Chapitre XVI : L'éternel mélancolique
Rivé à ce passé que je ne sais chasser,
Je reste prisonnier de multiples regrets.
Les semaines défilent, et j'assiste impuissant,
À ce destin si vil qui me prive de tant.
Je parcours le champ de bataille sans véritable but, trainant avec autant de difficulté mon gourdin que le poids de mes regrets. Meurtrier. Voilà ce que je peux ajouter. Je ne suis pas fait pour cela. Je ne suis pas bon à cela. Un cri de rage s'extirpe de mes entrailles. Que fais-je ici ? Je ne suis pas à ma place. Je n'ai jamais su la trouver. Échec. Échec. Échec sur échec. Dès qu'il faut prendre la décision, agir, plus personne. Dès que je dois faire face, plus personne. Je traine ma peine et peine à porter mon âme si meurtrie.
Un de mes camarades tombe. Je le connais. Je le voyais souvent au marché. Je ne l'y verrais plus. Je n'ai pas su l'aider. Mon cœur s'alourdit davantage. Y aura-t-il seulement une fin ? Je n'en peux plus. Je ne retiens ces larmes qu'avec tous les efforts du monde. Je suis au bord de la combustion. Je n'ai pas pu le sauver. Un peu plus d'attention et j'agissais. Mais cloué par ma douleur, j'ai encore raté l'étincelle, la fenêtre si petite où l'acte peut changer la vie. Vaine. Vaine, mon existence. Pis. Elle a fait souffrir. Oh, oui, elle a fait souffrir.
Non, je n'y repenserai pas. Je dois me recentrer. Impossible. Seul un réflexe instinctif me permet de bondir de côté et de répliquer. Un autre mort. Une autre vie détruite par moi. Un cri de désespoir déchire ma gorge. Mes muscles sont plus contractés que jamais, mes poumons se vident, mais malheureusement ce n'est pas le cas de ma conscience. Des charognards s'envolent. Je les aperçois quand mes yeux se rouvrent. J'essuie mes lèvres des filaments de salive qui se sont échappé tandis que je hurlais au désespoir. Tout cela fait tant de bien. Mais ce n'est pas suffisant. Du moins parvins-je à me ressaisir. D'un revers de manche, les quelques larmes qui commençaient à perler disparaissent, n'ont jamais existé. Je sers fort mon arme. Trop fort, mais quelle importance ?
Je prends un peu d'élan et quand je balance mes bras avec l'inertie de mon corps en course, je ravage de nouveau un foyer. Adieu père, frère, mari, fils, oncle, amant, neveu, ami. Adieu. Condoléances. Repose en paix. Au nom du père du fils et du Saint-Esprit, amen. Adieu, encore. La nausée me prend. Je m'écarte. Je n'aurais pas souillé la dépouille. Dieu merci. Non. Pas merci. Vraiment pas. Pas pour ça. Désormais, le goût aussi m'apparaît nauséabond. Je recule de quelques pas.
Je suis perdu, je ne reconnais plus rien. Un ennemi. Un sanglot et j'y vais, j'y cours, j'y vole et je venge ce soldat dont je ne sais rien si ce n'est que le sort nous a conduit dans la même armée. J'ai mal. J'essaie de retransmettre, ce mal. Je deviens fou. Les coups pleuvent sur ce cadavre hurlant. Je n'ose imaginer le spectacle que j'offre. Je ne peux plus. Je n'en ai plus la force. Pas après tout ce temps à me battre comme un chien enragé. Pas après tous ces visages que je revois à chaque bataille. Ou pire, ceux que je ne parviens à revoir. Pas après toutes ces nuits, blanche de regrets. Non, je ne peux plus. Je me laisse tomber sur le corps massacré que j'ai offert aux charognards. Je ferme mes yeux. Les sanglots reprennent.
Quand mes yeux s'ouvrent, mon camarade se relève, un sourire au lèvre après avoir mutilé le cadavre. Ce n'était pas moi ? Je ne suis pas ce héros capable d'abattre à la chaîne ? Je ne m'en étonne pas. Mon gourdin est toutefois tâché de sang. Qu'ai-je fait ? Mon devoir ? Je me retourne. Cet homme que je connaissais est bien mort. Je ne sais plus ce qui est vrai de ce qui ne l'est pas. L'épuisement. Ma peine est réelle. Cela fait quelques jours qu'elle m'accompagne de nouveau. Je me relève, m'éloigne afin d'oublier l'odeur de vomi qui s'ajoute à l'horreur alentour. En vain. Et puis, le goût persiste aussi, s'accroche, décidé à me poursuivre comme le font déjà mes démons.
Je devrais composer avec. Je dois faire quelque chose de grand. Me prouver que je vaux quelque chose. Le montrer à la face du monde. Comme une revanche, sur tout ce qu'il m'est arrivé de malheureux un jour. Une excision de mes remords, en clamant haut et fort où tous mes choix m'ont conduit. Je cesse de tituber; bombe le torse; reprends mon gourdin bien en main; jauge la situation. Puis je file. Je fonds sur ma proie. Lui fauche les jambes et donne l'avantage à un compagnon d'arme qui bataillait contre lui. Je pivote, et d'un geste, enfonce des côtes. Un bras en opposition à ma vue se fait vite briser. Le hurlement me perce tant les tympans que l'âme. Je dois résister. Poursuivre. Ce n'est pas fini.
À mon tour de me défendre. Le bois tient le choc, je repousse même l'assaillant. Je ne peux toutefois pas le mettre hors-combat: pas assez d'amplitude. Je bondis donc et le projette au sol, tandis que je délaisse mon gourdin tâché. Le combat est confus, il tente de me renverser mais je tiens bon. Je le surplombe toujours et prends l'avantage, aidé de quelques coups au visage. Je sens des craquements tandis que mon poing fort fond sur son fragile faciès. Le nez cède. J'insiste. Le sang jaillit. Il s'étouffe. Je le maintiens au sol. Mais je ne peux regarder. L'entendre se noyer est déjà suffisamment douloureux. Ma poitrine est secouée de spasme. Je le tiens fermement. Il le faut.
Je n'ai pas l'étoffe d'un héros. C'est si difficile... Si cruel... Au début, tout allait bien, je restais en retrait, peu actif, puis j'ai pris en confiance, et les barbares ont commencé à tomber sous mes coups. Depuis que j'y repense, que je repense à elle... À ce que j'ai manqué, ces regrets... Ce sont aussi des hommes ! Ils ont aussi tant de choses à rattraper, à faire ! Et je mets fin à cela, de manière si cruelle... Pourquoi ne sont-ils plus les bêtes que je croyais voir au début de tout ceci ? Pourquoi ? C'était si facile... Je ne peux plus. Je ne peux plus, crié-je, toujours jonché sur le corps que les derniers spasmes ont déserté.
Un soldat, en fâcheuse posture, forcé de reculer, me réveille quand il me tombe dessus. Un chevalier. J'étouffe sous le poids de l'armure, coincé dans une position si contre-nature pour mes pauvres articulations. Je parviens à faire pivoter ma jambe pour retrouver mon genou et rampe de toutes mes forces pour m'extirper. Je dois sortir de là. Je parviens à redresser le torse, et tandis que je m'aide de mes bras libérer pour tenter de libérer ma jambe droite, un coup de genou me renvoie au tapis poisseux, mélange de terre boueuse et de sang frais.
***
La musique est enivrante. J'atteins le cercle de lumière et m'approche des tables avec mes deux acolytes afin de saisir un peu de nourriture tant qu'il en reste. Toute cette joie, ça fait plaisir à voir. Nous ne tardons pas à être saisis par cette ambiance si festive. Je balade mon regard sur les danseurs. Elle est belle, tout de même. Des hanches parfaites, une poitrine timide, à laquelle l'encadrement de ses longs cheveux lisses donne un charme certain. Et je sais que je ne suis pas le seul à le penser. Avec les ombres, impossible de voir leurs visages, mais je me doute que mes compères ont dû déjà lui lancer un regard lubrique.
Une accolade et nous nous retrouvons parmi la foule, enchaînés au rythme. Nous nous perdons rapidement de vue. Rataud est sûrement parti à la chasse, il ne peut résister à l'ondulation des corps bien longtemps. Je le comprends, j'aimerais avoir la même assurance. Et la même efficacité, aussi. Il en a dévoyé, des demoiselles. Il a bien failli en payer le prix à plusieurs reprises, d'ailleurs. Mais chanceux comme il est, il s'en est toujours sorti.
Pris dans la danse, seule la douceur de sa main dorée par le soleil me ramène à la réalité quand elle effleure mon bras. Voilà qu'elle m'invite à danser. Que se passe-t-il ? Un souffle de panique m'empêche de pleinement savourer l'instant. Que faire ? Je ne dois pas paraître idiot ! Et confiant, oui, je dois être confiant ! Malgré tous mes efforts, ou plutôt à cause de ceux-ci, je ne parviens à chasser la raideur de mes membres. Elle semble s'en amuser. Se moque-t-elle ? Mon dieu, elle doit lire une telle peur dans mes yeux !
Aussi, ne resté-je figé par la surprise quand elle dépose un baiser aussi volatile qu'un murmure sur mes lèvres sèches. Je ne sais combien de temps je reste prisonnier de mon propre corps, incapable du moindre geste. Volage, elle se détourne. Je crois apercevoir une lueur de tristesse dans un dernier échange de regard volé. Et je reste impassible, alors que mon cœur bondit, prêt à partir à ses trousses. Elle n'est qu'une belle parmi tant d'autres, comme une pierre précieuse. Magnifique, mais pas supérieure à tant d'autres. Cependant, son acte et mon échec, ont initié quelque chose. Quelque chose de différent. Un je-ne-sais-quoi qui me hante encore.
Le terrible mariage de la honte et du regret me rappelle qu'il ne s'agit que de cette même scène qui hante mes nuits. Cette erreur que je traîne comme un boulet. Cette impuissance qui m'aura tant coûté. L'alchimie des passions détonne, mes yeux se rouvrent, revoient l'horreur. La fatigue et la vision de toutes ces horreurs me propulsent de nouveau dans ses bras dénudés. Sa robe immaculée est si belle... Et voilà que la musique reprend. L'obscurité avalent toutes ces ombres qui nous entouraient tandis que je me perds dans son regard noisette pénétrant. Il n'y a plus qu'elle et moi. Les cordes, unies aux percussions nous lancent dans une danse lente mais sensuelle. Magnifiques, les couples les plus princiers nous jalouseraient. Le monde est à nous. Nous virevoltons, sans limite, sans mur ni plafond. Sans rien autour.
Un couple de bruit sourds successifs surgit. Je ne peux plus bouger, paralysé par une force supérieure. Elle danse toujours, imperturbable. Nos doigts liés se détachent, et elle s'éloigne, toujours en rythme. Hurlement. Mon cœur se déchire, mais il ne peut provenir de mon torse comprimé. Dans un effort surhumain, je parviens à tendre ma main dans sa direction à l'instant où elle disparaît et où la bataille s'impose de nouveau à mes sens.
Je tousse et crachote du sang. La carcasse qui me recouvre m'empêche de respirer convenablement. Je tâche de pivoter : maintenant que mon genou est dégagé, sur le ventre, je pourrai ramper et m'extirper de là. Mon bras gauche est engourdi. Les picotements m'empêchent pour le moment d'en disposer pleinement. Cependant, je parviens tout de même à quitter cette geôle. Libre de nouveau, je me laisse tomber au sol, me tourne sur le dos et prends le temps de respirer. Inspire. Je dois me ressaisir, penser à autre chose. Expire. Je couvre mon visage de mes mains souillées. Inspire. Je ne pourrais peut-être jamais rattraper cette erreur. Expire. Mon poing, rageur, frappe le sol. Inspire. Et tous ces mots, que j'ai en tête, qui les lui dira. Expire. Je serre les dents, je sais que si mes yeux n'étaient totalement asséchés, ils faibliraient de nouveau. Inspire. Tous ces mots que j'ai ressassés durant toutes ces nuits. Expire. Ces mots que je devais lui dire, ces excuses à présenter, ma réaction à éclaircir...
Sanglot. Je n'ai pas trouvé le temps, toujours à droite, à gauche, corvée nécessaire, travail, repos, aussi. Honte, surtout. Toujours à repousser. Par manque de temps, il faut bien l'admettre. Pas un instant. Il me fallait un bon moment, une manière d'aborder le sujet. Et le temps, toujours. Pour pouvoir tout dire, ne rien oublier. Rage. Quelle vie ! Trimer, du matin jusqu'au soir, du baptême à l'onction, jamais de relâche.
La bataille fait toujours rage. Je secoue la tête, me ressaisis. Oublie ça un instant, tu t'en tireras peut-être. Et alors tu pourras te rattraper. Je prends une grande inspiration, me redresse. Un genou d'abord. La prise d'appui est douloureuse, mais je tiens bon. Je lève mon autre jambe, pied en avant, fermement rivé au sol, rotule ployée, prêt à bondir. Mais je n'en ai pas la force, je prends appui de ma main et parvient enfin à me relever.
Au-moins le goût immonde qui inonde ma bouche achève de me ramener à la réalité. Pas de gourdin en main. Je dois trouver une arme. Je regarde partout autour. Quelle pagaille ! Des corps, partout. Ils ne sont pas arrivés là par hasard, il doit bien y avoir de quoi faire quelque part ! C'est avec une réticence certaine que je surmonte mon dégout et retourne les cadavres alentour jusqu'à tomber sur une courte lame. Une arme noble, avec ça, qui pourra m'arrêter ? Enorgueillit par le présage, je recouvre mes forces. Je soupèse un peu ma nouvelle amie, avant de m'élancer, pointe en avant.
Quand je me retrouve pris dans une valse mortelle, je réalise que je ne suis qu'un lourdaud. Cette arme a besoin d'un danseur. Je n'esquive la masse qu'avec un pas rapide à droite. Mon partenaire ne se laisse toutefois pas décontenancé et garde l'équilibre, essentiel. Pas en arrière. Maintenant, je peux prendre mon élan. Sans pirouette, j'avance, je touche.
La difficulté que j'ai à faire pénétrer mon épée dans ce corps hurlant me fait aisément comprendre que je m'y prends mal. J'insiste toutefois, je n'ai pas vraiment d'autre option. Mes tympans aussi, se mettent à crier. Puis, épuisé, il n'a comme plus la force d'exprimer sa douleur. Ses traits se figent en un masque démoniaque, et il s'écroule. Son visage s'imprime malgré moi dans mon esprit. Adieu, nuits paisibles. Si toutefois vous deviez apparaître un jour...
Je retire l'épée et réalise que la pointe n'est pas celle d'une lance. Je n'ai pas le temps de m'interroger qu'un chevalier me fait une belle démonstration de l'efficacité du tranchant. Soit. Je m'apprête à repartir quand un vrombissement retentit. Pas le nôtre, mais un cor allié. Je tente de comprendre mais renonce bien assez vite. Les autres continuent à se battre, faisons de même. Un soldat se dirige justement vers moi d'un air déterminé. Je m'apprête à charger quand je réalise qu'il est un ami.
Je me tourne, cherche, et trouve un adversaire. À l'instant où j'arrête ma décision, mon dos s'enflamme tandis que ma gorge se déchire. Précipité au sol, je sens mon omoplate frotter une pièce de métal. Elle se retire. La douleur refuse de l'imiter. Puis elle revient. Détruit tout. Je suis au bord de l'inconscience. J'essaie de respirer mais rien d'autre que la boue et le sang ne parvient à entrer. Des bras me sauvent de l'asphyxie et me retourne. Un voile recouvre déjà mes yeux, ma tête dodeline. Le requiem du couteau qui se tire, voici la seule chose que je peux encore percevoir.
Je repense une dernière fois à cette muse qui m'inspire. Puis, avec le goût cendreux de mes espoirs consumés dans la bouche, j'expire.
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