Chapitre IX: Le noble éclairé (Partie 1)
Je suis ce noble, ayant vu passer tant d'hivers,
Toujours fidèle à ceux qui travaillent mes terres.
Oscillant depuis peu entre grâce et disgrâce,
Tant courbettes et protocoles me lassent.
Justice est rendue. Sa tête roule au sol, et pas un seul instant je ne regrette sa mort. Encore un de ces flatteurs me croyant sous son emprise. Il aurait pu, mais mon expérience est suffisante pour que je sache désormais identifier ces parasites, vivant à nos dépens. Je dois admettre que j'ai bien joué avec lui, lui faisant croire à mon estime. Il est bien dommage que je n'aie pu voir sa tête quand j'aurais détruit toutes ses illusions en lui révélant ce que je pense réellement de lui. Mais trêve de pensées à son sujet, il ne les mérite pas. Un meurtrier ne mérite rien d'autre que la mort, en temps de guerre particulièrement. Son meurtre est à l'échelle du fratricide, et connaissant sa vraie nature, ce n'est pas un acte qui pourrait lui être totalement étranger. Parvenant enfin à me tirer de ces réflexions mêlant haine et mépris, je donne l'ordre aux hommes de se disperser. Nous touchons au but, mais la fatigue est de plus en plus présente, et je ne sais en quelles circonstances nous arriverons. Avec la vitesse constante que nous avons su conserver, j'imagine que nous arriverons avant que les alentours de la place forte ne soient verrouillés, mais il vaut mieux être paré à toute éventualité. Le camp se dresse, et je reste un moment stupéfait devant la rapidité d'exécution de mes hommes. Jamais je ne les aurais cru capables d'une telle vélocité, quelques semaines auparavant, quand l'on m'a présenté la troupe que j'étais condamné à mener. Étrangement, cette sanction pour mon "impertinence" ne m'aura finalement pas paru si lourde. Il faut tout de même admettre que l'injustice dont j'ai fait l'objet fut suffisante dans le ressenti que j'en ai eu pour me châtier. Cette rage qui m'avait enveloppée alors, attisée par mon impuissance, cette colère qui bouillonnait en moi et que j'ai dû contenir... L'injustice... S'il existe pire, je n'y ai jamais goûté, et je n'en ai d'ailleurs pas l'intention. Ces fils de ducs et de comtes se croyant tout permis sur les terres d'un pauvre petit baron. Mes terres, leurs lois. Comme si sous prétexte qu'un enfant prétentieux a une ascendance de haut rang, il a le droit d'abuser l'une de mes servantes. Cette pensée, encore une fois, me fait irradier de fureur, une fureur toujours contenue. Nonobstant même mon repas du soir, j'entre en ma tente pour aller tout droit m'allonger sur ma couche, non sans au préalable attraper une chandelle dans une main, un livre dans l'autre. Ajustant ma position, je retrouve la bande de tissu doux mais usé marquant la dernière page que j'ai lue. Lire. Que je plains ceux qui n'en connaissent pas les bienfaits. Si la magie existe, je l'ai entre les mains. De simples glyphes au pouvoir si grand, de simples symboles capables de transporter, de transformer, d'évoluer, mais surtout de s'évader. Que je plains les serfs qui jamais ne connaitront ce plaisir. Tous devraient pouvoir lire, mais la connaissance est le pouvoir, et nous sommes rares à vouloir bien le partager. Ces nobles, si pompeux, persuadés qu'ils sont si supérieurs aux autres... Ils n'ont rien compris. Ils ont beau voir leurs frères comme leurs serviteurs tomber, les sangs indissociables se mêlant dans la terre, ils ne voient pas l'évidence. Il n'est plus aveugle que celui qui refuse de voir. Un jour, peut-être, nos fils comprendront. Mais pas encore, peut-être sommes-nous encore trop jeunes pour cela ? Mon livre m'échappe, et je rouvre mes paupières quasi closes. Il est temps de moucher cette chandelle et de dormir.
***
Le jour se lève. Encore un, parmi tant d'autres. Peut-être verrons-nous enfin nos frontières, aujourd'hui. J'ai bien du mal à me situer, mais le nombre de jours que nous avons passé à marcher me conforte dans cette idée. La routine matinale se répète, le camp éphémère se lève après les hommes, les chevaux se sellent, les repas se prennent, et enfin nous partons. Je décèle un certain entrain chez mes hommes, qui eux aussi doivent se douter que le chemin n'est plus très long. Et en effet, le déroulement de la journée ne nous fait pas mentir: quand le soleil commence à décliner, nous apercevons enfin une forme massive et sombre, au loin. Nous rapprochant, nous atteignons enfin un bois dans lequel nous pénétrons suffisamment pour nous dissimuler au cas où quelques éclaireurs ou troupes esseulées de l'ennemi passeraient par ici. Encore une fois, le camp se monte sans que je n'aie même à superviser l'ouvrage. Les hommes sont détendus, presque heureux de retrouver leurs terres, leurs frères, sans même se douter de l'horreur qui les attend. Y a-t-il pire reniement de notre part civilisée que lors d'un siège ? Malgré ma longue expérience, je n'ai pas trouvé. Les batailles de champs, au-moins, ont le mérite de n'opposer que des hommes en âge de combattre, point d'enfants, point de femmes, point de vieillards, bien que ces derniers n'aient plus grand chose à perdre dans un combat, leur vie étant derrière eux. Mais je les laisse, meurtriers si innocents, qu'ils savourent, c'est peut-être la dernière fois qu'ils le pourront. Demain, nous y serons, et j'appréhende cet instant. Je m'éloigne alors du camp, avant même que la nuit ne soit tombée, mais tout de même dans une certaine pénombre, de lourds nuages filtrant les rayons du soleil. Je grimpe sur un rocher, délicatement déposé sur un talus, et ma tête surplombe alors les cimes des arbres m'entourant. Je prends une longue inspiration, mon cœur se libère, enserré de cette chaleur si particulière et si difficile à décrire. La brise qui me caresse délicatement, les quelques fines gouttes de pluies tombant sur ma peau, la douce fraîcheur qui m'environne, ce somptueux mélange me permet de m'évader, de ne plus penser, d'effacer tous les doutes qui me submergent. Je ne suis plus qu'une âme sereine. Mes bras s'écartent d'eux-mêmes, comme pour étreindre le monde. Mes yeux restent grands ouverts, contemplant les nuages, si majestueux, si impressionnants. Mon ouïe s'étend et je crois même percevoir le battement d'ailes de ces oiseaux prenant leur envol, défiant les cieux inquiétants. Je reviens alors à moi, et me souviens de la honte que je ressentais autrefois, craignant d'être vu et moqué, n'osant me libérer sans avoir au préalable scruté les environs à la recherche d'un regard étranger.
Mon cœur est toujours baigné de cette sensation si unique, quand je descends de mon rocher, et que je retourne au camp alors que la nuit commence à tomber. Sous la lueur spectrale de la lune, je retrouve mon chemin. Quand j'arrive au camp, je me jette sur les restes de viande séchée, les réserves étant gracieusement offertes par les cuistots, notre périple touchant à sa fin. Je ne tarde pas à aller me coucher ensuite, non sans prendre le temps avant de m'endormir de lire un peu. Cependant, ma séance de lecture tourne court quand j'atteins un passage dont la copie est plutôt mauvaise. Ainsi, après avoir quelque peu insisté, je renonce, m'abandonnant à la fatigue, bien aidé, il faut l'admettre, de la lumière tamisée et vacillante présente dans ma tente.
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