandelle et mon briquet à silex, et une fois ceux-ci en main, je sors de ma tente. Je frissonne, mais ne voulant perdre de temps, je ne retourne pas chercher une veste, mais fonce plutôt en direction de mon chariot à quelques dizaines de mètres de là. L'éclat de la lune me suffit pour y arriver sans encombre. Quand j'y suis enfin, je manie mon briquet. Si l'effort est au début difficile, mes membres n'étant pas encore bien réveillés, l'habitude reprend rapidement ses marques, et l'étincelle jaillit enfin. À la lueur vacillante de la flamme, je parviens à trouver le sachet de pain dur au bruit duquel les mules commencent à s'agiter. Décidément, ces animaux sont loin d'être si idiots qu'on le prétend. Je les calme avant qu'elles ne commencent à faire trop de bruit, et remplis les bacs qui leur servent de mangeoires. Elles se débrouilleront, je n'ai ni l'énergie, ni le courage de leur donner moi-même leur nourriture. J'attrape un seau qui traîne à proximité et prélève une partie de l'eau destinée à un bœuf endormi juste à côté. Le préjudice est moindre, pas la distance qui me sépare du prochain puits. Une fois qu'elles ont nourriture et boisson, je souffle ma chandelle, récupère mon briquet que j'avais laissé sur un rebord de ma charrette, et rentre à ma tente, où je me laisse tomber lourdement sur le couchage avant de m'endormir quasiment instantanément.

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