La vie peuplée de choix, m'y voilà confronté,
Et ce sont mes exploits qui me feront douter.
À pareil dilemme, je n'étais préparé :
Ce possible emblème, dois-je le rejeter ?
Tiré brusquement de mes pensées errantes, je prends le relai et pousse à mon tour l'un des supports qui maintenaient jusqu'alors les traîtres en place. Tandis qu'un corps choit, je retourne à mes pérégrinations. Mais pourquoi un tel choix m'a-t-il été imposé ? Oui, l'opportunité est belle, et pourrait m'ouvrir une magnifique carrière mais ne pourrais-je espérer mieux ? Cette missive, reçue hier... Cette offre de ce grand duc, de rejoindre un état-major, qui couperait finalement court à ce volatile espoir d'un jour intégrer le sommet de l'armée royale. Je le sais, cette querelle qui l'oppose à sa Majesté saperait toutes mes chances, mais en ai-je seulement jamais eu ?
Je m'éloigne de la scène pour retourner dans mes quartiers. Il est inutile que je m'attarde, d'autant plus que je n'écoute un traître mot de ce qui se dit. Je déambule dans la cour mais, cerné par la pierre, j'oublie plusieurs fois de changer de direction, ce qui accroît le temps de mon trajet. Je finis toutefois par arriver à mes appartements après avoir croisé un serviteur que j'envoie aller me chercher du vin.
J'ouvre le lourd battant de bois avec plus de violence que ce que je n'avais escompté. Aussi prends-je mes précautions pour le refermer derrière moi sans un bruit. Ce que j'aimerais, de la même manière, pouvoir fermer la porte à ces pensées qui me vrillent l'esprit. Mais rien n'est aussi simple. N'est-ce pas pitoyable ? Pas une seule défaite sur les champs de bataille pour me retrouver devant un dilemme insurmontable, défait par mes propres aspirations.
Je ne parviens à me calmer, je tourne, et retourne, dans un sens, dans l'autre, sans aucune logique dans ce mouvement perpétuel aussi chaotique que l'ouragan qui rugit dans ma tête, que ces vents contraires qui refusent de s'apaiser et ne parviennent à se neutraliser. La solitude qui exacerbe mon désarroi me plonge dans un tel état que c'est à peine si je remarque la venue du pichet de vin.
Que faire ? Que diable dois-je faire ? Rester, c'est risquer sa vie avant qu'elle n'ait revêtu une quelconque importance. Accepter cette offre, c'est m'assurer le minimum nécessaire. Je me doute bien que quelque arrangement préalable a eu lieu avant que cette missive ne me soit transmise. Seulement, suis-je homme à m'en contenter ? N'est-ce toutefois pas déjà un grand honneur pour quelqu'un d'une si basse extraction, pour un noble ? Aucune solution ne se profile, je suis un homme de compromis, mais cette échappatoire n'est pas possible, aujourd'hui.
Le croassement d'une corneille apaise un temps cette torture mentale que le cours des choses m'impose. Quelle chance ont les animaux de vivre une vie aussi simple, aussi libre de la pression que nous autres devons endurer. Mais que vaut-elle vraiment ? Qui se souviendra de cet oiseau quand il ne sera plus ? Quel impact aura-t-il eu sur le monde, sur les siens ? Ma souffrance m'est si profitable, en finalité. Car si je suis homme, et non animal, n'est-ce pas parce que j'ai la possibilité de choisir la vie que je mène, de prendre mes propres décisions, et d'en subir les contrecoups. Si seulement. Le fardeau des regrets est si lourd à porter... Tel un ouvrage cartographié, je me retrouve à porter tout un monde, sur mon pauvre dos, monde illusoire et personnel, certes, mais n'est-ce suffisant à ma ruine ?
Qui a osé dire que la nuit porte conseil ? Elle n'est que trop propice aux questionnements. Je ne parviens qu'au prix d'un effort surhumain à m'allonger dans mon lit non sans avoir au préalable allégé le pichet de vin, alors comment suis-je censé trouver la paix et la raison ? Cependant, la fatigue dont l'ouvrage s'est tissé ces derniers jours me rattrape et je me prends à m'imaginer tantôt à mener une armée qui s'étend jusqu'aux confins du monde, tantôt dans la misère et l'anonymat, ruiné, défait, et abandonné de tous, sans autre demeure qu'un vieux tonneau branlant.
Je le sais, une défaite militaire me conduirait tout droit sur cette voie. Le destin ne tient qu'à un fil si mince qu'à tout instant, une vieille sorcière peut le trancher net. Les moindres détails peuvent avoir des impacts si grands... Serais-je ici en ce moment-même si quelques mois auparavant, un petit seigneur au grand ego avait chu de cheval et ainsi retardé une entrevue qui aura mal tourné ? N'aurais-je rejoint le clergé si mon aîné n'était mort de maladie en bas âge ? Serais-je la personne que je suis aujourd'hui si chacun des évènements qui sont arrivés n'était précisément advenu dans cet ordre précis ?
Chaque détail infime d'une existence est comme le battement d'aile d'un papillon que la distance amplifierait jusqu'à la tempête, mis à part qu'ici, c'est le temps qui en décuple la portée. Le temps, toujours aussi impassible mais farouche, imperturbable mais inatteignable. À chaque fois que je me surprends à le réaliser de nouveau, je ne peux m'empêcher de croire en un destin, en cette fortune qui n'attend que moi. L'âge, sans doute. La jeunesse a besoin de se sentir unique, j'ai besoin de me sentir élu, de savoir que j'ai ma place mais surtout ma vocation en ce monde si étrange. Il doit y avoir un but global, et nous y contribuons tous, chacun à notre échelle. J'en suis persuadé, j'ai besoin d'y croire, au même titre que d'autres n'osent même imaginer ne pas préparer leur vie éternelle à renfort d'hypocrites donations ou de lourdes privations.
Et mes réflexions toutes plus risibles les unes que les autres valsent tandis que les astres se taquinent dans leur jeu de poursuite éternel au-dessus des spectateurs endormis. Le sommeil me fuit avec autant de fougue que les pensées qui m'assaillent. Je m'étonne presque que mon crâne n'ait explosé sous la force de l'orage qu'il abrite. Mais il tient bon, et me condamne par là à choisir ou à souffrir.
Les premiers rayons solaires apparaissent, les chants des oiseaux commencent à s'élever dans les airs et j'en suis toujours au même point. Cette nuit aussi blanche que ma page sur le grand livre de l'humanité n'aura fait qu'alourdir le poids de ma fatigue. Je décide alors de me lever. Quand mes pieds nus rencontrent la pierre, je subis comme un choc qui me donne l'énergie nécessaire pour me relever du catalyseur de ma perdition nocturne. Sans plus réfléchir, je parcours la large pièce afin de réunir de quoi m'apprêter pour paraître devant un éminent personnage dont, je l'espère, les conseils me permettront enfin d'avancer.
Fin prêt, je sors de ma chambre, et je décide de patienter avec une promenade, jusqu'à ce qu'il me soit possible de demander audience. Ainsi sors-je de l'édifice et inspecté-je le chemin de ronde sous les rayons bienveillants du soleil qui réchauffent ma peau et apaisent mon tourment. Je n'ose penser trop fort que j'ai demandé à la lune quelques conseils sans grands résultats, de peur que l'astre étincelant du jour ne l'entende et n'en soit jaloux.
Je me focalise donc sur les alentours, et sur ces engins de siège qui se rapprochent et commencent à se mettre en place sous des mains plus ou moins expertes. Je plisse les yeux pour identifier les différentes machines dont la laideur difforme est le dénominateur commun qui brouille toutes les pistes. Ce n'est pas ça, la guerre.
Le meurtre à distance, vulgaire assassinat. Plus de bataille sans boucherie. Glorieux temps de la chevalerie où la noblesse auréolait les combats. La dignité du combat loyal a désormais cédé sa place à la redoutable et détestable efficacité. La stratégie ne consiste plus désormais qu'à protéger les gueux criminels qui terrassent des nobles en toute impunité. L'art de la guerre n'est plus. Mais l'on s'adapte. Nous nous sommes toujours adaptés. C'est dans notre nature.
Arrivé au niveau d'une bretèche, j'interromps le fil de mes pensées et le cours de ma marche pour m'appuyer contre le mur et observer la vie qui se remet en place en contrebas, dans la cour. Je remarque alors tous ces bruits que l'habitude m'a faits oublier. Les visages sont de plus en plus fermés, les gestes mécaniques mais tout en retenue. Je sais qu'ils rêvent tous qu'une ultime confrontation intervienne et que, quel qu'en soit le résultat, au-moins, l'on soit fixé. Il n'est rien de pire que d'attendre dans le flou que les choses adviennent. Je sais qu'ils sont impatients de se battre. Le goût du combat est dans leur nature. Ce ne sont pour la plupart que des paysans. Que connaissent-ils d'autre, de toute manière ?
Mon épaule toujours appuyée contre le mur, une douleur commence à faire son apparition tandis que je sens mon bras s'engourdir. Hasard heureux, à cet instant même, j'identifie un échanson de mon suzerain que j'intercepte aussitôt pour qu'il fasse part à son maître de mon désir de converser avec lui. Peut-être saura-t-il m'éclairer ? Après tout, il a une certaine expérience de la politique. Et puis, c'est lui qui m'a mené là où j'en suis aujourd'hui.
Pour patienter, je décide d'aller donner mes consignes aux artisans afin qu'ils vérifient l'état de mon équipement avec soin. Les combats ne devraient pas tarder à reprendre comme en témoignent ces monstres de bois qui approchent de nos murailles. Je saisis au passage un morceau de pain qui repose sur un établi mais après l'avoir à peine examiné, je me rends compte qu'il est rassis et je ne tarde à le jeter aux oiseaux que le passage du monde n'effraie plus.
L'échanson réapparaît alors enfin avec une réponse et traverse la marée d'oiseaux qui commencent à s'accumuler autour du festin. Certains d'entre eux, perturbés, lui lancent alors un regard mauvais auquel il ne prête, évidence même, aucune attention. Il se dirige vers moi et d'un geste courtois, bien que perfectible, m'invite à le suivre dans les appartements de mon suzerain. Le trajet ne dure pas longtemps, nous arrivons rapidement dans une immense pièce qui ne peut-être autre que le hall dans lequel le maître des lieux accueille les réclamants pour ainsi gouverner sa contrée. Si les dimensions sont imposantes, la décoration, elle, est austère. Les murs nus de pierres sombres ne sont guère éclairés par les quelques rayons de soleil qui filtrent à-travers ces fourmilières que je suppose n'être qu'ornements. Une lourde chaise de bois racle sur le sol dans un grincement que l'écho amplifie. L'homme que je suis venu consulter se lève alors et délaisse la carte dépliée sur l'unique table de cet état-major de fortune.
Il s'approche d'un guéridon sur lequel repose une cruche que je devine emplie de vin ainsi que quelques verres. Il en sert deux et avec un certain entrain s'approche de moi tandis que je m'incline. Il me réprimande presque de ces cérémonies et me flanque le récipient dans une main que je ne tarde pas à monter pour goûter au breuvage.
« Alors, que me vaut cette visite ? »
Je réponds à sa question par la présentation de la missive qui m'a été transmise. Il jette à peine un coup d'œil sur le sceau brisé qui la cachetait.
« Un dilemme, c'est bien de cela qu'il s'agit ? »
J'opine du chef, presque gêné de l'avoir dérangé en pleine réflexion pour un motif aussi futile une fois comparé à la situation délicate dans laquelle nous sommes. Il reprend :
« Une opportunité pareille peut-elle seulement se refuser ? Ce qui vous est offert, ici, c'est une place à une cours, l'opportunité de faire de grandes choses. Certes moins grandes que les exploits des armées d'un roi, mais en ce moment, le pouvoir couronné faiblit. Il n'est pas impossible que la renommée de ses lieutenants décline de même. Et que celle d'hommes un peu moins bien placés s'accroisse.
— Il est vrai que notre monarque n'est plus si puissant que les grands d'antan. Mais servir dans ses armées n'en reste-t-il pas moins prestigieux ? Il ne s'agit pas d'une gloire éphémère, mais de laisser une trace dans le monde des hommes...
— Encore faut-il vivre suffisamment longtemps pour cela. Vous m'avez bien servi, j'accepterais de vous laisser partir si vous en exprimiez le souhait. Vous savez aussi bien que moi l'existence des quelques passages qui conduisent au-dehors. À la faveur de la nuit, avec quelques vivres, vous ne devriez pas avoir de mal à quitter les environs et rejoindre un suzerain plus influent.
— Je ne suis pas un déserteur, assené-je plus sèchement que je ne le souhaitais.
— Il ne s'agit pas de déserter. Il s'agit de préparer l'après. Croyez-vous vraiment que nous sommes en position de force dans cette guerre ? Nous sommes assiégés. »
Son ton froid me heurte. Je ne sais si cela est dû à ma perte de contenance ou au sujet de la conversation, et cela m'inquiète. Il n'est pire moment pour tomber en disgrâce. Je me rends compte que je retiens mon souffle depuis quelques longues secondes quand, après s'être détourné et être retourné auprès de la carte, l'air grave, il reprend avec une certaine lueur que je décerne dans sa voix à défaut de pouvoir la déceler dans ses yeux.
« En vérité, avec vous, je pourrais m'ouvrir une échappatoire à cette situation qui devient de plus en plus inextricable. Un support d'un tel poids serait un atout de taille si des négociations devaient s'ouvrir. Ou si une revanche était à prendre. Je ne sais pas encore. Nous verrons bien le sort qui nous est destiné. Il n'est jamais trop tard pour former des alliances. Et j'ai cru comprendre que la fille de ce Duc arrivait en âge de se marier. »
Un instant, je me vois déjà l'épouser sans même imaginer que son père puisse être réfractaire à une union dont il ne tirerait avantage. Puis, les paroles de mon suzerain résonnent, me raisonnent et balaient cet espoir insensé.
« Mon fils pourrait faire un bon parti, mais j'aurais besoin d'un appui à sa cour. Tout relève de votre décision, je ne vous forcerai pas la main, mais sachez que vous me seriez d'un secours infiniment plus important là-bas qu'ici, malgré vos qualités martiales. En raison de votre talent naturel pour la guerre, à vrai dire. »
Je reste un instant coi, à ne pas savoir que répondre, à refuser de prendre une décision à vif. Je le remercie donc pour cette entrevue et me retire enfin. Je pense avoir pris ma décision mais je parviens à réfréner mes pulsions exacerbées par la force qui émane de ce personnage et la conviction qu'il m'inspire. Je ne dois pas oublier que je suis bel et bien un pion dans une partie dont je ne vois toutes les parties prenantes, et dont j'ignore encore qui tire les ficelles.
Je dois avant tout penser à mon avenir, à ce qui me propulsera le plus loin en le moins de temps. Ai-je tout intérêt à accepter cette offre ? Je ne sais vraiment si elle se représentera. Et si j'échouais ? Et si j'étais défait ? Tous mes espoirs s'évanouiraient. Tout ce travail, toutes ces heures d'apprentissage pour m'élever par le mérite à défaut du nom. Persévérer, c'est prendre un risque. Cela peut payer, mais combien de fois une erreur de jugement a-t-elle ruiné une vie ? Ou tout simplement un aléa imprévu et imprévisible. Tout ne tient qu'à ce fil si mince qui revient sans cesse...
Un homme sage privilégierait l'assurance d'une vie confortable et honorable à la perspective d'une gloire par le biais d'une institution qui n'est que la pâle ombre de ce qu'elle était. Je réalise alors que je suis désormais au sommet d'une tour, à toiser les alentours. Qu'importe ? Je n'ai guère l'esprit à savourer le paysage. Suis-je un homme sage ? Je prends une profonde inspiration afin de faire respirer mon âme, asphyxiée par toutes ces bourrasques. Je pose mes mains nues sur la pierre froide du rebord.
Le vent est glacial, mais il m'aide à m'apaiser et à recouvrir quelque peu ma faculté à réfléchir. La peur s'immisce alors aussitôt. Celle de mourir avant de n'avoir fait quoique ce soit. Mourir avant de n'avoir transmis mon nom, à un enfant comme à la société. Mes boyaux se nouent, je n'ose plus bouger. La guerre est si... dangereuse. La vie si fragile. Je ne peux courir de risque. Je ne peux me le permettre.
C'est donc dans un état de sérénité parfaite que j'aperçois les troupes ennemies se mettre en place. Je ne sais ce qui les presse à nous attaquer avec autant d'entrain. Une baisse de morale dans les troupes ? La maladie ? L'orgueil d'une victoire décisive ? Quoiqu'il en soit, je parviens à éteindre la colère qui monte en moi face à cette entrave à la décision trop mûrement réfléchie que je suis enfin parvenu à prendre.
S'il s'agissait d'un présage ? En un tel état, il suffirait d'un signe, un matin, pour que mes résolutions ne se transforment. Cependant, l'heure n'est plus à la torture de l'esprit mais à l'action. Tandis que l'alerte retentit, je dévale les marches en colimaçon pour atteindre au plus vite les défenseurs de la place. Par miracle, je ne me romps pas le cou dans ma hâte. Tandis que l'état-major conscient de ce nouvel état de fait délibère, j'organise les troupes et prépare les dernières défenses à mettre en place.
L'agitation ne suffit pas à masquer la tension palpable. Je dois être le seul qui se sent libéré en cet instant précis. J'ai mes résolutions. Aujourd'hui, nous vaincrons. Je ferai tout mon possible pour que la victoire soit éclatante. Je poste les archers sur le chemin de ronde, invective les trainards qui tardent à mettre en place les barils de poix et de roches et rejoint une position dominante afin d'observer les manœuvres de l'ennemi. Cette fois-ci, ils semblent décidés à ne prendre aucun risque. Pas d'intrusion directe, ils commenceront par nous affaiblir à l'aide de monstrueux rochers dont j'ai peine à croire qu'ils pourront les envoyer avec assez de force pour nous atteindre quand je tente d'estimer leur masse. Méfiant, je continue toutefois de crier à tout va afin que tout soit prêt.
Quand chacun est en place, je me dirige tout droit vers le maître des lieux que je supplie d'envoyer des hommes détruire les convoyeurs de morts, les semeurs de destruction que seul un esprit pervers a pu imaginer. Malgré ma fougue et la passion qui emporte ma voix, mes mots se confrontent à un mur tels les soldats ennemis dans quelques heures. La perspective d'« envoyer des hommes au suicide » ne sied pas à ces ambassadeurs de la raison qui causera leur perte.
À quoi servent les soldats si ce n'est à mourir sur notre ordre ? À quoi servent les vassaux si ce n'est à sacrifier leur vie pour le triomphe de leur armée ? À quoi servent les commandants fébriles incapables de considérer leurs armes autrement que comme des êtres vivants ? Quand comprendront-ils que nul ne vit en état de guerre ? Chacun se contente de survivre, personne n'est plus qu'un mort en sursis, soumis aux volontés de la force supérieure de la stratégie.
Le meneur est l'archer, ses hommes sont ses flèches. Peu seront retrouvées intactes, mais toutes doivent filer droit et ignorer le sort qui les attend. Mais voilà que les états d'âmes les saisissent. Absurde. Je me retourne et quitte les lieux d'un pas rapide et décidé, et j'ignore les quelques voix qui m'invitent à cesser.
D'une humeur rendue massacrante, je remonte sur le chemin de ronde et aperçois de justesse la roche qui s'écrase non loin des remparts dans un fracas qui fait vrombir mes tympans et manquer un battement à mon cœur. D'autres suivent. Le sol tremble quand les immenses blocs de pierre parviennent à achever leur course sur les murs. Je réfrène la peur que mon impuissance stimule. Cependant, la lâcheté de ces soldats qui restent stoïques tandis que la froide industrie et le cruel génie accomplissent leur œuvre ne me procure pas une grande aide.
Qu'ils viennent donc croiser le fer, montrer qu'il mérite d'être ici même et de nous affronter ! Qu'ils cessent de se cacher derrière ces dragons de bois qui crachent leur feu minéral, et se rapprochent à l'allure d'un puceau qui voit sa première guerre. Les réglages diaboliques de ces ingénieurs qui s'affairent leur permettent de concentrer leur tir dans une étendue de moins en moins grande. Je sens les murs vibrer, la forteresse trembler.
Les premiers rochers franchissent alors les murs, ravagent les installations et les hommes restés dans la cours en raison du manque de place sur les remparts. Les cris de douleur me glacent le sang. J'ordonne alors aux archers de tenter leur chance. L'adversaire n'approchera pas plus, il est donc inutile de reporter ce tir malgré la distance. Comme je m'y attendais, la-plupart des flèches finissent plantées dans le sol des dizaines de mètres devant les machines. Certaines parviennent à s'insérer dans le bois, mais je ne vois pas un seul homme succomber.
Le désespoir me submerge mais je n'ai d'autre choix que de rester à mon poste. Où pourrais-je aller ? Les archers s'agitent, se lancent des regards apeurés mais je les invective jusqu'à ce que tout cela cesse. Toutefois, l'arrivée d'un rocher en plein sur le rempart qui balaie une bonne dizaine d'hommes rend ma tâche impossible et le chaos prend l'ascendant tandis que l'état-major paraît en public afin de redonner un espoir illusoire à tous ces soldats. Je le vois, leurs yeux à eux aussi sont voilés. Ils savent que les chances de repousser cette attaque sont infimes.
Une vibration provoquée par le fracas d'une roche contre le mur d'enceinte me renverse au sol. Pendant que je reprends mes esprits, j'aperçois une ombre qui voile la lumière de ce soleil radieux en un jour si sombre, lève les yeux et reste figé. Dans un court laps de de temps qui me semble infini, un projectile se dirige tout droit vers moi.
Il broie mes jambes avant de rouler plus loin. Je ne peux entendre le craquement tant le bruit m'assourdit, mais je le ressens au sein de mon corps. Du moins, dans le trop faible temps que met la douleur à m'irradier. Je hurle d'une telle force que j'en perds ma voix. Des torrents de larmes, des rivières de sueur et des ruisseaux de sang s'échappent de mon corps. Je stimule toujours autant mes cordes vocales qui ne laissent désormais plus s'échapper que des piaillements éraillés. Des étoiles dansent devant mes yeux tandis que je crois souffrir mille morts tant mon calvaire est immense. Dans un dernier hoquet accompagné de quelques jets de sang tout droit sortis de ma bouche grande ouverte, je perds conscience non sans une certaine reconnaissance.
***
J'ai mal. Ma gorge me fait souffrir. Je dois boire. Je tente d'écarter mes paupières mais les innombrables larmes qui se sont échappées de mes yeux quelques temps auparavant me rendent la tâche pénible. J'essaie d'ouvrir ma bouche pâteuse quand tout à coup, un spasme parcourt mon corps jusqu'à ses extrémités basses qui se rappellent à moi d'une telle manière que j'ouvre grands mes yeux.
Je sens mon visage atteindre des limites d'étirement avant la déchirure. Je vois désormais un plafond de pierre, ou plutôt je le devine à-travers ma vision troublée qui ne cesse de tourbillonner. Le sol tremble toujours autant à moins que ce ne soit mon corps qui tente de s'exorciser de tout ce mal qui le déchire. Dans un moment trop restreint où la douleur redevient presque tolérable, j'utilise mes dernières forces pour relever ma tête et observer mon corps mutilé. La vision d'horreur ne tarde pas à me refaire plonger dans un monde chimérique. L'image de mes muscles déchirés et de mes os disloqués m'oblige à les ressentir de nouveau.
J'entends plusieurs voix dans les environs tandis que je suis dans un état second de préservation. Je ne peux saisir que quelques bribes des paroles qui sont échangées. Il est question d'infection, de gangrène ou je ne sais quoi. Une vague de douleur me parcourt, ma mâchoire se crispe de manière mécanique sans que je ne puisse plus rien contrôler. Quand mes maux s'apaisent, je capte cette triste sentence : infirmité. Mon esprit me l'aura attribuée avec une vivacité étonnante.
Mais seul le dernier verdict du médecin m'apaise. Mettre fin à mes souffrances. Je donnerais tout pour cela. Quitte à affronter la colère divine, je serais même prêt à me damner par le suicide si j'en avais seulement la force. Je prie, dernier recours qu'il me reste en cette vierge de fer qu'est désormais devenu mon propre corps. J'implore, je supplie et me lamente dans l'attente interminable. Mais aucune lame au fil aiguisé ne vient trancher celui de mon destin. Plus personne ne parle alentour depuis ce haussement de ton que j'ai perçu, à un moment. Il y a une éternité, peut-être. Je n'entends désormais plus un bruit. Je sens mes forces me quitter, mais à un débit si faible... Toutes mes supplications auront été vaines, seule l'hémorragie aura eu raison de moi. La cruelle.
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