Chapitre IV: L'ivrogne bedonnant (Partie 2)


   Le cor sonne alors, signant l'interruption des combats. Je me relève prestement, malgré les multiples douleurs que je subis sans broncher, et retourne vélocement vers la cohue, pour ne pas que quiconque s'aperçoivent de ma "désertion". Mes articulations sont douloureuses, mes muscles sont brûlants, mes entrailles ballotant dans leur trop plein de graisse me gênent dans ma course, mais que sont ces entraves comparées à ce que je subissais quelques instants plus tôt ? J'atteins finalement la horde se disloquant peu à peu pour laisser les quelques soigneurs présents faire leur œuvre sur les cas non désespérés. Et quand ceux-là auront fini, ce sera au tour des charognards de festoyer sur les dépouilles des malchanceux. Et moi dans tout ça je ne suis envahi que par une envie: boire. Boire pour me détendre, boire pour me soulager du fardeau que je suis pour moi-même, boire pour oublier, boire pour l'oublier, Elle.

   Arrivant au camp, je parviens enfin à me procurer un tonnelet de bière au marché noir, en échange de l'intégralité des pièces d'argent que j'ai remportées. Le risque est si grand que le prix est à la mesure. Je m'éloigne alors du camp, seul, et m'isole autant que possible, jusqu'à ne plus entendre le brouhaha des conversations paillardes entre soldats ou le gémissement des derniers agonisants. Je suis enfin isolé de toute cette décadence, et seuls les arbres m'environnent, désormais. Je me saisis de ma chope et perce enfin ce tonnelet. La douce mélodie de la bière s'écoulant le long du vieux fer emplit mes yeux de mille étoiles scintillantes. La mousse s'élevant progressivement le long de la paroi métallique, je ne peux résister, j'y trempe mes lèvres, et hume cette odeur qui m'est désormais si familière. La chope se vide. Se remplit. Se vide. Se remplit. Se vide, mais de plus en plus difficilement. J'ai dû consommer les deux tiers du tonnelet quand ma chope tombe de mes mains tremblantes. Ma vessie est sur le point d'exploser. Je tente de me lever une fois. Je me rassois aussitôt, la nausée est bien trop forte. Tout tourne autour de moi, les arbres, les rochers, même cette paire d'yeux qui doit appartenir à une chouette. Tout tournoie, et mon corps me rejette. Mais je suis bien, je suis rassuré et surtout je ne peux penser clairement, effet si appréciable. Sentant mon ventre douloureux à cause de ma vessie, je parviens à me traîner jusqu'à un arbre et en m'appuyant sur lui, à enfin soulager ma douleur. Toutefois, mes haut-le-cœur sont de plus en plus fréquents et je ne tarde pas à purger mon corps de tout l'alcool que j'ai bien pu ingurgiter, et ce, bien contre mon gré.

***

   Cela doit bien faire une heure que je suis là, allongé, ne sachant plus bouger. L'odeur est atroce, mais pas autant que le goût qui imprègne ma bouche. Je me relève et cherche en vain un peu d'eau. Rien. Oh! Une chopine! Ma chopine! Et un tonnelet qui me tend les bras. C'est alors que je me souviens ce qui a précédé mon si inconfortable sommeil. Mais qu'importe, je ne vais pas garder un goût aussi atroce dans la bouche! Me versant une chope, je fait malencontreusement tomber la source de mon bonheur. Ainsi, ce sera la dernière. Je ne peux m'empêcher de crier "À la tienne, chérie!", toujours sous l'emprise de l'alcool, en la descendant cul sec.

***

   Par je ne sais quel miracle, je me réveille au campement, avec le bruit du cor. L'odeur a définitivement imprégné mes vêtements, je le devine. Quant-au goût, il m'est bien difficile de le sentir tant ma gorge est sèche et ma bouche pâteuse. J'attrape une gourde d'eau que je vide gorgée après gorgée, goutte après goutte. Étrangement, j'ai l'esprit clair. Je me sens en parfaite possession de mes moyens. Ou du moins au niveau mental, car mes muscles me brûlent encore de la veille, les courbatures ayant ajouté leur contribution au brasier qui les étreint chaleureusement. Je me prépare alors pour la bataille qui s'annonce, attrapant ma hache, mon couteau, ainsi que ma sacoche utilitaire. Je tâte alors mes poches, comme à mon habitude avant de partir de chez moi, ou en l'occurrence de mon lieu de sommeil, et je tombe sur cette bourse de velours. Et dans cette bourse, je sais quelle est l'unique pièce restante. J'hésite à retourner voir mes camarades contrebandiers. Et puis je pense à Elle. Quand je rentrerai, je lui achèterai une robe. Oui, une de ces sublimes robes que les Dames portent. Je ne pourrais pas lui offrir, mais qu'importe, Elle me verra bien, de là-haut, et comprendra à quel point je l'aime. Oui, je dois faire ça, je vais faire ça. Car au fond de moi, je sais pertinemment que mon acte était tout sauf glorieux, tout sauf vertueux, mais libre à moi de justifier ce meurtre par la beauté du geste qu'il aura engendré. Et si cette dernière idée pourrait porter à confusion sur mes motivations, je sais que je ne fais pas ça pour déculpabiliser ou même pour m'encenser moi-même. Il s'agit de ce genre de geste dont la beauté en elle-même vous ravit à elle seule comme offrir un cadeau inattendu procurera plus de plaisir au donneur. Mais alors serais-je naturellement bon ? Mais alors qu'ai-je fait ? J'ai corrompu ce que j'étais, je ne suis devenu que ce fantôme de moi-même, j'ai rejeté tout ce qui naturellement était bon en moi pour ne plus être qu'une âme perdue sans but ? Et tout cela pour quoi? Et tout cela pourquoi? Pour rien... Elle n'est plus là. Mais tout n'est pas perdu! Je vais trouver un but! Je vais me racheter, envers moi-même, envers les cieux, envers Elle. Et tout en m'invectivant et m'exhortant au dépassement, j'entendis au loin, comme si j'étais dans une autre dimension de ce monde, l'ordre de la charge, et empoignant ma hache, je me mis à courir, fonçant sans peur, rattrapant même la première ligne.

   Je ne sens plus aucune douleur, je ne discerne plus aucun autre son que celui du battement de mon cœur, prêt il semblerait à s'arracher de ma poitrine. Je ne vois plus rien d'autre que cette masse confuse, que ces flèches qui pleuvent, que ces hommes qui tombent. Je ne sens plus rien. Pas même l'odeur du sang, de la sueur ou de la putréfaction. Je ne suis plus qu'un homme qui court, oubliant même le goût âcre dans sa bouche, ignorant même tout ce liquide tanguant dans mon ventre au rythme de mes pas, ventre ayant atteint des proportions monstrueuses, mais qui ne me gêne plus pour courir. Plus rien ne me gêne, plus rien ne m'entrave, je suis libéré. À un tel point que je ne boirai plus, je le jure. Par miracle, j'échappe à la nuée dévastatrice bien que non ardente des flèches. Je ne peux m'empêcher de croire que c'est un signe, le destin que j'ai si longtemps haï m'offre la voie de la rédemption. Et je compte la parcourir. Fini la boisson, fini la lâcheté, il est temps de mériter ma place auprès d'Elle quand mon existence ici sera révolue. Le prêtre avait voulu me le faire comprendre. Mais j'étais bien trop borné, et emprisonné dans le carcan de ma douleur, dans la camisole de mes peines qui plutôt que d'entraver ma folie, la faisait surgir au grand jour, et la stimulait plus que jamais. Mais me voilà, désormais résolu. Et comme ces monstres assoiffés de sang, je brandis ma hache mais rate mon adversaire qui ne semble même pas remarquer mon geste, puisqu'il se rue sur l'un de mes camarades. Soudain, un éclair surgit parmi les armes, surgit parmi les hommes. Un éclair qui se rapproche vers moi en hurlant. Cet éclair blond me fait penser à Elle. Et c'est comme ça que je me rends compte que ce barbare hurlant et courant dans ma direction est en réalité une femme, certes grimée à merveille, mais pas suffisamment pour tromper quelqu'un d'averti. Ou quelqu'un pensant à Elle. À sa merveilleuse chevelure blonde. Je baisse ma hache. Je ne saurais affronter tel adversaire, ce serait comme l'affronter Elle, et je ne peux m'y résoudre. Elle s'en rend compte, hésite presque, et à ce moment je sens au fond de moi que je ne veux pas qu'elle hésite. C'est elle ma rédemption. Mon bel acte est celui-ci. J'esquisse un sourire et hoche légèrement la tête. Elle semble me comprendre, et alors je suis entaillé par le froid acier qui n'a d'autre effet que de réchauffer mon cœur. Je m'appuie contre un rocher qui me soutient à peine. Et appuyant ma tête contre lui, je laisse échapper des larmes, des larmes de bonheur.

***

   Cela doit bien faire cinq minutes que je me laisse mourir au sol, ne cherchant plus à me lever. Le goût du sang dans ma bouche m'est presque appréciable. L'odeur qui m'environne est presque envoutante. Je glisse ma main dans ma poche et sors la bourse, et de la bourse la pièce en or. Et le soleil se reflétant dessus, je jure discerner sa chevelure blonde. Et je la vois presque se retourner et me sourire. Je la revois enfin, auréolée d'une lumière ne faisant que faire ressurgir l'or de sa chevelure. Je te retrouve enfin, ma fille. "Papa est là, papa est..." Je crache du sang. "...là...".

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