Chapitre III: Le vétéran efficace (Partie 2)


"-Surtout, ne tentez pas de jouer au héros, nous ne sommes pas dans un tournoi! Et sachez aussi une chose: si vous hésitez, ce ne sera pas le cas de votre assaillant."

   Je ne sais toujours pas si j'adore ou si j'abhorre m'occuper des novices comme eux. En un sens, ils ont tellement d'appréhension qu'ils n'imaginent même pas contester mes ordres, et les protéger me donne toujours un objectif à remplir. Cependant, quand l'un d'entre eux meurt, même si la victoire est obtenue, je ne peux m'empêcher de me sentir défait. Mais plus le temps pour les ruminations, il est l'heure. Je lève mon épée pour les inciter à me suivre et progresse. Je progresse lentement mais d'un pas décidé. Les crissements du mauvais métal se font de plus en plus stridents, le chaos commence à s'approprier mon champ de vision, je prends une longue respiration, avale ma salive, et accélère le pas. J'entends derrière moi mes disciples qui me suivent, foulant la poussière de leur pas pesant et maladroit. J'abaisse ma visière et finalement franchit le Styx sans avoir même à payer l'obole. Et mon état n'a plus rien à voir. Je suis dans un autre monde, un tout autre monde. Si précédemment mon esprit divaguait, désormais il se vide totalement. J'attrape enfin mon écu dans mon dos, puis abat pour la première fois de la journée mon arme. Un mort. La gorge tranchée. Il devrait me remercier, les morts rapides sont si rares en de telles circonstances. J'aperçois alors du coin de l'œil une hache fonçant droit vers mon épaule gauche, hache que je pare sans difficulté avec mon bouclier: certainement pas un soldat de métier pour faire preuve d'autant d'amateurisme. Bien évidemment, il perd l'équilibre et je n'ai qu'à lui asséner un coup de mon écu pour l'assommer et le laisser à terre gésir inconscient. Je n'essaie même pas de penser à le tuer: je n'ai jamais su tuer de sang-froid, je ne suis pas un monstre. Une lame ne saurait être un monstre. Je suis juste une arme, toujours aiguisée, prête au combat. Pour un seigneur qui sait m'entretenir comme il se doit, je suis le combattant parfait. J'ai tant de victoires à mon actif... Je saisis alors la lance d'un imbécile qui n'a probablement pas compris qu'il faut frapper avec le bout pointu, plutôt que de juste me menacer avec. Tant pis pour lui, il ne refera plus cette erreur. Il ne refera plus aucune erreur, d'ailleurs. J'entends alors un cri résonner, celui de quelqu'un qui porte un casque d'acier, et qui provient de derrière moi. Je lève ma protection et détourne rapidement le regard pour voir qui est tombé, avant de retourner à mon œuvre. Tué par un paysan ou un artisan qui ne détient pas même un plastron de cuir. Quelle honte. Loin d'être digne de son rang. Le roturier, lui, git parmi ses entrailles, et il m'a semblé remarquer d'un bref coup d'œil qu'il est toujours vivant. Ils ne lui ont fait aucun cadeau. Sur cette dernière image, je parviens à définitivement me vider la tête, et je ne suis plus désormais que dans cet état léthargique caractérisant les tâches répétitives.

***

   Quand les combats avaient cessé, interrompus par la nuit, que la retraite avait été sonnée, j'avais pu faire mon bilan. Seulement une perte. Bon résultat. Ce n'est pas que je prends une mort à la légère, je ne suis pas un monstre, mais j'ai appris à me débarrasser du poids du décès de mes protégés. Toutefois, son père, prenant également part aux combats, me l'a reproché. Comme si je pouvais y faire quelque chose. Je ne suis pas un ange. Je ne suis pas un saint. Je ne connais pas la recette des miracles. Mais enfin, il est comte assez puissant et proche du duc, et cela m'effraie un peu. J'ai su être apprécié, mais cela m'a pris du temps et de l'investissement, et je n'ai pas envie de perdre tout ce travail si ingrat. Toutefois, ce seigneur est connu comme quelqu'un de juste, et une fois le temps du deuil révolu, peut-être reviendra-t-il sur sa position. Je l'espère, mais cet espoir n'est pas vain, ni même fou. J'ai toujours été réaliste : j'ai toujours su, même gamin que jamais je n'aurais de haut-titre, que tout ce dont je devrais me contenter, c'est la chevalerie. Ainsi, je ne sais pas si je suis devenu une arme ou si je l'ai toujours été. Froid, calculateur mais effroyablement réaliste. Mais l'homme subsiste, en moi, je ne suis pas un monstre. Voilà quelques heures que le soleil est levé, et encore une fois, mes apprentis et moi partons au galop couper la masse difforme en deux. Les chanceux d'hier, ayant esquivé le premier combat, seront les malheureux d'aujourd'hui, car nul soldat ne saurait échapper à la guerre. Elle est partout, elle s'insinue dans les terres, elle s'insinue dans les esprits, elle s'insinue dans les chairs, elle s'insinue dans nos vies. Je poursuis alors ma moisson, comme un serf au début de l'été, sauf que je récolte ce que mon suzerain a semé, mais peut-être aussi, quelques lauriers. Cela me convient tout à fait. C'est un travail comme un autre, désagréable, éprouvant, répétitif. Mais ce travail est ma vie, il m'a tout donné, et, chaque jour, menace de tout me reprendre. Je tue, mais je n'y prends pas plaisir en soi. Je mutile, mais toujours dans le but de tuer rapidement. Je brûle, seulement pour que nos ennemis ne puissent plus jamais nous défier. Ainsi, j'en suis assuré, je ne suis pas un monstre.

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