Chapitre IX: Le noble éclairé
Témoin de tant d'hivers, fils de grande famille,
Doux leg de mon père, par mon esprit je brille.
Mon destin vacille, équilibre précaire :
Du mot qui m'étrille, naissent des barrières.
Justice est rendue. Sa tête roule au sol, et pas un seul instant je ne regrette sa mort. Encore un de ces flatteurs bien trop confiant en son emprise. Il aurait pu, mais mon expérience est suffisante pour que je sache désormais identifier ces parasites qui ne vivent qu'au dépense de celui qui les écoutent. Je dois admettre que j'ai bien joué avec lui. Il n'était pas compliqué de lui faire croire à mon estime. Il est bien dommage que je n'aie pu voir son visage décomposé à l'instant même où j'aurais balayé ses illusions. Mais trêve de pensées à son sujet, il ne les mérite pas. Un meurtrier ne mérite rien d'autre que la mort, en temps de guerre particulièrement. Son acte, un fratricide ! Cela ne m'étonne guère, il aurait pu vendre père, mère, sœur, frère pour une bonne situation.
Je parviens enfin à me tirer de ces réflexions qui entremêlent haine et mépris. Je donne l'ordre aux hommes de se disperser. Nous touchons au but, mais la fatigue est de plus en plus présente, et je ne sais en quelles circonstances nous arriverons. Avec la vitesse constante que nous avons su conserver, j'imagine que nous atteindrons notre objectif avant que les alentours de la place forte ne soient verrouillés, mais il vaut mieux être paré à toute éventualité. Le camp se dresse, et je reste un moment stupéfait devant la rapidité d'exécution de mes hommes. Jamais je ne les aurais crus capables d'une telle vélocité, quelques semaines auparavant, quand l'on m'a présenté la troupe que j'étais condamné à mener.
Étrangement, cette sanction pour mon « impertinence » ne m'aura finalement pas paru si lourde. Il n'y avait pas besoin de plus. La sentence en elle-même, et l'injustice dans laquelle elle se drapait, se pavanait alors que j'étais sans défense proportionnée, voilà qui me fait encore aujourd'hui bondir. Cette rage qui m'avait enveloppé alors, attisée par mon impuissance, cette colère qui bouillonnait en moi et que j'ai dû contenir... L'injustice... S'il existe pire, je n'y ai jamais goûté, et je n'en ai d'ailleurs pas l'intention.
Ces fils de ducs et de comtes se croient tout permis sur les terres d'un pauvre petit baron. Les impertinents ! Ma lignée est bien plus pure, bien plus enseigne, mes ancêtres étaient des guerriers de haut-rang, pas de vils flatteurs arrivistes. Voilà ce qui arrive quand l'on se préoccupe davantage de servir avec bravoure plutôt que de guetter lâchement les opportunités. Mes terres, leurs lois, voici la règle aujourd'hui. Mes ancêtres me mépriseraient, me renieraient, s'ils avaient le malheur d'être encore de ce monde pour contempler telle infamie.
Un monde où, sous prétexte qu'un enfant prétentieux a une ascendance de haut rang, il a le droit d'abuser l'une de mes servantes. Cette pensée, encore une fois, me fait irradier de fureur, une fureur toujours contenue. Nonobstant même mon repas du soir, j'entre en ma tente pour aller tout droit m'allonger sur ma couche, non sans au préalable attraper rageusement une chandelle dans une main, un livre dans l'autre.
Je prends le temps de me calmer, puis j'ajuste ma position, et je retrouve la bande de tissu doux mais usé qui marque la dernière page que j'ai lue. Lire. Que je plains ceux qui n'en connaissent pas les bienfaits. Si la magie existe, je l'ai entre les mains. De simples glyphes au pouvoir si grand, de simples symboles capables de transporter, de transformer, de grandir, et parfois, dans les moments de faiblesse, de s'évader. Que je plains les serfs qui jamais ne connaitront ce plaisir. Tous devraient pouvoir lire, mais savoir et pouvoir sont trop étroitement mêlés, et nous sommes rares à vouloir bien le partager.
Tous ces nobles pompeux, persuadés qu'ils valent tant mieux que les autres... Ils n'ont rien compris. Ils ont beau voir leurs frères comme leurs serviteurs tomber, les sangs indissociables se mêler dans la terre, ils ne voient pas l'évidence. Il n'est plus aveugle que celui qui refuse de voir. Un jour, peut-être, nos fils comprendront. Mais pas encore, peut-être sommes-nous encore trop jeunes pour cela ? Mon livre m'échappe, et je rouvre mes paupières quasi closes. Il est temps de moucher cette chandelle et de dormir.
***
Le jour se lève. Encore un, parmi tant d'autres. Peut-être verrons-nous enfin nos frontières, aujourd'hui. J'ai bien du mal à me situer, mais le nombre de jours que nous avons passé à marcher me conforte dans cette idée. La routine matinale se répète, le camp éphémère se lève après les hommes, les chevaux se sellent, les repas se prennent, et enfin nous partons. Je décèle un certain entrain chez mes hommes, qui eux aussi doivent se douter que le chemin n'est plus très long. Et en effet, le déroulement de la journée ne nous fait pas mentir : quand le soleil commence à décliner, nous apercevons enfin une forme massive et sombre. Qu'il est bon de l'apercevoir enfin, même si son aspect inquiète, même de loin. Parfait. C'est l'effet escompté sur nos ennemis.
Nous atteignons enfin un bois dans lequel nous pénétrons suffisamment pour nous dissimuler au cas où quelques éclaireurs ou troupes esseulées de l'ennemi passeraient par ici. Encore une fois, le camp se monte sans que je n'aie même à superviser l'ouvrage. Les hommes sont détendus, presque heureux de retrouver leurs terres, leurs frères, sans même se douter de l'horreur qui les attend. Y a-t-il pire reniement de notre part civilisée que lors d'un siège ?
Malgré ma longue expérience, je n'ai pas trouvé. Les batailles de champs, au-moins, ont le mérite de n'opposer que des hommes en âge de combattre, point d'enfants, point de femmes, point de vieillards, bien que ces derniers n'aient plus grand chose à perdre dans un combat. Ils ont leur vie derrière eux. J'admets toutefois qu'ils ont droit de vivre leurs derniers instants en paix.
Je reste mutique. Meurtriers si innocents, qu'ils savourent, c'est peut-être la dernière fois qu'ils le pourront. Demain, nous y serons, et j'appréhende cet instant. Je m'éloigne alors du camp, avant même que la nuit ne soit tombée. On dirait, pourtant, car de lourds nuages filtrent les rayons du soleil. Je grimpe sur un rocher, délicatement déposé sur un talus, et ma tête surplombe alors les cimes des arbres qui m'entourent. Je prends une longue inspiration, mon cœur se libère, enserré de cette chaleur si particulière et si difficile à décrire.
La brise qui me caresse délicatement, les quelques fines gouttes de pluies tombant sur ma peau, la douce fraîcheur qui m'environne, ce somptueux mélange me permet de m'évader, de ne plus penser, d'effacer tous les doutes qui me submergent. Je ne suis plus qu'une âme sereine. Mes bras s'écartent d'eux-mêmes, comme pour étreindre le monde. Mes yeux restent grands ouverts, contemplant les nuages, si majestueux, si impressionnants. Mon ouïe s'étend et je crois même percevoir le battement d'ailes d'un groupe d'oiseaux prenant son envol, défiant les cieux intimidants.
Je reviens alors à moi, et me souviens de la honte que je ressentais autrefois, quand je craignais d'être vu et moqué, quand je n'osait me libérer sans avoir au préalable scruté les environs à la recherche d'un regard étranger.
Mon cœur est toujours baigné de cette sensation si unique, quand je quitte la hauteur de mon rocher, et que je retourne au camp tandis que la nuit commence enfin à tomber. Sous la lueur spectrale de la lune, je retrouve mon chemin. Quand j'arrive au camp, je me jette sur les restes de viande séchée, les réserves gracieusement offertes par les cuistots, alors que notre périple touche à sa fin. Je ne tarde pas à aller me coucher ensuite, non sans prendre le temps avant de m'endormir de lire un peu. Cependant, ma séance de lecture tourne court quand j'atteins un passage dont la copie est plutôt mauvaise. Ainsi, après avoir quelque peu insisté, je renonce et m'abandonne à la fatigue, bien aidé, il faut l'admettre, de la lumière tamisée et vacillante qui rend chaleureuse ma tante bien austère.
***
Cela fait déjà plusieurs heures que nous marchons prudemment quand nous atteignons enfin notre destination. Le soulagement s'empare de chacun de nous quand nous constatons que les alentours sont déserts, et que seul trône ce massif édifice de pierre, tant bijou de technologie qu'agression visuelle. Trois immenses tours, jointes par les remparts, sonnent comme un défi à la nature, tout comme la présence de ses murs épais marque la domination de l'homme sur cette même nature, autrefois libre et sauvage en ces lieux. Nous apercevons alors un immense nuage de poussière, provenant de la route à quelques lieues de là. Nous aurons peu de temps pour nous reposer.
Nous nous dirigeons donc vers l'immense porte, en chêne massif. Le stratège qui est en moi commence déjà à relever nos différents atouts, mais aussi nos faiblesses dans le siège à venir. Pas de douves, et le terrain est relativement plat. Nous n'aurons pas l'avantage de la hauteur, et les assiégeants pourront nous encercler. Pas de champ alentour non plus. Je ne peux qu'espérer que l'état-major ait anticipé cette situation et que des vivres aient été ramenés ici d'autres fiefs. Ils sont loin d'être simplets, ce n'est sûrement pas leur première guerre, mais quel que soit leur talent pour mener des batailles, ils ont souvent du mal à envisager et adresser des problématiques aussi élémentaires.
Un homme nous hèle, du haut des remparts, demandant qui va-là, avant d'enfin remarquer et traduire les couleurs que nous portons. La tête qui dépassait jusqu'alors disparaît. Quelques minutes s'écoulent, puis un grincement annonce l'ouverture de la lourde mais majestueuse porte. Un cliquetis métallique ne tarde pas à suivre le chant du bois, et, la porte à peine entrouverte, nous apercevons une herse immense se relever. Mon cheval se met à piaffer et renâcler, sans doute effrayé par le bruit. Ou alors, a-t-il compris que les prochains jours seraient éprouvants.
J'ai remarqué avec le temps que les bêtes ont un don pour sentir ce genre de choses. Nous avons sûrement tant à apprendre de la nature... Un bruit sourd m'interrompt, me signifie que la voie est libre. Un coup de talon, et ma monture oublie toute réticence pour se mettre au pas. Mes hommes suivent, sans pouvoir contenir tout leur entrain, mais aussi leur bonheur d'enfin se sentir chez eux en un lieu, aussi étranger puisse-t-il leur être.
Quand nous sommes enfin tous dans l'enceinte, un seigneur que je n'ai nulle peine à reconnaître, vient à notre rencontre, en armure d'apparat. Son regard gris glacial à mon égard me rappelle instantanément ma position actuelle à la cour. Je ne peux échapper aux convenances. Je descends de mon fidèle mais épuisé destrier, en confie les rênes à un palefrenier, et vais m'incliner devant mon suzerain. Son impassibilité me désarçonne. Je ne peux soutenir son regard dur. C'est un homme que je respecte. Il est bien loin d'être comme son fils, qui vit dans un tout autre monde que le nôtre, un monde de luxe et de luxure offerts, sans réel prix à payer.
Je ne m'éternise pas, je lui dresse un rapide rapport des évènements avant qu'il ne me congédie. Notre petite troupe se disperse alors, chacun rejoint ses quartiers. Quant à moi, je file à l'écurie pour récupérer mon livre dans les paquetages que portait mon cheval. Le reste sera amené par des serviteurs. J'aborde alors un écuyer qui passe par là pour lui demander un guide jusqu'à mes quartiers.
Celui-ci ne tarde pas, et rapidement je me retrouve à monter les escaliers d'un bâtiment intérieur à la suite d'une vieille bonne. C'est alors que me prend une vive douleur au genou droit, qui me force à interrompre mon ascension. La vieille se retourne alors et me toise, semble-t-il, avec un certain mépris. Je prends une grande inspiration et repars : je ne souhaite pas m'attarder sur ce moment de faiblesse, cette humiliation qui du-moins aura attendu que je quitte mes hommes pour m'assaillir.
Quand enfin nous atteignons l'étage souhaité, je souffre le martyre, et ne peux totalement masquer ma douleur. Je le sais, un rictus doit tordre mon visage, cependant, personne n'est là pour le contempler. La vieille continue sa route à-travers le bâtiment, après avoir toutefois ralenti le pas. Elle s'arrête enfin devant une porte de bois, ornée de fer, qu'elle m'ouvre avant de faire mine de se retirer sans un mot. Je la remercie, et tandis qu'elle reste stoïque, ses yeux ronds seuls traduisent sa surprise.
J'en profite pour lui demander un parchemin, de l'encre et une plume. Il est temps que je donne des nouvelles à mon épouse et mon jeune fils, ainsi que des instructions si jamais le siège venait à mal tourner. Tandis que la servante se retire, je pénètre dans la chambre. Aussi rustique que mon accueil fut froid. Les murs sont dénués de tapisseries et la fenêtre particulièrement étroite. Le lit est assez bas, sans baldaquin, et sa parure est pauvre, d'un rouge assez terne. Il est encadré de deux tables de nuit, et un coffre trône à son pied. Seuls quelques pas le séparent d'un bureau plutôt petit, en bois de chêne, probablement, devant lequel se trouve une chaise sans nul doute inconfortable.
Je ferme la porte derrière moi, et titube jusqu'au lit avant de me laisser tomber sur le matelas de plumes avec un grognement. Mon instinct me fait porter une main à mon genou encore enserré d'une protection de cuir. Cette dernière n'est qu'un obstacle que j'arrache pour pouvoir tâter la zone. Je ne remarque rien de spécial, mais je n'en suis pas étonné.
Je soupire mais me décide à me relever pour me mettre plus à mon aise. Je me rends alors compte que tout mon corps brûle de multiples courbatures. Je n'ai plus mon corps d'antan, mais je ne me décourage pas, et la proximité de l'attrayant matelas me donne la force de me désincarcérer de cette tenue, à mi-chemin entre tenue de voyage et armure de combat. Je me laisse de nouveau tomber sur mon lit, mais cette fois-ci fatigue et lassitude m'enserrent sans attendre de leur étreinte.
Je soulève alors ma chausse pour contempler mon genou, mais ne remarque rien d'anormal au visuel non plus. Seule cette douleur perdure, bien qu'elle commence à s'atténuer. Quelqu'un cogne à la porte, et suite à ma réponse, entre, les bras chargés de parchemins, avec à la main un encrier et une plume. Il dépose son attirail sur le bureau dégagé, puis repart sans autre bruit que le remerciement instinctif que je laisse échapper. Quand la porte claque enfin, je me laisse aller et ferme les yeux.
Je les rouvre après un bref instant et saisis mon livre que j'ouvre à la dernière page que j'avais lue. Cette fois-ci, ce ne sont pas les glyphes indéchiffrables du copiste qui m'empêchent de me plonger dans mon imagination, mais bien ce goût amer, cette pensée désagréable, ce retour à la réalité de la disgrâce. La pauvreté de cette chambre, l'accueil glacial, tout cela, je sais à quoi je le dois, ou plutôt à qui, et cela me pèse, maintenant que je suis de retour, et que je suis mis à l'écart comme un vulgaire pestiféré.
Je bouillonne, mais ce goût de cendre, mélange d'impuissance et d'injustice, ne daigne me laisser en paix. Je repose de nouveau ce livre sans avoir avancé dans les pages, et me force à me lever, à lutter contre le poids extrême de l'oisiveté. J'y parviens, mais progressivement, en prenant grand soin d'exercer mon genou, de manière à mieux cerner la douleur et les mouvements qui la provoquent. Je me rends alors compte qu'elle n'est plus qu'insignifiante. Je marche jusqu'au bureau, non sans faire attention à ma démarche : à défaut de la douleur elle-même, son souvenir reste vif.
Une fois assis, j'ouvre l'encrier, attrape la plume, la trempe dans le liquide sombre, avant de réaliser que je n'ai déplié aucun parchemin. Je me débrouille tant bien que mal pour immobiliser ma plume sans pour autant qu'elle ne tâche le bois de quelques gouttes, de manière à pouvoir attraper et dérouler un court parchemin que je destine à ma famille. Je commence à tracer les premières lettres, assez lentement : temps et précaution sont nécessaires à la lisibilité de mes lignes.
Cependant, je ne parviens pas à me laisser porter par les mots, la tâche me semble bien pénible, je ne sais rien formuler de la multitude d'idées que j'ai à transcrire. Les mêmes pensées trottent dans ma tête, appâtent mon esprit qui divague dangereusement sans aucune préoccupation pour mes devoirs réels. Aussi, je ne parviens à me concentrer, et me retrouve rapidement à fixer les environs à-travers la fenêtre, plume, encre et papier abandonnés sur le sobre bureau.
Le spectacle bien que banal m'obnubile tandis que je me perds dans des pensées de plus en plus douloureuses. Je baisse les yeux subitement, laisse transparaître succinctement la peine puis la colère qui met mon esprit en ébullition.
Je vois alors ces fourmis qui s'attèlent pour préparer les défenses. Le spectacle m'absorbe de lui-même, cette fois-ci. Les armes qui s'affutent, les tenues qui s'ajustent, les défenses fabriquées en urgence qui prennent forme, les flèches qui se préparent, ... Je sais, nous savons, nos ennemis savent, nous ne serons jamais assez prêts, mais il y a réellement quelque chose de rassurant dans ces préparatifs. Peut-être que c'est uniquement parce que ça occupe l'esprit. Peut-être... Quoiqu'il en soit, l'envie subite me prend d'aller les imiter.
Oubliant la paresse qui me clouait au lit, ainsi que mon articulation désormais dans un état normal, je quitte ma chambre et descends les escaliers rapidement. Je rejoins la cour principale, et trouve l'homme qui supervise l'organisation. Je lui demande une tâche à faire. Sa réticence à donner un ordre à quelqu'un qu'il sait noble se lit tant dans ses yeux que dans son malaise. Toutefois, l'insistance me permet de décrocher enfin, après quelques minutes d'intenses négociations, une occupation pour les prochaines heures. Je me dirige vers une pierre à aiguiser encore immobile, rapproche, avec l'aide d'un passant, la caisse de vieilles armes émoussées, et m'attèle enfin à cette tâche manuelle qui a la bonté de me détendre et de me permettre d'éloigner ces pensées qui me tourmentent.
Les minutes s'égrènent, puis les heures, jusqu'à ce que je remarque enfin la sombre rougeur du ciel incandescent. La caisse désormais presque vidée, au profit du râtelier, j'achève ma besogne avant de monter au créneau avec sérénité et apaisement. Je remarque alors cette centaine, ces centaines, d'étoiles orangées, comme en reflet de la voute céleste. Le soleil a totalement disparu et seules la lune et la couleur permettent de désormais distinguer la limite entre l'immense camp de notre adversaire et les cieux écrasants. Je sais ce que cela signifie. Sans attendre, je retourne prestement à mes appartements et me mets rapidement au lit, de manière à être frais et dispos quand l'heure du combat viendra. Le sommeil tarde, mais je parviens à mettre de côté toutes mes pensées parasites jusqu'à ce que je sombre enfin dans les bras de Morphée.
***
Quand je me réveille de ce sommeil sans rêve, je suis paré pour le combat. Du moins, ma tête l'est. Je ne cherche une confirmation inutile, je convoque rapidement un serviteur pour que mon armure me soit apportée, ainsi qu'un écuyer pour m'aider à m'en vêtir. Pendant l'attente, je me retourne vers l'intérieur de ma chambre et aperçois cette lettre inachevée qui trône sur le bureau. Je sais pourtant que je n'ai pas le temps de poursuivre sa rédaction, un serviteur peut ressurgir à tout moment suite à ma requête. Je le regrette. J'espère que j'aurai le temps de la terminer ce soir, quand les assaillants auront fini leur attaque en force qui, je l'espère, se soldera par un échec. Trois coups retentissent de ma porte. Je ne m'étais pas trompé, un écuyer entre sur mon invitation. Il m'invite à le suivre. Mon armure est entreposée dans une petite salle d'arme un peu plus loin, qui m'est réservée le temps que je l'endosse.
***
Me voilà. J'attends les ordres, dans la rangée des nobles, derrière notre suzerain. Comme nous, il contemple ce terrible spectacle, celui de ces innombrables troupes qui avancent en rangs serrés dans notre direction, suivies de quelques machines de guerre terrifiantes dont les ravages auront peut-être une influence décisice sur le cours de la bataille qui s'annonce. Il se retourne alors, son armure étincelante au soleil m'éblouit un bref instant. Il fixe un point derrière nous, mais je résiste à cette traître envie de me retourner. Le cliquetis d'une armure se fait entendre, s'approche dans notre direction, avant de nous dépasser.
Un jeune homme se place alors à la droite de notre suzerain. Après quelques instants, je le reconnais enfin. Son père lui adresse alors la parole, lui propose d'organiser notre stratégie défensive. Je sais cependant qu'il veillera au bon déroulé des évènements, et qu'il surveillera bien attentivement son fils tout au long de la journée. Celui-ci prend alors la parole, élabore une stratégie qui, à ma grande surprise, m'apparaît ingénieuse et réfléchie. Il semble avoir bien mûri. La guerre a parfois cet effet sur les jeunes gens, paraît-il.
Il m'invite alors à le rejoindre un peu à l'écart des discussions. Mes inquiétudes sont grandes quand d'un ton posé il s'excuse du tort qu'il m'a causé, et reconnaît ses erreurs. Je ne sais et n'ose demander d'où lui vient ce changement radical de comportement, et la suspicion m'imprègne toujours, même si j'ai l'intuition qu'il pense bel et bien ce qu'il dit. Il poursuit alors et m'indique que j'aurai cependant bien du mal à revenir en l'estime de son père. Il ne pardonne jamais l'affront et l'irrespect de son autorité.
Je le crois sincère, le regret transparaît dans ces paroles, portées désormais par cette voix adulte. Le geste surgit alors. L'invitation à laquelle je n'avais pas même songé mais qui pourrait me permettre de redorer mon blason terni. Une charge. Mener une charge. Mener la charge. Celle qui pourrait repousser les envahisseurs et leur briser le moral. Celle qui pourrait mener à terme ce siège avant même qu'il ne commence. Les risques sont grands, je reste pragmatique. Les pensées s'enchaînent à une vitesse effrénée dans ma tête, je ne sais si je dois accepter ou rejeter cette occasion en or de me racheter.
J'hésite, mais je sais bien que je n'ai pas vraiment le choix, tout, mon orgueil, l'avenir de mes descendants, mon confort personnel, aussi, tout me pousse vers le risque, vers la témérité, peut-être même vers le suicide honorable. Qui sait, peut-être que non, peut-être que nous vaincrons, et mon nom toujours restera, paraphe en lettres d'or de cette victoire. Je le sais, la question ne se pose pas vraiment. Je le sais, ma décision est déjà prise. Mais je lutte. Est-ce vraiment la meilleure option ? N'est-ce pas la seule option ? Je revois l'image de ma famille. Elle s'estompe vite devant cette chimère... Celle de la gloire, de son irrésistible appel. Tandis que je me déchire sous l'affrontement apocalyptique qui a lieu en moi, je sens mon bras droit se lever de lui-même, je vois ma main s'avancer vers celle qui m'est tendue, et j'assiste impuissant à l'accord qui scellera peut-être mon destin.
***
Me voilà en selle. J'attends mon heure, inquiet. Je ne sais à quoi m'attendre. Le chaos d'une simple bataille rangée ne doit être que dérisoire en comparaison de ce qui nous attend. Dès que la porte qui fait barrage sera ouverte, nous déferlerons, emportés tous d'un même et puissant courant. Je me retourne alors. Les soldats sont en rangs derrière moi. Parmi eux, quelques chevaliers, mais une large majorité de soldats, exceptionnellement tous montés. L'infanterie n'apporterait aucun réel soutien. Nous devons frapper vite et fort, les mettre en déroute puis repartir. Plus nous tarderons, moins nous serons à rentrer.
J'aperçois le regard affolé de l'un d'entre eux. Ce ne sont pas de simples troupes. J'oublie les figurines de bois sur une carte, je redécouvre les hommes. Ces êtres qui appréhendent la bataille, qui sont conscient qu'ils respirent peut-être leurs dernières bouffées d'air. Ces braves qui dépasseront les obstacles de leur instinct, qui se donneront à une cause supérieure. Et absurde. Je contemple toute la beauté du genre humain. Oui, cette sommes de défauts, cette somme de faiblesses qui franchit les barrages, unie par une fraternité sans commune mesure, par une volonté de fer et d'acier, guidés par leurs sentiments, leurs émotions, tout ce qui les amène dans un état d'exaltation magique, enchantement qui rend ses chances à tous les possibles.
Dieu que j'aime l'humanité. Ses écrits, ses exploits, son ingéniosité, ses erreurs, aussi. Ce sont précisément nos erreurs qui rendent glorieux tous nos achèvements. Une larme m'échappe, s'écoule. Je ne l'essuierai pas. Je l'arborerai fièrement. Elle est, aujourd'hui, ma goutte dans ce fleuve d'imperfection qui s'apprête à déferler par l'ouverture imminente.
Un noble guerrier de haut rang s'avance alors et me rejoint en tête de peloton, à mon grand étonnement. Il doit percevoir mon regard interrogateur, ma visière est encore relevée, il soulève la sienne, fait apparaître des traits juvéniles que je connais bien. Choqué, j'aimerais protester, mais je sais que ce sera inutile. Ainsi, celui qui m'aura convié à la fête partagera mon sort.
Les secondes, les minutes passent. Mon corps ne peut plus qu'avec peine supporter ce pénible sursis. Quand enfin, la herse se lève, et que j'entends les épées se tirer, j'abaisse ma visière, vide mon esprit, et libère ma lame de son entrave. La porte s'ouvre alors, libère ce flux puissant dont je suis le guide. J'imagine déjà le spectacle magique que nous donnerions si quelqu'un était disposé à en être spectateur. J'imagine le reflet du soleil sur nos casques luisants, jurant par-rapport à nos hauberts sombres, comme l'écume sur l'inarrêtable vague.
J'imagine alors la peur se mêler à la surprise sur les visages encore lointains de nos adversaires, au moment précis où nous atteignons le galop. La passion s'empare alors de moi, la soif de vaincre me possède, et de ce cruel mélange sort un puissant rugissement couvert par le bruit de notre déferlante. La ligne adverse s'organise, les quelques lanciers se positionnent, mais leur réaction arrive bien trop tard. Notre vague qui aurait dû heurter une falaise d'acier recouvre ainsi tranquillement la plane berge qu'ils nous offrent.
Je dépose un coup d'œil alentour, je remarque alors que nous ne formons plus qu'un front, une simple ligne, faucheuse de vies dont nul ne réchappe. Ce n'est pas l'acier, qui fait le plus de dommages, mais bien les sabots de nos chevaux inarrêtables, qui renversent les soldats impuissants, brisent les membres, piétinent les cranes. J'ordonne alors la retraite, avant que nous ne soyons trop proches du gros des troupes ennemies. Tandis qu'une rotation chaotique s'amorce, j'aperçois alors un immense nuage de poussière, à quelques centaines de mètres de là. La riposte. Préparée, c'est certain.
Des centaines de cavaliers nous chargent à leur tour, par ce qui est désormais notre flanc. Je vois au loin mes premiers hommes tomber et succomber tandis que je continue mon virage, tout exhortant mes frères à se replier. Je m'arrête alors quelques instants et cherche le fils de mon suzerain du regard. Je le trouve plutôt en bonne posture, parmi les soldats qui ont déjà pu amorcer leur repli. Je donne alors un coup de talon à mon cheval pour qu'il les imite, après avoir rangé mon épée dans mon fourreau pour mieux maîtriser ma monture. Je suis sur le point d'atteindre le galop, quand un soldat, sans doute blessé perd le contrôle de son destrier qui cabre avant de me couper la route et de me désarçonner au passage.
J'essaie un temps de rattraper ma monture qui a ralenti, mais le poids de mon armure me ramène à la réalité. Je vois mes hommes passer sans me voir, à ma droite, à ma gauche, toujours au triple galop. Quand j'en vois un tomber sous un coup de tranchant à seulement quelques mètres de moi, je sais que c'est la fin. Je tire mon épée bâtarde, sans réelle conviction, et me mets en garde, malgré mes muscles tremblants. Je ne sais si leur faiblesse est due à l'effort ou à la peur qui me tiraille. Probablement un peu des deux. Je pose ma deuxième main sur la fusée de mon arme.
J'aperçois un cavalier qui me repère et fonce dans ma direction. Je lève alors mes bras, prêt à vendre cher ma mort. Quand le choc arrive enfin, je garde ma prise, du mieux que je peux, mais je finis par lâcher, au même instant que mon adversaire perd l'équilibre et chute de sa monture sous l'impact. Je tire une dague et me dirige le plus rapidement possible vers son corps prisonnier de la rigidité de son armure, malgré ses nombreux efforts pour parvenir à se relever.
Quand je l'atteins enfin, je peux contempler son regard angoissé et impuissant alors que ma dague pénètre entre les mailles, juste en dessous de son plastron. Je me remets sur mes jambes, cherche mon épée du regard, malgré la visière qui obstrue mon champ de vision. Je l'aperçois, grâce à un rayon de soleil réfléchi, je me dirige vers elle quand je reçois cette pointe de lance entre l'épaule et la jointure de mon heaume. Je suffoque, je me noie dans mon propre sang, avant même que mon corps ne me lâche et ne s'écroule lamentablement au sol.
Par chance, je peux encore contempler le ciel tandis que se poursuit mon agonie, qui je le sais, sera courte. La lumière du soleil me berce, les rayons me caressent, et je me sens partir quand un rapace me survole et laisse échapper dans son sillage un petit point sombre qui s'étire lentement tandis qu'il se rapproche. Après quelques secondes, j'identifie enfin cette plume, dansant avec un vent que ne peux même pas sentir.
Je l'observe, je la dévore du regard, cette vision qui m'accompagnera dans l'au-delà. Tandis, qu'elle virevolte toujours, je revois tout d'un coup cette plume, sur mon bureau, déposée négligemment à côté de l'encrier. Mon regard se promène dans cette hallucination jusqu'à ce qu'il se pose enfin sur ce parchemin, cette lettre inachevée, ce dernier témoignage que jamais mes proches ne recevront. Je revois alors, cette plume, toujours plus proche, mais qui perd en netteté. À-moins qu'il ne s'agisse des larmes qui brouillent ma vision. J'avais atteint la paix, mais désormais, le regret est le seul sentiment qui subsiste encore en moi, comme si mes dernières forces lui étaient dévouées. La forme vague de la plume a disparu, elle a dû se poser. Mes larmes chaudes atteignent alors ma plaie béante, et la douleur qu'elles provoquent font réagir mon corps, qui dans un dernier sursaut, s'éteint avec moi.
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