Chapitre VIII: Le soldat arriviste


Je ne suis qu'un soldat, mais je vise les sommets,

Advienne que pourra, aucune route n'effraie,

Pourvu que ce moyen m'approche de mes fins.

Qu'importe le chemin, je le sais, j'irai loin.


Le voilà enfin gisant au sol. Je ne pouvais le laisser s'échapper, nous aurions été humiliés. Lors d'un pillage, c'est avant tout la peur qui nous donne l'avantage. Nous ne pouvons les laisser espérer. Nous devons être assez féroces et effrayants pour que l'idée de résister ne puisse même leur venir à l'esprit. Je n'aime pas ce rôle, mais il est si rentable de faire cela. Tant d'avantages... Être choisi comme pilleur par le commandement, quelle faveur ! Chacun le sait, nul ne l'admet, nous sommes libres de nous servir, d'agir comme bon nous plaît.

Quand le capitaine n'est pas encore un de ces idéalistes qui bannit l'ivresse, le vol et le viol, après l'acte. Se conformer à la mission, ne pas laisser son esprit s'égarer dans le tourbillon de la liesse... Balivernes d'hypocrite, qui ne connaît rien du monde que le chaud foyer de son âtre où il tâche d'incendier ses pulsions refoulées. Mais je dois remercier ce jeune forgeron, reconnaissable entre mille à son tablier de cuir épais.

Le capitaine, s'il n'est pas déjà mort aura bien du mal à se relever de pareille chute, au sens propre comme au figuré. Je retourne sur le lieu où il est tombé, et descends de ma monture. Son cheval gémit de douleur, ses côtes défoncées par la masse du forgeron. N'écoutant que mon cœur, je sors mon coutelas et lui tranche la gorge pour qu'il cesse enfin de souffrir inutilement. Je prends une grande inspiration pour me ressaisir tant j'abhorre le meurtre de sang-froid, aussi louable soit-il.

Je me tourne vers le capitaine que j'entends piaffer de douleur. Plus bruyant que ça monture, celui-là... Il me marmonne, d'un souffle à peine perceptible, de l'achever. Son honneur le pousse à ne pas devenir un poids pour notre petite troupe. Si la situation m'arrange, me libérant de toutes ses règles, j'ai beaucoup de mal à accéder à sa requête. Je prends une grande inspiration, raffermis ma prise sur la poignée de mon instrument, m'agenouille, et finalement tranche sa carotide. Tout cela est bien sale, je n'ai su contrôler les tremblements de ma main. Je retiens mon dernier repas à grande peine.

Après m'être ressaisi, ramasse le cor qui est toujours accroché à sa ceinture. Je prends une grande inspiration, et souffle dans la corne qui vrombit et appelle les soldats alentours. Certains tardent un peu, et je sais bien pourquoi. L'air innocent que tous affichent à leur arrivée tranche radicalement avec leur faciès et leurs manies de criminels, et ne font que confirmer ce que je savais déjà de leurs activités. Chanceux... Ils ont toujours réussi à satisfaire leur cupidité et leurs besoins dans le dos du capitaine. Seul moi, en tant que fidèle second mal aimé de cet officier si allergique à la flatterie, devais me conformer à ces règles si absurdes. Quand tous sont là, et que les questions commencent à jaillir de leurs regards, je m'avance.

« Mes amis, comme vous pouvez le voir, l'capitaine est tombé ! En tant que second, j'prends donc le commandement, et je décrète que nous pouvons faire ce que nous voulons ! Boire, voler, brûler, violer, amusez-vous les gars ! »

Un hourra me répond. Je n'ai pas réussi à me défaire totalement de mon habitude à côtoyer les nobles dans ma prise de parole, mais ma première résolution semble suffisamment leur convenir pour qu'ils ne me remettent pas en question. Ils sont alors sur le point de se disperser pour poursuivre le pillage et la destruction des ressources qui pourraient être envoyées aux soldats du front avant d'enfin pouvoir se divertir, quand un cavalier solitaire apparaît, au loin, sur la route. Il porte des couleurs amies.

Mes soldats se lancent des regards interrogatifs avant de se tourner vers moi et que je leur fasse comprendre qu'il vaut mieux attendre l'arrivée du héraut. Je remonte en selle et fais avancer mon cheval au pas pour me positionner en tête du groupe et pouvoir attendre le cavalier en une position limpide d'officier. Quand enfin il arrive à ma hauteur, il me tend un parchemin scellé avant que je ne lui fasse comprendre que je ne sais lire. Il reste un temps étonné, puis jour se fait et il semble comprendre de lui-même en apercevant le cadavre un peu plus loin. Il s'éclaircit alors la voix avant de déclamer :

« Soldats, nos ennemis avec l'aide de forces hérétiques extérieures, sont parvenus à nous surpasser sur le champ de bataille. Un repli stratégique est donc nécessaire. Vous avez ordre de nous rejoindre aux places fortes frontalières pour nous permettre de tenir des sièges. Les pillages sont désormais inutiles. Hâtez-vous, et que Dieu nous garde. »

À ces mots, je reçois comme un poing ganté de fer dans l'estomac. Jamais je n'avais imaginé que nous puissions être défaits. En outre, je ne peux m'empêcher d'être déçu de n'avoir pu profiter de l'opportunité que j'avais enfin de bien m'amuser. Et m'enrichir, surtout. Mais je le sais, nous devons aider, ils auront besoin de nous, et avec la proximité que j'ai atteinte avec mon seigneur, j'ai tout intérêt à ce que nous soyons finalement victorieux.

Je donne l'ordre d'incendier le village sans perdre de temps pour que nous puissions le plus rapidement possible repartir. C'est alors que j'aperçois une écurie un peu plus loin. J'invite quelques hommes à me suivre et nous allons l'explorer. Nous y trouvons une demi-douzaine de bêtes. C'est bien trop peu pour la vingtaine que nous sommes. Toutefois, peut-être nous seront-elles utiles pour progresser plus rapidement. Il nous suffira de faire tourner les cavaliers.

Les soldats qui m'ont accompagné commencent déjà à se les disputer avant que je ne tranche le débat par une explication brève et pragmatique de l'usage qui en sera fait. Ceux qui étaient parvenus à s'imposer maugréent, mais les autres semblent satisfaits bien que l'idée de nous presser ne semble pas les ravir. Je sens qu'il me sera difficile de les faire avancer, ils n'ont aucune intention de mourir pour qui que ce soit.

Ce qu'ils ne semblent pas comprendre, c'est qu'une fois le siège initié, il nous sera impossible de rallier les autres. Seule la présence du héraut parmi nous pourra peut-être m'aider, par symbolisme, à les forcer à avancer. La tâche sera ardue, mais je ne renoncerai pas. Quelle image j'aurai, si je parviens à arriver le premier ! Et puis, le héraut pourra témoigner de ma motivation et de mes performances d'officier. Oui, j'ai tout intérêt à ce que nous soyons véloces.

Ainsi, quand tous sont revenus, je ne leur laisse pas même le temps de rapiner en paix avant que je n'annonce le départ immédiat. Si certains semblent déjà vouloir s'enfuir, ou pire, se rebeller, ils obtempèrent pourtant tous, non sans quelques protestations et marques de mécontentement. Une colonne se forme, et nous laissons les habitants sortir de leurs tanières pour se lamenter sur les cendres de ce qui fut autrefois leur village.

***

La nuit tombe, les soldats commencent à exprimer leur fatigue, et leurs estomacs leur faim. Si les cavaliers ont déjà eu droit à une rotation, les pesants paquetages ainsi que tous les objets plus ou moins précieux qu'ils dissimulent dans leurs vêtements légitiment leur volonté de faire une halte. Après avoir consulté d'un rapide regard le héraut, devenu mon second, ce dont il est conscient, je fais dresser un camp de fortune pour que nous puissions y passer la nuit.

C'est alors que le premier dilemme de mon nouveau poste m'incombe. Combien de sentinelles ? Nous sommes en territoire ennemi, nous ne pouvons nous permettre de dormir sans précautions. Deux hommes devraient faire l'affaire. Toutefois, j'ai peur que la fatigue de tous ceux qui prendront un quart nous ralentisse dès le lendemain. Que faire ? J'en parle rapidement avec mon précieux et probablement unique allié. Après un bref, mais agité débat, nous en venons à attribuer des créneaux d'une heure de surveillance.

Première décision, qui risque de ne pas plaire. Mais nous avons une longue route, et le temps n'en est plus au stade du luxe. Nous devons avancer, quoi qu'il en coûte. Quand j'annonce cette mesure, le manque de réaction me surprend. Ils semblent tous usés à cette pratique devenue routine. Ils retournent alors vaquer à leurs occupations, tandis que je profite de ma qualité de chef pour ne rien faire d'autre que superviser. Je dois paraître chef, si j'entends le devenir vraiment. Tout est dans le symbole, tout est dans le paraître. Du moins, quand l'on n'a pas une autorité naturelle. Car oui, je l'ai remarqué. Simple soldat, mais capable de tous les rallier à lui. Ils l'écoutent tous, ils le suivraient bien loin, sans penser aux dangers. Je devrai soit en faire mon allié, soit m'en débarrasser. Ma position n'est pas assez solide pour qu'il ne représente un danger.

Les quelques tentes en piteux état qu'il nous reste sont dressées. L'heure du festin a sonné. Les quelques lapins attrapés sur la route par nos chasseurs, dont les compétences suggèrent une longue expérience du braconnage, sont cuits en civet et rapidement dévorés. S'ajoutent à cela quelques morceaux de pain rassis. Pendant ce frugal repas, le silence est écrasant. Pas de rire, peu de discussion, juste des mines renfrognées. Quand les appétits sont rassasiés, les hommes s'éparpillent dans le camp, se répartissent les tentes pour enfin pouvoir recouvrer leurs forces.

J'espère que par la même ils retrouveront leur exaltation d'antan, cette volonté de fer qui les guidait lors des pillages, et non pas cette résignation moribonde qui suinte de leurs visages émaciés et fatigués par le rythme de marche imposé. Une course se joue, un délai inhumain à tenir, et j'espère pouvoir faire mes preuves. Quand enfin les soldats dorment, les sentinelles patrouillent et les dernières braises s'éteignent, je me dirige vers ma tente légèrement à l'écart. Je m'enroule dans mes couchages, mais ne parviens à trouver le sommeil.

Ce n'est pas ce tissu si désagréable contre ma peau qui m'empêche de dormir. Ce n'est pas le battement régulier des pas des sentinelles qui patrouillent non plus. Ni ce rayon de lune qui s'infiltre par les quelques trous dans la toile. Ni même cette odeur nauséabonde qui a imprégné le tissu de cette tente qui a déjà bien trop servi. Non, c'est plutôt cette hantise de l'échec, cette peur d'être trahi de ces hommes qui n'ont pour autre souhait que de partir dans le sens opposé pour satisfaire leur avidité. Et ainsi la course inaltérable de la lune se poursuit, doucement, tout doucement, tandis que je rumine ces quelques pensées, qui se transforment rapidement, dans mon esprit divaguant, en optimisme presque absurde.

Je me vois déjà accueilli en héros à mon arrivée. Je vois déjà ce grand seigneur me promettre la fortune. Je vois déjà mon influence s'étendre dans l'ombre. Et puis l'exaltation tant cherchée parmi mes troupes s'accumule en moi, comme si je monopolisais toute la réserve de cette ressource si rare. Et encore une fois, le sommeil se refuse à moi, tant mon esprit actif manigance tant de plans hypothétiques, et dont les chances pour que les conditions nécessaires à leur réalisation soient réunies est proche du néant. Ainsi ne fais-je qu'osciller entre somnolence et fabulations, sans savoir réellement si je dors ou non.

***

Le réveil est difficile, mais je suis très vite d'attaque pour cette nouvelle journée de périple. Aussi parviens-je à motiver les troupes, si bien que nous partons d'un pas lourd mais rapide avant même que le soleil n'ait fini de se lever. J'ai décidé de laisser pour une partie du trajet ma monture à l'un des hommes qui était de garde cette nuit, bientôt imité par le héraut. Je n'ai pas la légitimité d'un officier qui n'aurait gagné ses galons qu'avec l'expérience. Je me dois de trouver une autre manière de me faire accepter. Ainsi l'attitude du capitaine proche de ses hommes me semble être la meilleure stratégie à adopter. D'autant plus que j'espère profiter de mon trajet à pied pour sonder mes soldats, glaner quelque information, mais aussi et surtout avoir une discussion des plus intéressantes avec ce jeune si influent parmi ses compagnons.

Je me laisse alors aller à écouter les histoires de chacun, si fascinantes, les unes comme les autres, s'enchaînant à un débit hallucinant. En une matinée, j'ai l'impression de découvrir ces personnes qui se dissimulent derrière ces armures de bric et de broc, ces souvenirs qui se cachent derrière ces cicatrices, ces pensées enfouies derrière ces regards las. Je réalise que ma vie qui a été jusqu'alors si « efficace », n'était en réalité que bien morne, que ces quelques déboires qui me faisaient pester n'étaient que peu de choses en comparaison de ce que certains ont subi. Surtout, mon ego se flatte, quand je me rend compte que peu ont tenté l'ascension sociale que j'ai entreprise avec succès, mais aussi que peu en auraient les capacités. En réalité, je me sens même souvent manipulateur à l'égard de certains, relativement limités, mon ego n'ayant pour seule limite que les bornes que fixe mon imagination à ma supériorité illusoire. Ainsi cette journée aura été tant éprouvante qu'instructive. Ravageuse, aussi, pour mon esprit désormais libéré de toute entrave que m'imposait par mon humilité d'antan.

Je m'approche alors de ce soldat encore inconnu dont l'autorité m'inquiète. La discussion s'amorce d'elle-même et au fil de celle-ci je sens mon esprit s'alléger, mes muscles se relâcher, mes organes se dénouer. Enfin je suis serein, enfin je suis rassuré, enfin je prends confiance. Cet homme que j'étais venu à estimer autant qu'à craindre n'éprouve pour moi que de l'admiration. J'apprends d'ailleurs à l'apprécier, et c'est ainsi qu'à la plus grande de mes surprises, quand nous faisons halte, j'ai un petit frère, frère que je prends légitimement sous mon aile. Il devient mon second cœur, mon second de fait. Je ferai de lui un officier. Je l'introduirai auprès de la noblesse. Je l'aiderai à monter les divers échelons hiérarchiques.

Bien que sa personnalité soit plus bienveillante que la mienne, il marchera sur mes traces. Et les dépassera sûrement, avec une telle aura. Mais je ne comprends pourquoi tant de sympathie à son égard m'envahit. Peut-être qu'il est même comme un fils, le seul que je n'aurai jamais. Je le sais, ma laideur ne peut que rebuter les femmes. Lors des pillages, aucune d'entre elles, même sans que je ne les menace, ne s'est privée de m'en faire la remarque avec dédain et dégoût. De toute manière, leur regard presque compatissant, s'il n'était méprisant, ce regard qu'elles me jetaient, reste plus éloquent que bien des miroirs. Je m'y suis résolu, j'ai cessé il y a bien longtemps de me lamenter sur mon triste sort. Je suis condamné, mieux vaut s'y faire, et je l'ai accepté.

L'appel du cuistot me tire de ces profondes pensées en lesquelles j'avais plongé, ces pensées en lesquelles je me noyais, autrefois, quand je ne savais les dompter. Mon estomac, proteste quand mon odorat me rapporte le doux fumet de ce potage que la faim me dépeint comme succulent. Je suis sur le point d'aller rejoindre le centre de l'attention quand une poigne saisit mon bras et me tire un peu plus à l'écart. Quand je tourne la tête, je comprends. Le héraut. Sans que je ne puisse dire un mot, il entame la conversation :

« Quelle est cette histoire ? Je vous ai vu faire, vous voulez m'écarter ! Prenez garde, vous risquez gros, et votre poulain aussi. »

Son emportement ne trahit pas cette longue pratique du parler noble qui l'a imprégné. Je sais qu'il est inutile que je prenne la parole avant qu'il ne poursuive sa tirade, même si je sais pertinemment ce qu'il souhaite. Comme je m'y attendais, il reprend aussitôt :

« Ne suis-je votre unique appui depuis le début de votre prise de commandement ? Ne suis-je plus qualifié qu'un vulgaire soldat, un gueux extrait de la bassesse de sa condition que par les circonstances ?

— Ça suffit, réponds-je, avec un ton calme et glacial, pour faire montre d'autorité. Aux dernières nouvelles, vous n'êtes qu'un héraut, porteur de missives, et non un soldat. Jamais je ne vous ai nommé, ni même laissé penser que vous serez mon sous-officier. Quant à vos menaces...»

Sur ces mots que je veux sans appel, je me contiens, me détourne et me dirige d'un pas lent et mesuré vers le lieu des réjouissances. Si la vue de son visage doit valoir le coup d'œil, je ne me retourne pas. Je dois paraître chef. Même si cette décision me pèse. Je n'aime pas faire souffrir, mais la situation l'exigeait. Belle excuse qui me permet de me justifier cette préférence arbitraire, en laquelle la situation n'a en vérité, pas pesé. Après quelques pas, je l'entends pester dans mon dos, m'insulter d'abord, avant de me supplier, puis de nouveau m'insulter.

Je ne lui en tiendrai pas rigueur, la rage a pris le pas sur sa raison. Cependant, eut-il été tout autre, j'aurai craint pour ma vie, mais je sais qu'il est un lâche. Quelques heures en sa compagnie suffisent à s'en convaincre. C'est pour cela qu'il s'est arrangé pour atteindre ce poste. C'est pour cela qu'il me servait fidèlement. Un flatteur arriviste et lâche, c'est tout ce qu'il est. Mais ne le suis-je aussi ? Non, je ne suis pas lâche, et mon acharnement à rejoindre le nouveau front peut en témoigner. Je saisis alors un bol en bois, et le tends au cuisinier qui me sert une bonne portion. J'attrape une cuillère et vais m'asseoir à l'écart.

J'ai assez parlé tout au long de la journée, d'ailleurs ma gorge est aussi douloureuse que ma bouche sèche. Je bois une bonne rasade d'eau à ma gourde avant de commencer mon festin. Du potage. Si je commence à prendre l'habitude de manger des légumes, j'ai toujours un pincement au cœur quand je constate qu'il n'y a pas de viande. Le confort, ce luxe qui devient si indispensable avec l'habitude. Avoir amélioré mes conditions de vie ne m'aurait-il pas affaibli ? Peut-être... Et pourquoi ? Ce besoin inaltérable de surpasser mon prochain, cette quête incessante de richesses, cette addiction au « mieux » qui m'a toujours caractérisé... Au-moins ne suis-je pas de ces simplets rêvant d'un titre inaccessible, voire même, summum du ridicule, de gloire. Ma cuillère racle une dernière fois le bol en bois avant que je ne les rapporte tous deux sur l'établi de fortune du cuisinier.

Après avoir instauré les tours de garde par moi-même sur le modèle de la veille, je vais enfin me coucher, ou plutôt m'écrouler, dans ma tente. La journée aura été éreintante, bien qu'agréable. Je me souviens de ce sentiment de paix intérieur et de pureté du corps quand, dans la matinée fraîche et humide nous marchions, sur cette route bordée d'arbres, tous différents, mais tous si similaires. Les arbres se dérobent alors, remplacés par une salle bien éclairée, dont les murs sont couverts de riches tapisseries. Au sol, un immense tapis rouge, que je suis du regard, jusqu'à ce que celui-ci atteigne un majestueux trône d'or. Et c'est alors que je le vois, dans sa robe bleue couverte de lys d'or, qui drape ce geste d'invitation à approcher.

Je ne suis plus vêtu de cuir, mais de velours et de satin. Puis elle apparaît, vêtue d'une robe immaculée, réfléchissant la lumière comme ces pierres précieuses dont les nobles se parent. Je m'approche et m'agenouille devant le souverain qui me relève d'une étreinte amicale, avant de procéder au mariage. Quand je suis sur le point de prononcer mes vœux, je suis tiré en arrière. Malgré tous mes efforts, je ne peux contrer cette force inexorable. Des dizaines de roturiers en haillons m'ont saisi, avec à leur tête le héraut. Puis tout sombre dans le chaos.

***

Les heures se sont écoulées depuis notre départ, quand j'aperçois un nuage de poussière plus en avant sur la route. J'envoie alors un éclaireur, à qui je confie un cheval pour qu'il puisse rattraper la petite troupe. Quand celui-ci revient sans affolement et l'air serein, je me sens soulagé. Son rapport, bien trop formel à mon gout, m'apprend que cette troupe qui nous emboîte le pas est alliée. Des pilleurs, rappelés, comme nous, à la seule exception qu'il évalue leur nombre à une cinquantaine, voire une soixantaine. Ils ont fait halte pour nous permettre de les rejoindre.

Après une petite dizaine de minutes, c'est chose faite. Je rencontre alors leur capitaine, flanqué de deux sous-officiers, dont la prestance indique l'expérience dans l'armée. Il me fait rapidement comprendre qu'il ne compte pas avoir de rival en matière de commandement, et devant mon acceptation, m'introduit dans le cercle fermé de ses seconds. Si à cet échelon tout se passe bien, je me rends rapidement compte que des tensions s'attisent entre certains soldats de mon groupe, et certains hommes de cette troupe. Toutefois nul conflit ouvert que nous pourrions désamorcer n'éclate, ce qui ne présage rien de bon pour les prochains jours.

Nous dressons le camp sur place, après avoir remarqué que nos nouveaux compagnons de route ont déjà mis quelques tentes en place. Pendant que mes hommes s'exécutent sous le regard de mon fils spirituel, je suis le capitaine qui m'invite dans sa tente bien plus vaste et luxueuse de celle que je possède. Devant la taille de celle-ci, je déduis rapidement l'ascendance noble de cet homme fier qui m'offre un verre de vin. Je retourne alors des mois en arrière, quand je pouvais encore fréquenter la cour de mon seigneur. Bien évidemment, l'instinct reprends le dessus. Je flatte, congratule mon hôte, d'abord pour l'aménagement de sa demeure, puis pour la finesse de son breuvage.

Quand je remarque dans un coin de cette tente circulaire, un arc, je ne peux m'empêcher de lui demander s'il chasse. Sa réponse affirmative me permet de définitivement rompre la glace et d'amorcer une conversation qui dure un temps conséquent. Quand enfin je prends congé, je sens que ce chevalier de naissance m'apprécie. Rien d'anormal, j'ai toujours eu un don inné pour m'attirer les faveurs des grands, quitte à être méprisé des petites gens. Je rentre en ma tente dressée avec soin pendant mon absence non sans tituber, enivré par le doux et fruité breuvage qui m'a été gracieusement offert par mon supérieur. Quand je m'affale sur mon duvet, la lumière des flammes qui filtrent à-travers la toile tournoie, avant que je ne m'endorme pour un sommeil sans rêve.

***

Le son strident du cuivre me réveille en sursaut : j'avais perdu cette habitude. Le départ est annoncé dans l'heure. Je vais donc nourrir mon cheval, que je peux désormais de nouveau chevaucher, puisque mes hommes ont eu tout le repos nécessaire, mais aussi parce que je n'aurai plus à imposer de marche rapide forcée. Chevaucher est même un devoir, désormais. Je dois montrer une image digne à l'ensemble de ces troupes qui me sont inconnues. De plus, je dois continuer à me rapprocher de mon nouveau capitaine.

Si j'ai appris quelque chose au cours de ma carrière, c'est bien que les graines de sympathie que j'ai semées en lui, je dois les abreuver de flatteries, sans toutefois les noyer. Se faisant, peut-être pourrais-je rapidement en récolter les fruits.

Je me presse d'aller chercher une miche de pain : je n'ai pas eu le loisir de dîner la veille au soir. Je retourne ensuite à ma monture que je selle avec précaution, avant de l'enfourcher. Un petit coup de talon me permet de la pousser à aller se positionner à l'avant de la petite troupe effroyablement désordonnée, aux côtés du capitaine et de ses officiers. Je remarque alors le héraut qui vient se positionner à notre hauteur, sur son destrier. Il conserve toutefois une froide distance avec moi. Il aura finalement su se trouver une place. Cela ne me dérange pas, je n'avais rien contre lui, et je me sentais presque coupable du tour que je lui avais joué. Il remarque alors que je le dévisage et tourne la tête d'un air méprisant. Nous nous mettons enfin en route, et je commence alors à grignoter ce bout de pain que j'ai réquisitionné pour me remplir le ventre. Il est extrêmement dur et mes dents souffrent de devoir attaquer ce met si peu noble, mais ma faim justifie le moyen.

Les heures filent, les lieues, bien moins. Le trajet est long, et les sujets de conversations commencent à s'épuiser, nous plongeant en un silence maussade. Le silence me met mal à l'aise. J'essaie régulièrement de le briser, mais sans succès durable. Je me résigne alors.

Le soir arrive enfin avec sa halte habituelle. Le campement se monte quand je remarque trois hommes notoirement en colère quitter le camp à la suite de l'un des miens, mon protégé, qui plus est. Intrigué, je ne peux m'empêcher d'aller voir ce qu'il se passe. Je laisse mon cheval au soin d'un soldat qui passe par là et me précipite. J'essaie de trouver où ils sont allés, à partir de la direction initiale que je les ai vu emprunter. J'ai l'impression de tourner en rond et en vain quand je remarque enfin ce talus duquel proviennent des éclats de voix. Je m'y dirige et me retrouve spectateur d'une confrontation entre mon protégé et l'un des trois hommes que j'ai remarqués un peu plus tôt. L'inconnu semble en colère et le titille, le bouscule, provocateur.

Celui que j'ai adoubé comme mon second, me montre ses qualités. Remarquable de sang-froid, il n'entre pas dans son jeu. Quand il s'apprête à se retourner pour mettre fin à l'altercation, les deux compères et complices du belliqueux soldat lui barrent la route tandis que ce dernier sort une lame. Je me signale alors, avant même qu'un autre mot n'ai pu être prononcé. Avec indifférence, tous tournent le regard en ma direction quand je m'approche.

« Qui t'es, toi ? Ah oui, le nouveau bouffon du cap'taine, dit-il, sa lame pointée à mon encontre. Je suis pas ton laquais, je fais c'que je veux, et surtout aux tricheurs comme ton larbin. »

Sur ces mots, ses hommes le saisissent et mon interlocuteur lui enfonce son poing dans l'estomac. Je bondis alors sur lui. Il m'aperçoit du coin de l'œil, et lance son arme à l'un de ses complices pour ne pas prendre le risque de blesser un officier, sûrement. Il me fait désormais face, prêt à me recevoir. Je fonce épaule en avant et amorce un petit saut juste avant l'impact, qui me permet d'atteindre, entre autre, sa mâchoire. Il tombe à la renverse tandis que mon soldat commence à se libérer de l'entrave de ses geôliers.

L'un d'entre eux, plus fragile, est déstabilisé, lâche prise et commence à paniquer. Il finit par lui planter sa lame dans le thorax, avant de réaliser pleinement son acte. Les deux hommes encore debout tournent alors leur regard en direction de l'endroit où j'ai projeté leur chef, et semblent osciller entre haine et choc. Je pivote afin de suivre leur champ de vision, inquiet. Je fais tout pour ralentir mon geste, effrayé de découvrir ce qui cause une telle réaction.

À raison, je découvre un crâne fracturé qui a nappé de pourpre le haut d'un corps. Un rocher au sol me donne l'explication que je n'ai pas même besoin de chercher. Je reste interdit tandis qu'une âme s'échappe également de ce corps au sol, entre mes ennemis et moi. Le temps semble s'arrêter, je ne saurais dire combien de fractions d'heures s'écoulent avant que des bras nous saisissent et nous conduisent sans ménagement devant le capitaine. Je ne réagis pas, je suis comme une poupée de chiffon, malmenée mais impassible. Je plane en-dehors de ce corps dont je ne puis supporter l'acte. Je suis un meurtrier, non plus un soldat. J'ai tué, non pas un ennemi, mais un frère d'arme. J'ai tué, non pas un homme condamné, mais un soldat en pleine vigueur.

« Je l'ai vu, j'ai tout vu, il l'a tué ! L'autre mort, n'était qu'accidentelle ! » crie une voix, si lointaine, j'ai l'impression.

Il semblerait que je sois destiné à m'en tirer. Je ne sais si je suis vraiment soulagé. J'aurai bien du mal à oublier, à passer à autre chose. Mais la vie ne vaut-elle tout de même le coup ? Oui, je vivrai, et je verrai. Tant de joies m'attendent encore ! Je lève alors mes yeux emplis d'espoir et vois deux criminels se relever, libres.

« Je l'ai vu, il l'a jeté au sol, et lui a défoncé le crane à coup de pierre ! »

Sur ces mots, je cherche alors cette voix qui m'accable d'un si terrible crime, en vain. Elle me dit quelque chose. Lumière se fait, je l'identifie soudain. Une voix haineuse, mais au langage toujours raffiné, malgré le mépris grossièrement dissimulé. Celle d'un homme lâche. Celle d'un homme qui a des motifs de m'en vouloir. Celle du héraut. Les émotions se bousculent en moi quand un coup de pied dans le haut de mon échine me pousse à genoux, la tête baissée devant le capitaine. Deux hommes s'approchent et me retiennent fermement. J'aperçois au sol une ombre se rapprocher, celle d'un homme avec une immense hache. Je ne suis plus qu'incompréhension et sentiments contradictoires quand pendant une fraction infime de seconde, j'aperçois mon corps d'un point de vue inédit.

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