Chapitre XIV : Le génie mécanique
Maître des rouages, artiste à ma manière,
Seigneur du levage, courtisé par la guerre,
Mon inventivité trouve enfin résonance,
Dans l'exploitation sans scrupules de la science.
Tout fonctionne. À merveille. Mais la trajectoire peut être améliorée. Et la fiabilité, aussi. Nous repousserons les limites, c'est certain. Nul n'arrête le progrès. Je m'affaire et exhorte les soldats qui me sont mis à disposition à suivre mon exemple pour pouvoir de nouveau utiliser au plus vite ce bijou de technologie. Il faut que j'éprouve de nouveaux réglages. Je suis absolument sûr que ma création peut faire mieux. Tellement mieux. De là à faire écrouler le rempart, il ne faut pas rêver, mais les dommages peuvent être bien plus décisifs, je le sais. Après tout, si l'on me permet toutes ces expériences, c'est avant tout pour l'avantage que mes enfants prodigues prodiguent. À moi de faire en sorte qu'ils me gardent dans le giron des puissants.
Une fois que le trébuchet est de nouveau armé, prêt à l'emploi, je fais tendre quelques cordes, alourdir le contrepoids et coordonne une mise en rotation. Je laisse mes doigts glisser sur le bois grossièrement taillé, en une communion parfaite avec ma création. Je sens chacune des aspérités de la matière, chaque petite fissure, chaque petite écharde prête à inciser ma peau. Puis j'enclenche le mécanisme, et la roche prend son envol. Magnifique. Je ne peux encore m'estimer satisfait du résultat, mais jamais je n'aurais cru parvenir aussi loin aussi vite, ne serait-ce que quelques mois auparavant.
Les guerres sont si prolifiques... Assurément, elles sont l'horreur. La mort, la maladie, les famines qui s'ensuivent. Rien de tout cela n'est souhaitable. Mais l'évolution est si grande, en temps troubles... Sans guerre point de paix, sans paix point de progrès. Car c'est en temps de paix que l'on prépare la guerre et que les seigneurs prennent miraculeusement goût à l'ingénierie et aux merveilles mécaniques. C'est aussi durant les trêves que le temps vient d'exploiter les dernières prouesses pour la vie quotidienne. À croire que la guerre nous est essentielle. Mais si elle ne l'était pas, comment pourrait-elle seulement subsister aujourd'hui encore ?
La noirceur de mes pensées me surprend parfois. Mais pas aujourd'hui. Pas alors que les dernières expérimentations sont concluantes. Pas en ce jour béni où une portée record a été atteinte. Je sauterais de joie, si cela ne risquait pas de m'attirer les regards noirs des misérables qui m'entourent. Leurs traits se sont bien creusés. Fatigue, poussière, faim. J'en sais les causes. Si seulement ils réalisaient ce dont ils sont témoins... S'ils étaient capables de mettre un temps leur confort de côté pour penser plus grand, pour voir plus loin et apprendre à s'émerveiller de nouveau, peut-être alors perdraient-ils ces airs moribonds et leurs regards retrouveraient-ils l'étincelle de l'humanité.
Un jeune homme accourt alors. Essoufflé quand il m'atteint, il ne prend cependant pas le temps d'apaiser sa respiration avant de m'indiquer le défaut qui immobilise l'un de mes joyaux. Un choc me parcourt. Ai-je commis une erreur quelque part ? Ai-je oublié une pièce ? À-moins qu'il ne s'agisse d'un mauvais réglage ? Non, je dois cesser de me torturer, il faut que je vois cela de mes yeux, le garçon n'est pas en mesure de me renseigner avec assez de précisions pour que je puisse déceler ce qui cloche. Je le secoue afin qu'il me conduise au plus vite à la machine malade. Peut-être trop brusquement, puisqu'il met un certain à réagir. Mais ne sommes-nous pas en pleine bataille ? Ce jeune gringalet n'a décidément pas sa place ici. Il assume toutefois son rôle jusqu'au bout et je dois forcer le pas pour qu'il ne me sème pas en route.
Quand j'arrive sur place et peux constater de mes yeux l'étendue des dégâts, je suis effaré. Il est évident que la baliste ne fonctionnera plus : la corde qui servait à la réarmer est tranchée. Une demi-douzaine d'hommes s'affairent autour, à tenter de comprendre le pourquoi du comment. Je les invective et peine à me contrôler dans cet échange avec cet idiot qui tente de m'expliquer que mes engins ne fonctionnent pas tout à fait. Quand je lui demande s'il est un saboteur, il hausse les sourcils avec incompréhension, et me retourne des yeux ronds. Mais qu'a-t-il dans la tête ? Est-il seulement conscient de ce qu'il fait ? Il n'est quand même pas bien difficile de comprendre le rôle des quelques cordes apparentes. Quand il hausse les épaules et se détourne, j'explose. C'en est trop, je lâche un flot d'invectives à son encontre avant de pester sur les spectateurs stoïques du carnage qui s'est opéré sur ma création. Le manque de réaction attise ma frustration et je décide donc de faire un tour des quelques groupes d'incapables qui manient des outils dont ils ne savent saisir la pleine teneur.
Après quelques centaines de pas, de nombreux conseils prodigués sans grand espoir qu'ils aient été écoutés, mais aussi quelques joies dues à la réussite de tel ou tel réglage, je m'adosse un moment sur l'armature de cette bête de guerre qui s'est éteinte comme quelques autres avant elle. Je soupire un grand coup, puis le remarque. Cet écuyer, dans la fleur de l'âge, avec cette étincelle dans les yeux. Je la connais, cette étincelle. Je n'ai pas souvenir de l'avoir déjà vue, mais je sais pertinemment que je l'ai portée. Oh oui, peu de doute là-dessus. Il n'est peut-être pas si idiot qu'il le paraissait. Du moins, est-il curieux, qualité trop peu présente, puisque je peux constater qu'il regarde avec un mélange d'envie et d'incompréhension les parties endommagées de la machine. En comprend-il seulement le fonctionnement ? J'en doute. Pas pour le moment. Mais ne pourrais-je y remédier ? L'autodidaxie a ses limites que seul un fou ignore. Tout le monde a besoin d'apprendre des autres pour avancer, mais surtout d'un mentor érudit. Il est peut-être temps pour moi de commencer à transmettre mon savoir. Il serait bien dommageable que celui-ci se perde. Je ne suis plus très jeune. Mais ce gamin peut-il avoir les épaules assez larges et la tête assez pleine ? Son air ahuri ne me rassure pas vraiment quant au second point. Mais qui sait à quoi j'aurais pu ressembler, à cet âge, en ce lieu, à ce moment précis ? Je chasse l'image qui m'apparaît spontanément afin de ne trop heurter mon ego. Le passé est à balayer, seul compte le présent, mais aussi cet avenir que je m'apprête à bouleverser. Et ce jeune homme auquel je vais peut-être enseigner les retors secrets de mon amante Physique. Mon instinct me parle. Peu conventionnel, pour un homme de sciences, mais sa manie de tendre la main vers les différents mécanismes, d'essayer de les appréhender, m'interpelle. J'étire les poils de ma barbe blanchie taillée en pointe tandis que je reste pensif. Il pourrait faire l'affaire. Je retourne alors à mon ingrate tâche, à savoir diriger cette bande de sots.
Quand l'intensité des combats s'amenuise enfin, je n'ai plus de voix et mes muscles me brûlent après ces nombreux allers-retours à toute vitesse. Miracle, certaines de mes créations restent fonctionnelles. Ce n'était pas gagné d'avance, en de telles mains. D'un autre côté, je ne peux contenir l'excitation qui s'échappe par tous les traits de mon visage. Tout a fonctionné. Mes modifications après toutes ces heures de travail n'auront pas été vaines. Il reste de l'ouvrage, mais le monde est en marche. La poudre noire n'est rien d'autre qu'une mascarade, rien de plus que de la poudre de perlimpinpin bonne à faire fantasmer les princes les plus machiavéliques. Ils se leurrent, croient en une révolution. Bel artifice, mais la mécanique la surpassera, et à moindre coût, j'en suis certain. De la chimie... Pitoyable. Seule la physique porte l'avenir de l'armement. Je le prouverai. Peut-être pas aujourd'hui. Peut-être pas en cette vie. Mais que ce soit par mon intellect ou par l'inspiration que je transmettrai aux prochaines générations, je montrerai la capacité de mes machines. Sans danger pour les hommes qui la manient, de surcroît, bien qu'ils m'ont démontré aujourd'hui que cette prévenance n'était peut-être pas nécessaire.
C'est donc rageur que je rentre à ma tente. J'écarte alors le rideau et soupire de bien-être quand mon corps ressent la chaleur entretenue dans ma vétuste demeure. Une missive m'attend, scellée, sur mon bureau. Avant de m'interroger à son sujet, je m'allonge et me laisse porter par l'oisiveté. Rien ne presse, et ma journée a été rude. Je savoure ce repos tant mérité et si agréable quand la fatigue est réelle. Je ne pense plus à rien, c'est si relaxant... Et si rare, aussi. Si la simple action de m'étendre ne m'avait vidé de toute énergie, il est certain qu'un millier d'idées m'assailliraient en cet instant. Je laisse mes paupières se fermer, mes yeux rouler et le sommeil m'embrasser.
Quand je me réveille, je ne sais combien de temps s'est écoulé. Je me redresse, me lève et ne tarde pas à aller lire ce message qui n'attend que moi. Une convocation. Mon mécène, conscient de mes occupations pour le moins prenantes, m'invite à le rejoindre à sa tente quand je m'en sentirai en état. Je grimace quelque peu quand j'identifie la prévenance à l'égard de l'âge. Toutefois, je ne m'en formalise pas. Comme si je pouvais me permettre ce genre de sursaut d'orgueil.
Je change d'atours, me rafraîchit le visage grâce à l'eau fraîche contenue dans une bassine de bois grossier, et quitte finalement mon lieu de séjour. Il me faut un certain temps avant d'atteindre ma destination. Le camp est assez étendu et les courbatures se font sentir. Je suis encore à mille lieues d'être un vieillard, mais si la guerre est une aubaine pour mon génie, elle reste éprouvante pour mon physique. Mais n'en déplaise aux adeptes de locutions latines, le vieillissement accéléré de mon corps ne nuit en rien à la sanité de mon esprit. Bien au contraire. Mais je m'égare, alors qu'enfin je retrouve mon chemin dans ce dédale de tissu et cette pagaille disciplinée, selon les dires de quelque général.
Arrivé, deux gardes me bloquent le passage tandis que l'on m'annonce. Quelques instants plus tard, je suis enfin en face de l'homme qui m'a convoqué. Il semble plutôt enjoué. Cependant ses premiers mots ne sont pas à ma faveur :
« — Et bien je suis plutôt déçu par vos machines. Elles sont certes d'une redoutable efficacité, mais vous m'aviez vanté quelque chose de plus... Spectaculaire. Et de plus robuste aussi...
— Au sujet de la robustesse, Monseigneur comprendra que je n'ai eu le temps de complètement former ses soldats, qui, de surcroît, ne sont pas d'une grande astuce.
— Il est vrai. Et j'apprécie votre franc-parler. Les convenances, toujours les convenances, mais où mènent-elles donc si ce n'est à la déchéance ? Elles enveloppent les conseils d'une telle quantité de velours qu'ils en deviennent inoffensifs. Mais qu'importe, vous commencez à me connaître. Pouvez-vous faire mieux ? Pouvez-vous faire pleuvoir le feu ?
— Cela ne me paraît pas impossible, pourvu que vous me fournissiez les projectiles adéquats, mais à quoi bon, au juste ? Les places fortes ne sont point inflammables...
— Fidèle à vous-même, vous oubliez la force du moral des hommes. Montrez à des gueux du feu, ils y verront de la magie, faîtes pleuvoir ce même feu, ils croiront à une punition divine.
— J'admets que tout cela me dépasse. Mais souhaitez-vous vraiment risquer mes... vos engins pour un atout aussi peu rationnel ?
— Vous êtes homme de science, il n'y a rien d'étonnant à ce que vous ne soyez pas familier avec l'art de la guerre. Mais n'ayez crainte, j'ai fait quérir l'un de vos compères, maître chimiste, arrivé aujourd'hui. Il m'a promis que je serais en mesure de maîtriser le feu sans toucher à vos précieuses machines. Il a apporté avec lui de quoi procéder à quelques essais. Nous verrons bien ce qu'il en est.
— Prenez garde, la poudre n'est que charlatanisme ! m'emporté-je avant de retrouver mon calme de façade. Tout cela n'est bon que pour le spectacle de cours. La guerre a besoin de robustesse, de sûreté, de droiture. La prévision des trajectoires n'est possible qu'avec la mécanique.
— Nous verrons bien ce qu'il en est, conclue-t-il d'un haussement d'épaules.
— Nous verrons bien. Mais puis-je savoir pour quelle raison vous vous vouliez vous entretenir avec moi ?
— Je voulais simplement vous l'annoncer directement. Je sais vos réticences vis-à-vis de la chimie, et vous m'avez bien servi jusqu'alors. Je ne voudrais pas que vous vous sentiez menacé. La guerre n'est pas finie.
— Bien. Puis-je disposer ?
— Faites. »
Sur cette injonction, je sors de la tente. Je me sens trahi. Je ne parviens à m'en détacher, la douleur a beau être abstraite, elle n'en est pas moins présente et tort mon ventre sans pitié. Difficile de raisonner en de telles conditions. Mon esprit n'est plus que vide, son attention est volée par cette unique pensée. J'ai comme une forme de nausée, et je suis comme hors de moi. L'expression prend tout son sens. J'ai l'impression d'avoir été détaché de mon être. Le seul lien qui subsiste est ce sentiment d'injustice, qui relie ma peine aux symptômes de mon corps. Obnubilé par ma rage, je manque percuter un homme qui se dirige tout droit vers le séjour de mon suzerain. Marmonnant quelques mots d'excuse, je reprends ma marche avec plus de prudence et un sentiment de déjà-vu. D'où peut-il bien venir ? Peu d'importance, mais le sentiment du souvenir qui refuse de reparaître m'agace. Cependant, je ne parviens à réfléchir, et je concède la victoire à la rancœur qui obscurcit mon jugement.
Il est certain que les mille facéties de ce charlatan convaincront sans trop de résistance une cour d'imbéciles. Il va me falloir redoubler d'effort, pour trouver un contrepoids adapté. Cette fois-ci, il n'est nulle question d'optimiser le réglage pour améliorer une trajectoire. Il va me falloir en trouver une, sans même voir mon adversaire.
Perdu dans les obscurs tréfonds de mes pensées, je me prends les pieds dans un seau qui entraîne ma chute. Quel désagrément, voilà mes vêtements souillés de terre. Mais le pire est évité, je n'ai rien si ce n'est une petite blessure d'orgueil. On m'aide à me relever et c'est là que le sort me montre une esquisse de trajectoire. Parmi ces hommes venus à mon secours, se trouve le jeune homme que j'avais un instant envisagé de former. Il est noble, mais en outre, c'est là que je le remarque à son pendentif, il appartient à une famille plus qu'influente. Il me semble impossible d'écarter le maître du paraître, caricature de magicien. Mais je peux consolider ma position. En me rendant indispensable. Et voici les fondations de ce fortin que je m'apprête à bâtir.
Le petit attroupement se disperse et je retiens l'instrument de mon salut.
« Jeune homme ! Attendez ! Je vous cherchais, justement. Vous ne semblez pas être la moitié d'un imbécile, et j'ai vu la manière dont vous regardiez mes machines... »
À ces mots, il semble embarrassé et bien qu'il ait tout du timide, se lance dans des explications confuses afin de se justifier. Je l'interromps donc, amusé, et lui fait part de mon projet de l'instruire. Comble de l'hypocrisie — ne fallait-il pas le persuader que mes intentions sont louables ? —, je lui débite un discours larmoyant sur la vision de mon moi jeune en sa personne. Point de foule pour applaudir la performance. Tant mieux. Je l'invite à me rejoindre le lendemain à l'aube, près des machines de guerre. Quand je le congédie et le vois courir en direction de ce que j'imagine être la tente de son père, par sa somptuosité, un sourire satisfait se dessine sur mes lèvres. J'ai été bien inspiré.
***
Je baille. Il est temps pour moi de dormir. Je souffle ma chandelle après m'être étendu. Mais je réfléchis trop. Je sais que le sommeil tardera à venir. Une question me taraude, qui reste sans réponse. Ce sentiment de déjà-vu. Quelque chose d'important, mon instinct me le souffle. Mais quoi ? Je ne sais. Mais qui ? Mais oui, c'est cela. C'est cet homme. Il faut que je retrouve mes souvenirs à son sujet. Je sens que c'est crucial. Je les tiens, ils sont là, à portée de main ! Pourquoi ne parvins-je à les saisir ? Je les touche presque ! Ils restent pourtant inaccessibles. Que c'est frustrant. Je me prends la tête à deux mains. Allez, mon cher intellect, agis ! Ne me laisse pas ainsi torturé. Le gouffre se creuse. Les souvenirs s'éloignent, se perdent dans les limbes de ma mémoire. Quelle cruelle défaite ! Tant pis, espérons juste qu'ils me reviennent à temps.
***
Il m'attend. Le soleil vient de se lever. Il est à l'heure. Un bon point pour lui. Il en faut bien.
« J'ai eu peur que vous ayez changé d'avis...
— Sous-entendez-vous que je suis en retard ? dis-je en levant un sourcil.
— Non, bien sûr que non. Excusez-moi...
— Ne vous en faites pas, laissons de côté les convenances. Nous ne sommes pas à la cour, ici. Mais sachez une chose : un homme de science n'est jamais en retard, ni en avance, d'ailleurs, jeune effronté. Il arrive précisément à l'heure prévue. »
À ces mots, il rougit. Quel imbécile, la timidité aura effacé la témérité de ses premières paroles. Dommage. Après un soupir, je me mets au travail afin de bénéficier du calme qui précède la reprise des combats. Je lui explique le principe de fonctionnement, les variantes possibles, les différents effets que produisent les différences de formes, de longueur de corde et tout ce qu'il est bon de savoir. Il faudra certainement reprendre là-plupart de mes enseignements, mais plus vite la théorie sera bouclée, plus vite il pourra apprendre de lui-même en expérimentant. Certaines de ses questions sont pertinentes. Une pour mille autres ridicules. Mais il y met du cœur, c'est certain. Il semblerait que son intérêt pour ces machines ne soit pas vraiment nouveau. Peut-être a-t-il déjà lu quelque traité ?
Il me surprend et m'agace quand il pousse l'audace jusqu'à me remettre en question. Mais à raison, je dois bien l'admettre. Il vise juste, le choix du matériau est essentiel, et les bois n'ont pas tous la même consistance. Voilà qu'il me propose d'utiliser différents bois suivant les pièces. C'est intéressant. Mais cela demandera beaucoup d'expérimentations. Je ne pourrais m'y essayer avant la fin de ce conflit. En plus de préserver ma place, voilà qu'il m'aide à voir les choses sous un nouveau jour. Il pourrait peut-être devenir véritablement un successeur spirituel. Absorbé dans les abysses de l'espoir, voilà que je me prends d'affection pour un sot ! Il ne faut pas que j'oublie le véritable but de sa présence ici. Je réfléchirai plus tard à son avenir. En attendant, préservons les apparences.
Mais le voilà qui fatigue. Ses interrogations sont de plus en plus absurdes. Il vaudrait mieux que nous en restions là, il m'exaspère. Je soupire et le congédie. Il ne sert à rien de persévérer aujourd'hui. J'ai peut-être été un peu dur, avec lui, il est vrai. C'est son problème, s'il veut un jour devenir un grand, il faut qu'il apprenne à encaisser. Après tout, je commence à avoir quelques attentes à son égard. C'est un bon point. Décidément...
***
De retour en mes quartiers, je saisis une coupe et un pichet. C'est ça ! C'est lui ! C'est bien lui ! Oh mais quelle arme ai-je désormais entre les mains ! Cet homme que j'ai bousculé, c'est le charlatan ! Je ne l'avais jamais vu par ici avant, ça ne peut-être que lui. Et il n'en est pas à son coup d'essai. J'étais là, quand il a fauté. Je ne savais même pas qu'il en avait réchappé. Il doit être plein de ressources. Mais il est très sûrement encore recherché, en cette contrée. Je n'étais que de passage, mais la rumeur d'un hérétique, ancien conseiller du souverain local, qui aurait empoisonné un évêque m'avait conduit à m'approcher de l'attroupement. Cela pour voir ce fameux prisonnier qu'ils ramenaient dans la ville du crime afin d'être jugé par l'inquisition. Il n'avait pas de barbe, à cette époque. Mais son visage m'avait marqué, à cause de cette grimace convulsive, sûrement involontaire, et je dois l'admettre, inquiétante. Voilà l'arme qu'il me fallait. Il me faudra tout de même jouer finement. S'il est probablement toujours recherché par l'inquisition en ces terres, ici, il reste sous le couvert de l'anonymat.
Le vin qui coule depuis un bon moment le long de ma main me tire de ma rêverie. Je ne m'en formalise pas. Je vide mon verre et m'essuie. Je devrais d'ors et déjà solliciter une audience. Mais il est tard, et je suis encore excité par cette solution qui me tombe du ciel. Il vaut mieux laisser la nuit passer, paraît-il qu'elle porte conseil. Après tout, cette partie ne sera pas facile à gagner pour autant. J'envoie tout de même un page afin de pouvoir m'entretenir avec mon suzerain dès la matinée qui suit, et lui demande aussi une carafe pleine
Cependant que j'attends son retour, mon rival passe dans l'allée. Après l'avoir bien détaillé et m'être conforté dans mes certitudes, je détourne vivement le regard quand ses yeux s'orientent dans ma direction. Mieux vaut ne pas éveiller les soupçons, d'autant plus que je n'arbore pas une apparence des plus communes. Il n'avait même pas dû me remarquer, à l'époque, mais abondance de prudence ne nuit jamais. Certains de ces illusionnistes ont de grandes capacités de manipulation, mais aussi de compréhension humaine. Je rentre alors dans ma tente, oubliant ce que j'attendais ici-même. Je m'en vais directement à mon bureau afin de lire plus avant cet ouvrage que j'avais emmené avec moi. Plongé dans ma lecture, c'est à peine si j'entends le page de passage pour déposer ce que je lui avais demandé. Cet auteur est décidément d'un grand talent. Quel dommage qu'il soit désormais décédé. Sa plume est d'argent, d'or, mais son discours ne se limite pas à la beauté de ses mots. Il y a une réelle réflexion derrière tout cela.
***
J'observe le soleil achever sa course, par ces quelques rayons qui percent encore chez moi. Il est temps de manger, d'ailleurs cela fait quelques temps, quand même, que mon repas a été amené. Soit, je n'ai pas très faim. Mais les impératifs du corps ne me sont pas étrangers, et puis je ne renonce pas à ce pichet amené un peu plus tôt. Après tout, n'ai-je pas une immense victoire à fêter ? Je n'hésite pas, et j'abuse quelque peu, même. Oh je ne me saoule pas pour autant, mais je me laisse aller à obstruer mes sens pour un temps avec quelques petits verres. L'effet est toujours aussi saisissant, l'euphorie me retrouve. Sur tout cela, je vais me coucher, et savoure, allongé, cette perception si atypique. Je ferme les yeux et me laisse aller.
***
Mon corps me hurle de me réveiller. Mais que c'est difficile. J'entends effectivement une voix à mon oreille, je sens ces bras me secouer. L'effort est surhumain ! J'ouvre enfin une paupière, puis l'autre. Je crierais au scandale si je n'étais aussi ensuqué. On me demande, paraît-il. C'est ce que je crois percevoir de ces chuchotements. Je grommelle et tente de me défendre. Je veux dormir. Mais les voix affaiblies sont plus pressantes. Je ne parviens à articuler mais esquisse un mouvement comme pour donner mon accord. Ils me relâchent. Je tente de me lever. Que c'est dur ! Je pose un pied au sol. Puis l'autre. Je tente de lever mon buste. Il retombe instantanément. Je laisse passer un instant avant de réessayer. La magie opère je suis sur mes pieds. Mais je sens des bras qui me supportent. Décidément, que m'arrive-t-il ?
Ces maudits bras charitables me passent rapidement une tunique avant de me conduire dans la nuit. Il devrait faire frais, mais je baigne dans une douce chaleur. J'aurais protesté si j'avais pu, je ne suis pas apprêté, mais je n'en trouve pas la force. Les bras me conduisent et je les suis avec la plus parfaite approbation, bien qu'ils ne me laissent guère le choix. J'entends un bruit qui me fait sursauter. Du-moins, intérieurement car mon corps est inerte. Il parvient tout juste à aider ces bras serviables à supporter mon poids. Quand je suis hissé sur une selle, je comprends enfin d'où provenait ce renâclement.
Ça y est, on me remet en route. Je ne sais pas où l'on va, mais j'imagine que je devais être trop lourd à porter. Je regarde alentour, mais ne parviens longtemps à garder mes paupières ouvertes. Je tente un effort de concentration. La lune m'éblouit. Je renonce. À quoi bon ? Je serai bientôt fixé, quand ils m'auront amené à destination. Le cheval qui me porte pose le sabot dans un trou et je manque de tomber. Les bras me rattrapent in extremis et me remettent en selle. Je parviens à me faire violence et à m'accrocher de toutes mes faibles forces à ma monture, enroulant mes bras autour de son cou. Aussi, quand soudain il bondit, ce n'est pas sans une forme de fierté que je parviens à résister à l'accélération.
Je sens le vent qui caresse mon visage. C'est si agréable. Les soubresauts du galop me bercent. Mais je parviens à garder ma prise. Mieux vaut ne pas se rompre le cou. Où vais-je, je n'en sais rien. Mais je suis bien trop concentré pour pouvoir m'en préoccuper. Dans quelques minutes, sûrement, je serai arrivé à destination et je pourrai me reposer tout mon saoul.
Pourquoi me sens-je si faible ? Je commence à retrouver un autre sens que celui de l'équilibre. Mon ventre commence à me faire souffrir. Je ne suis décidément pas en forme pour un tel voyage. Un voyage ? Mais où vais-je donc ? Oh, et puis quelle importance ? Malgré tout, j'essaie d'ouvrir mes paupières collées. Après un ultime effort, j'y parviens, mais des lueurs orangées viennent concurrencer la lune. J'abandonne et laisse ma monture poursuivre sa route.
Cependant, on ne me laisse pas se loisir, un mouvement brusque et mon compagnon me désarçonne. Je roule à terre. Ma position est inconfortable, mais je me laisse aller. La tentation est trop grande. Je me perds dans les limbes de ma conscience. Je ne vois donc pas cette flèche arriver, je ne sens donc pas mon torse se faire perforer, je n'entends donc pas le dernier râle de ma monture, je ne goûte donc pas le sang dans ma bouche. Je suis en paix, voilà tout. Et je me laisse aller.
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