Chapitre VI: Le dévastateur dévasté
Je suis ce torturé qui a suivi la meute,
Victime des Furies que mon esprit rameute.
Seigneur, je le sais, que mon âme est pécheresse,
Que pour un tel crime, bien vain d'être à confesse.
Je ne jette pas même un dernier regard à sa dépouille, que mes complices achèvent de recouvrir de terre. C'était elle ou nous. C'était elle ou moi. Si elle était rentrée dans cet état au campement, on n'aurait pas tardé à nous traquer. D'autant plus qu'elle est noble. En témoigne cette chaîne en or que j'ai aperçue à un moment quand sa gorge était à nu. J'ai eu raison. Mais alors quel est ce goût de cendre que j'ai dans la bouche ? Quelle est cette étrange étreinte qui entrave mon plaisir ? Quelle est cette ombre qui recouvre mon bonheur ?
Suis-je donc le seul qui subit tout cela ? Pourquoi Pépin a-t-il ce stupide sourire d'idiot du village ? Pourquoi Foulque sifflote-t-il en tête, comme s'il venait de découvrir ce qu'est le bonheur ? Et pourquoi Roland est-il comme un gamin qui vient de recevoir une épée en bois, racontant déjà ses prouesses romancées ? Mais surtout pourquoi ne suis-je pas comme eux ? Je viens de réaliser le rêve de tout adolescent sans le sous. Je viens d'enfin me libérer du poids de la virginité et d'ôter au passage le dernier souffle de vie d'une noble. C'est à n'y rien comprendre !
Âme en peine, j'arpente cette forêt maudite et hantée désormais par le souvenir de mon acte. Et pourtant, je n'ai fait que répondre à l'appel de Foulque. Je n'ai fait que suivre, ses pas, ses actes et ses ordres. Voilà le résultat. Aurais-je agi comme cela par moi-même ? Non. Un non catégorique. Alors pourquoi ? Par quelle sorcellerie ai-je pu m'abandonner au dessein supérieur et cruel du groupe ? Tant de questions, qui m'empêchent de voir cette racine, qui me fait trébucher, et après quelques vaines tentatives de reprise d'équilibre, chuter lamentablement, sous les rires amicaux de mes camarades.
Je comprends, maintenant. Tout cela m'avait toujours échappé jusqu'alors. Pourtant, j'avais cherché à comprendre, elle me fascinait. Oui, je comprends d'où vient la résignation dans les yeux des condamnés exhibés sur la place publique, livrés à la foule en Furie. Rien ne peut la raisonner. Quels que soient les mots, quels que soient les faits.
Je me relève, ma main désormais marquée d'une traînée sanglante. Une longue entaille, à cause de cette autre racine dont l'écorce est acérée comme le fil d'un rasoir. Rien de bien grave, un petit tour à l'infirmerie, et ce sera réglé. Grisé par cette révélation, j'initie une conversation assez peu subtile, étant donné mes interlocuteurs. J'espère par ce moyen cesser de penser à tout cela, et enfouir ma révélation fataliste.
***
J'y suis parvenu. Mes sombres réflexions se sont évanouies, et seul demeure cet arrière-gout de cendre. Je quitte enfin mes comparses et complices, non sans un certain soulagement après une discussion aussi ennuyante. Je me dirige alors vers l'infirmerie. Un homme assez âgé, l'air enivré m'accueille à mon arrivée, alors que je suffoque presque à cause de l'odeur de putréfaction : la gangrène a déjà dû bien sévir. Je lui montre l'entaille sans un mot. Je ne suis pas très bavard. Ou plutôt, mal à l'aise dans ce genre de situation ou le silence s'installe durablement faute de mots à échanger. Il s'enfonce dans la tente qui fait office d'hôpital de campagne, et revient avec un bandage assez crasseux et une bouteille dont je ne sais identifier le contenu d'un premier coup d'œil. Tout ce que je devine, c'est qu'il s'agit d'alcool.
Pendant son absence, je darde mon regard sur les quelques lits occupés, d'où proviennent ces gémissements si désagréables à l'ouïe. À la vue des membres en putréfactions, ainsi que des amputés, je ne peux réfréner cette « presque sensation » de douleur qui m'envahit et remonte, sans explication, jusqu'à mon nez quand j'assiste à la souffrance d'autrui. Il s'approche alors de moi, et après avoir saisi mon avant-bras gauche et m'avoir averti d'un léger picotement, verse le contenu de sa bouteille sur ma main. Le picotement est en réalité un bûcher auquel est condamnée ma main. Toutefois, ce « léger picotement » s'estompe assez rapidement, et je sens ma main comme purifiée.
Seul mon esprit demeure encore souillé d'un mal insidieux qui le ronge mais qui en l'instant reste circonscrit par la pudeur sociale. Grommelant un remerciement quand il a fini de bander ma plaie, je quitte ce lieu austère et désagréable, non sans remarquer du coin de l'œil la rasade que s'enfile le « chirurgien » dans mon dos. Grand bien lui fasse. Je me dirige alors tout droit vers ma tente, pris d'une grande fatigue, que je dois probablement à la disparition de toute l'excitation qui coulait jusqu'alors dans mes veines.
Quand j'entre dans cette tente, si petite qu'un enfant aurait du mal à s'y tenir debout, je me jette sur mon couchage à la recherche d'une seule chose : le sommeil. Mais mes yeux refusent de se fermer. Ils ne peuvent discerner que les ténèbres une fois que j'ai rabattu le pan de tissu qui fait office de porte, mais que leur importe ? Et je repars à penser, à revivre la scène de tout à l'heure, mais toute forme de plaisir a disparu, je ne suis plus qu'un automate, une âme prisonnière de mon propre corps, condamnée à observer la souffrance que j'inflige.
J'imagine la vie qu'elle aurait pu vivre, le mari qui ne la reverra plus, ou le mari qu'elle ne connaîtra jamais, ces enfants qu'elle n'aura jamais, ses parents qui la pleureront, sans même savoir ce qu'il est advenue de cette belle jeune femme, à tout ce futur que j'ai contribué à anéantir, à cette personne que j'ai contribué à ravager. Comment pourrais-je être pardonné de quiconque ?
En ai-je seulement besoin ? Après tout, qui pourra me juger ? J'ai malheureusement cette réponse gravée au fond de mon être : moi. Que j'aimerais être capable d'oublier, de passer à autre chose, ou simplement d'être trop idiot, ou trop cruel, pour pouvoir me défaire de ce souvenir désormais si lourd à porter, si douloureux à charrier. Le sommeil ne vient pas, et ma main entaillée n'est pas en cause, je le sais.
Ma blessure est bien plus profonde et bien plus large, mais surtout, m'apparaît comme incurable. Je revois encore et encore, cette scène, en un cauchemar si fort que je ressens presque mes sens en ébullition. Mais mes pensées commencent à se brouiller, il n'y a plus rien autour, plus qu'elle et moi, plus que la belle et la bête, plus que l'ange et le démon. Tout est flou, autour. La peur enserre mon cœur, je suis prisonnier de mes pensées, paralysé dans mon délire. Puis je vois une flamme transpercer sa poitrine, de plus en plus forte. L'étincelle devient brasier, la lumière s'intensifie, jusqu'à m'éblouir, et quand mes yeux sont de nouveau en mesure de s'ouvrir, mes mains n'enserrent plus ses bras. Je lève les yeux, et je la vois, en lévitation sous un faisceau de lumière divine. Et d'ange elle devient succube vengeresse. Et je les vois approcher, eux aussi en lévitation, impuissants, mes complices, entravés par des chaînes immaculées et resplendissante. Et un à un, un par un, elle leur arrache les membres. Son rituel s'achève sur un Foulque hurlant à la mort. Et c'est alors, que de nouveau elle redevient ange, et me fixe, de son regard incendiaire. Une larme de sang s'en échappe.
Je me réveille en sursaut, trempé de sueur, le cœur lancé dans un battement effréné, respirant à une cadence infernale. Je me calme du mieux que je peux. Inspire. Expire. Inspire. Expire. Je vide mes pensées au rythme de mes poumons. Je veux oublier ce regard destructeur qui a fini par me mettre dans cet état. Et là l'illumination me touche enfin. J'ai compris. Tout est limpide. Le Seigneur m'offre une chance de rédemption. Ce rêve ne peut être que prophétique. Il y a une raison si je n'y suis pas subi le courroux des cieux.
Je me mets à genoux et récite les bribes de prières que j'ai retenues de mon enfance, avant de bénir ce message salvateur pour mon âme. Je le savais, je ne suis pas quelqu'un de mauvais ! Il m'a béni, et m'offre le pardon ! Il me revient maintenant de prouver que cette chance offerte avec tant de miséricorde, je la mérite et je la saisirai.
J'allume une bougie, attrape mon couteau de chasse et appose ma lame sur la flamme vacillante dans laquelle mon regard se perd. Je revois ces yeux, en cette flamme, mais plus aucune angoisse ne s'insinue en moi, ces yeux lumineux, je les chéris désormais, ils sont mon salut.
Quand la lame rougit enfin, j'ôte ma tunique, et dépose la pointe brûlante sur mon torse. Sans hésiter, j'enfonce la lame d'un ou deux millimètres dans ma chair. Je serre immédiatement les dents. La douleur est intense mais relativement concentrée en un point. Une larme commence à se former dans chacun de mes yeux, mais je persiste, guidé par la volonté de mériter la miséricorde du Seigneur. Je descends lentement mon bras le long de torse, et je ne m'arrête que lorsque j'atteins presque mon nombril.
La chaleur de la lame ne me semble plus qu'être Sa lumière, qui imprègne et grave mon corps d'un sceau purificateur. Quand je retire le fer brûlant, mes yeux sont si inondés à cause de la douleur que je laisse échapper quelques larmes qui s'écoulent lentement sur mon visage. Je prends quelques inspirations avant d'apposer enfin ma lame un peu en-dessous de mon cœur qui est étrangement calme. J'enfonce de nouveau la lame, et d'un geste rapide et rageur, trace un trait qui traverse mon torse désormais irradiant. J'ai l'impression de brûler, de guérir mon âme dans un brasier céleste. La cicatrisation est rapide, j'ai bien fait de chauffer la lame. Tandis que je viens de prendre une immense quantité d'air, je resserre mes dents, et enfile ma tunique. Quand elle est de nouveau en place, mon visage est trempé, tant par la sueur que par les larmes, mais enfin j'entrevois cette éclaircie dans mes pensées, enfin j'ose m'y plonger de nouveau, car je sais que la rédemption est proche, que bientôt, je pourrai de nouveau vivre. Bientôt.
***
Contre toute attente, je suis parvenu à m'endormir, et enfin je me réveille. Je sais qu'il n'est pas encore l'heure pour cela, il fait encore nuit, et l'horizon s'éclaire à peine de quelques rayons du soleil levant. Mais j'ai une quête, divine qui plus est. Je ne peux me résoudre à attendre. Je revêts une veste assez chaude, sors de ma tente, et vais, rapidement mais discrètement vers la « demeure » de Roland.
Quand j'y parviens enfin, j'entrouvre le rabat, et pénètre à l'intérieur. J'entends ses ronflements, qui me permettent de le situer avec précision dans l'obscurité. Plus je m'approche, plus son odeur corporelle se fait sentir, due probablement à une hygiène plus que douteuse. Je me fais violence, le rejoins finalement et pose ma main sur sa bouche pour étouffer tout bruit qu'il pourrait produire.
Ce geste n'ayant pas suffi pour le réveiller, je le secoue. Il se réveille en sursaut. Ma main est toujours plaquée contre sa bouche et réussit à étouffer toutes les injures qu'il essaie de proférer. Je lui explique alors que j'ai une quête secrète et de la plus haute importance à mener, et que j'ai besoin de son aide. Il acquiesce, accepte de m'épauler. Je relâche alors mon emprise, et le laisse enfiler des vêtements chauds. Quand il me rejoint dehors, nous nous dirigeons vers la forêt, et nous suivons ce sentier principal qui s'est creusé avec les allers et venues des hommes à la recherche de discrétion.
Je sens la terre humide, presque boueuse, sous mes pieds dans laquelle s'enfoncent mes chaussures à chaque pas. L'air est frais, presque glacial, l'humidité qui l'accompagne me fait frissonner. J'aurais dû me couvrir davantage. Quand nous sommes à presque cinq cents mètres du campement, je lui dis de s'arrêter, et lui pointe un buisson un peu plus loin. Quand il va enfin voir, je saisis une grosse pierre et la lui abats sur le crâne. Je prends une lanière de cuir que j'avais prévue, et le bâillonne, avant d'attacher son corps à un tronc. Dès qu'il revient à lui, je commence ma besogne.
Je tire mon couteau, et commence à trancher. Découper ses membres, un à un, comme Elle me l'a montré. Comme Il veut que je le fasse. Je suis un homme de bien, je mérite le pardon, mais il me faut Lui prouver. Je perçois sa douleur à ses larmes, à ses cris étouffés, à ses yeux implorants, à la rougeur de son visage, mais étonnamment, je ne ressens aucune empathie. Ni aucune haine d'ailleurs. Le vide. C'est ainsi que je pourrais décrire mon état. Quelle sensation si étrange ! Ce doit être ce que ressentent les inquisiteurs. Aucune satisfaction à exorciser mes regrets, aucune joie à anéantir mes remords, juste ce sentiment d'accomplir un dessein qui me dépasse. Quand j'en ai fini, et que seule la tête est encore attachée au tronc de cet homme que je considérais comme un camarade il y a quelques heures de cela, je fais enfin cette prière que j'ai eue tout le temps de ressasser durant notre venue. Avant d'enfin achever mon rituel.
C'est au moment où la tête commence à rouler que je me rends compte de ce que j'ai fait, et là, tout mon monde s'effondre de nouveau. Que suis-je devenu ? Un simple monstre, désormais avide de sang ? Non... NON. C'est impossible, je n'ai tiré aucune joie de cet acte. Mais que m'arrive-t-il ? Qui suis-je ? Et je revois alors ce regard, tout juste issu du rêve d'un esprit malade et torturé. Non, cela ne peut être. J'ai une chance de pardon ! Oui, c'est cela, je ne dois pas faiblir ! Ce ne peut être un hasard ! Tout est voulu par Lui ! Je ne fais que suivre la voie qu'Il a choisi de me faire arpenter... Et puis il est normal qu'une quête aussi cruciale soit difficile. Oui, c'est un test, je dois faire le vide, et me faire violence pour achever ma tâche, la mission qui a été faite mienne.
Sur ces pensées, je commence à dissimuler adroitement les différentes parties du corps, après avoir recouvré ma froideur d'il y a quelques instants. Toutefois, sur le chemin du retour, le doute ne cesse de m'assaillir, je ne fais qu'osciller entre peur, peur de moi-même, et fierté, fierté d'être élu pour cette tâche. Je le sais, je suis homme de bien, et c'est pour cela que je fais cela, je dois venger la pauvre femme qu'ils ont agressée ! Sans m'en rendre compte, j'avance, inlassablement, et j'arrive finalement à proximité du camp, non sans remarquer un éclat sur mon passage.
Je la vois alors, la sentinelle. Mais quel idiot, nous ne sommes passés la première fois que par miracle. Toujours tapi dans l'ombre, je continue de progresser, inexorablement. Quand j'atteins finalement le camp, je ne peux réprimer un soupir de soulagement, et me fais discret pour rentrer à ma tente.
***
Les premiers rayons de soleil s'immiscent dans ma tente, et me caressent délicatement, me réveillent. Je suis tout habillé dans mon couchage tacheté de sang. Je remarque alors mon couteau que j'avais négligé d'essuyer. Mais quel imbécile ! Je m'empresse de tout masquer, je retourne le tissu qui recouvre mon lit de paille, et nettoie méticuleusement mon couteau. Ensuite, je fais de mon mieux pour me grimer en un malade incapable de se battre. Pas question que je ne meure avant d'avoir achevé ma sainte mission. Car en cette radieuse matinée, une nouvelle illumination éclaire mon esprit : ce n'est pas un hasard si j'ai remarqué la sentinelle hier soir. C'est un signe, une aide du destin, ou plutôt de celui qui le régit.
Le subterfuge a fonctionné, je me suis bien fait porter pâle. Le soir arrive assez rapidement, puisque je passe ma journée à monter dans ma tête ce plan infaillible qui me permettra de poursuivre ma tâche, d'alléger mon fardeau. Je mange avec Pépin et Foulque, comme à mon habitude. Encore un signe : tous deux ont survécu aux rudes combats de la journée. La discussion tourne bien évidemment autour de la récente disparition. Un déserteur, telle en est la conclusion, bien qu'il soit étrange qu'il n'ait pris aucune affaire avec lui et ne nous est rien dit.
Ce soir Pépin aura droit lui aussi à son châtiment. Je ne pense plus qu'à ça, et me tient désormais en retrait des discussions. J'en suis désormais persuadé : nulle folie en moi, mais plutôt une clairvoyance nouvelle. Ils se rendent rapidement compte de mon absence, mais ne la mettent que sur le compte de la maladie. Après une bonne heure, je me retire enfin, et retourne en ma tanière. J'aiguise ma lame. Quand le couvre-feu tombe enfin, je me faufile au dehors, et fonce vers la tente de Pépin, assez proche de celle de Foulque, ce qui me permet de prendre le temps d'y jeter un coup d'œil au passage. Je n'ose toutefois entrouvrir le rabat, son tour n'est pas encore venu, et il serait blasphématoire de le tuer avant son heure, et sans le châtiment adéquat, qui plus est. Or s'il se réveillait, je perdrais la possibilité de le faire.
J'arrive à la tente que je cherchais, bien aidé par la pâle lumière sélène qui me permet de retrouver mes points de repère. Il me cause bien plus de difficultés pour accepter de me suivre, mais quand j'évoque un possible meurtre du disparu, il accepte finalement par aller jusqu'à l'infirmerie où je le mène. Les malades dorment tous, probablement drogués par je ne sais quel mélange d'herboriste. L'odeur est toujours aussi infecte. Je le laisse pénétrer dans la zone en premier. Cette fois-ci, c'est une bouteille que j'utilise pour l'assommer, et c'est à une table que je l'attache. Il s'agit des seules différences : dès qu'il revient à lui, s'initie l'implacable rituel, et le vide se refait en moi. J'ai presque l'impression de faire une corvée des plus laborieuses, sauf que je suis sous les ordres du plus grand des seigneurs. Quand la tête roule enfin, j'agrémente la pile des membres amputés et des cadavres, destinée à être incendiée au petit matin, de nouvelles pièces. Puis j'essuie bien mon couteau sur un linge déjà taché de sang, avant de retourner à ma tente, fidèle à la voie qui m'est destinée, encore et toujours.
***
Le jour se lève, de nouveau. Je me fais porter pâle, de nouveau. J'élabore la phase finale de mon plan, et passe la journée à visualiser le déroulement des évènements, de nouveau. Et c'est alors, revoyant le regard flamboyant de l'émissaire qui me délivra le message, que je me rends compte que cette fois, il me faudra réaliser le rituel en un lieu bien particulier. Là où tout a commencé, là où tout finira. J'ai d'abord détruit la part de passivité en moi, par le meurtre Roland, celui qui avait été le plus réticent. J'ai ensuite anéanti la part de luxure, par le châtiment de Pépin, celui qui avait le plus manifesté son plaisir pendant l'acte. Il me reste à décapiter mes mauvaises pensées, et détruire la part du meurtre, physique et moral, et cela ne pourra se faire qu'en s'attaquant à la tête du « projet », celui qui a tout déclenché.
Ainsi, obnubilé par ma mission divine, je passe ma journée à divaguer, à trouver des liens au destin à chaque infime évènement qui survint. Cela me rassure. Je me dis que je suis homme de bien, que je ne suis un monstre, et que seul le pardon m'attend au bout du chemin. Je ne prie même pas pour que Foulque soit épargné. Je sais qu'il le sera. C'est son destin. C'est mon destin. Seule la justice divine pourra le terrasser, seule la justice divine pourra lui accorder la libération du trépas. Toujours plongé dans cette tempête qu'en tout autre j'aurais considéré comme pure folie, j'observe le retour des soldats, loin de ma tente, sans préoccupation quant à ma couverture de malade auprès des quelques infirmiers qui pourraient me surprendre. Qu'importe ? Ce soir, tout sera fini. La boucle sera bouclée. Cette fois-ci, je mange isolé, dans mon logis, décidé finalement à jouer mon rôle à fond. Je ne veux risquer pour rien au monde que ma future victime n'ait de doute à mon sujet.
La nuit est enfin tombée, je commence par repérer la sentinelle qui garde notre partie du campement. Je le vois, ça y est, ce jeune garde innocent. Tant pis, je suis en croisade, les pertes ne sont que subsidiaires devant l'importance de la quête. Je m'approche doucement dans son dos, d'abord en posture normale, puis, dès que je pénètre en la forêt, accroupi, pour limiter les bruits que je pourrais produire. Je reste à une dizaine de mètres de lui, et j'attends. Le couvre-feu est sonné. Enfin. Je reste tapi parmi les buissons, dans l'attente que tous rentrent en leurs tentes.
Quand le moment me paraît enfin opportun, avant qu'une ronde ne s'amorce, je m'approche un peu plus, tout doucement. Je prends garde à chacun de mes pas. Je deviens félin, voilà, léger. Il est presque à ma portée. Aucun bruit, j'étouffe même ma respiration. Doucement, tout doucement. Une appréhension m'étreint tout de même. Surprenant. Peut-être ai-je tort et ne dois-je tuer que les principaux protagonistes ? Non. Ce ne peut être, je dois refermer le cycle là où il s'est initié. Mais je ne peux tuer un agneau innocent de notre grand pâtre. J'attrape quand même une pierre, de nouveau, et l'assomme avec. Je sors mon couteau. Je ne sais toujours que faire. J'approche ma lame de sa gorge, mais je ne peux me résoudre à l'appuyer contre sa carotide. Je suis un homme de bien, je ne peux faire ça. Je le ligote alors et le bâillonne pour être bien certain que notre sortie du camp ne sera pas entravée.
Je retourne au camp, telle une ombre, sans un bruit. Sur le retour, un bruissement de feuilles me fait sursauter. Je n'ai pas le droit à l'erreur. Foulque est fourbe et rusé. Il ne tardera pas à se rendre compte qu'il est le prochain sur la liste de quelqu'un. Il faut absolument que tout se fasse ce soir même. Que tout se termine, et qu'enfin je puisse retourner à ma vie. Je file alors vers ma prochaine destination. Étrange, une chandelle brille à l'intérieur de sa tente, dont je peux discerner la lueur vacillante à-travers la toile. Je décide donc de l'appeler en un murmure. Quand il passe enfin la tête à travers le rabat, je lui intime le silence d'un geste, et lui fait comprendre qu'il est impératif qu'il voie quelque chose. Je ne murmure qu'un seul mot, dans cet échange tacite : Roland.
Il accepte de me suivre et me le signifie d'un hochement de tête. Je l'entraîne alors dans la forêt, sur le sentier principal, avant de m'arrêter à l'endroit où nous l'avions quitté quand nous avions traqué notre proie. Je lui explique alors à haute voix ce que je dépeins comme une macabre découverte, qui m'a heurté au plus haut point, et justifie par là mon incapacité à prendre part aux combats ces derniers jours. Un corps mutilé, lui dépeins-je. C'est à ce moment qu'il me saisit au col, me reproche longuement de ne lui en avoir pas fait part et m'accable de la disparition inexpliquée de Pépin.
Je dois me retenir pour ne pas esquisser un sourire. Si seulement il savait. J'entends de nouveau un bruissement de feuilles. Mais cette fois-ci, par chance, je parviens à retenir mon sursaut. Finalement, il m'intime l'ordre de le conduire à ma découverte. Parfait. Cela signifie qu'il ne se méfie pas. Tout se met en place, les dernières pièces du puzzle s'emboitent parfaitement. Je m'enfonce alors dans les bois, confiant sur sa présence dans mes pas.
Nous faisons enfin irruption dans ce lieu, minuscule clairière. Ce lieu qui m'a tant hanté. Ce lieu qui marque la fin de cette histoire. Ce lieu où finalement le pardon me sera offert. Je lui pointe un bosquet, et joue à merveille l'homme choqué, qui n'ose revoir ce qu'il a découvert. Il me tourne enfin le dos, mais prononcé cette phrase, tandis que je me penche pour ramasser une pierre : « Mais que diable es-tu venu faire ici ? »
Sansvraiment y prêter attention, je me relève, mon outil contondant à la main. Jem'approche de lui, mes sens ne se concentrent plus que sur ma main, et sur lapierre qu'elle enserre, et sur sa tête qu'elle s'apprête à frapper. Je suis surle point d'abattre mon bras quand il est saisi à la volée, tout comme l'autred'ailleurs. Il se retourne alors. Un mélange de haine et de satisfaction malsainehabite son regard. Je comprends que je suis tombé dans un piège. Je comprendsque tout ce que j'avais cru comprendre n'était que chimère, pure folie, que nulmessage ne m'a été adressé... à moins que... oui, à moins qu'il ne s'agissed'un test. L'ultime test. Le plus difficile de tous. Je me débats alors, larage envahit mon cœur de sa terrible puissance mais rien n'y fait, le seuleffet perceptible est le mouvement de recul de ma cible. Je continue de déployertoutes mes forces, de bander tous mes muscles, je vais même jusqu'à tenter demordre les mains qui me retiennent avec fermeté. Le pardon est si proche. Jeperçois un dernier regard de dégoût de la part de Foulque. Je me débats en vain,encore et toujours, avant que l'acier ne morde ma pomme d'Adam, m'ôtant toutsouffle de vie.
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