Chapitre IV: L'ivrogne bedonnant

Je suis cet ivrogne qui a de la bouteille,

Pour assécher des pintes je n'ai pas mon pareil,

En permanence objet du mépris de quelqu'un,

Qui de mon passé, mon histoire, ne sait rien.

Je me tiens là, en surplomb de ce corps désormais inanimé. Un vieillard dont la chevelure blanche montre le long passif. Je détourne mon regard, je ne suis pas fait pour cela : tuer, se battre, ... Non, ce n'est définitivement pas moi. Mais pour quoi suis-je fait, alors ? Telle est la question. Question qui hante mes nuits, question que je retrouve jusqu'au fond de mes chopes dont le contenu disparaît si vite, question que je ne me posais pas en d'autres temps. Les temps ont changé, et moi avec. Je ne suis plus que la pauvre ombre de ce que j'étais, de ce que j'ai pu être, de ce que je ne serais jamais.

Le temps s'égrène, le monde grandit, et je suis là, réfractaire malgré moi à toute forme d'évolution. Et je suis las. À quoi bon ? À quoi bon lutter, lutter contre la vie, lutter contre la cruelle fortune, lutter contre ce Dieu qui jamais ne pose son regard sur le pauvre hère que je suis. Je le comprends, qui aimerait contempler le spectacle de telle décadence ? Au-moins n'ai-je jamais atteint la magnificence, la chute est donc moins rude. Que pense-t-Elle de moi de là où Elle est ? Je n'ose l'imaginer.

Quelque chose vole vers moi. Je l'attrape au vol. La douceur de cet objet que j'identifie sans grande peine comme une petite bourse brûle presque mes doigts, si étrangers à ce genre de sensations. J'en cherche la cause, tandis que je domine toujours le corps gisant de cet étranger. Elle semble parvenir du seigneur de mes terres, ce marquis qui mène la bataille. Peu de seigneurs ont coutume de récompenser la mort d'un noble au combat. J'ignorais même qu'il en existait avant ce jour. Mais qu'importe, il n'a pas dû observer l'affrontement, il doit croire que j'ai remporté cette victoire avec force et honneur, à la loyale.

Je défais les cordons de la pièce de velours qui, à elle seule, devrait me rapporter assez d'argent pour offrir la tournée générale quand je serai de retour au village. Quand je porte mon regard sur le contenu, le silence se fait autour de moi, je ne peux plus esquisser un geste, je ne sens plus l'odeur de la mort, je suis comme pétrifié devant ces quelques pièces dont une est en or. En or ! Je me ressaisis alors après quelques secondes d'absence, et tente de bafouiller quelques mots de remerciement, mais l'attention du noble s'est déjà portée sur quelque chose de bien plus important que moi, pauvre âme perdue en ce monde si difficile à endurer.

Je cache vite mon butin parmi mes vêtements, et tâche de me resituer. Cependant, je ne parviens plus à me focaliser sur rien, je suis encore porté par cet élan de joie. Je me vois déjà chanté par les ménestrels comme le grand héros qui terrassa tel grand chevalier. Mais au fond de moi, je sais bien que nul ne saura jamais la grandeur de mon acte, je sais bien que la gloire toujours me filera entre les doigts. Mais que m'importerait la gloire si Elle était là, si je pouvais lui rapporter une robe digne d'une Dame. Quelle serait sa joie !

Le bonheur que j'éprouvais n'a plus qu'un goût de cendres, je sens que mes yeux commencent à me brûler, mais je retiens ce torrent de larmes qui voudrait tant se frayer un chemin sur ma peau. Le désespoir me reprend dans ses filets. Ce bonheur momentané n'était donc qu'un appât... Je n'ai plus qu'une envie, courir, courir pour oublier, rejoindre une forêt et aller tout droit, ne jamais chercher à regarder derrière, me perdre en ses entrailles pour des siècles, mais toujours en un mouvement rageur, partir, me perdre, et ne rejoindre enfin ce monde que quand il aura changé, que les choses seront comme avant, que la faucheuse cessera son œuvre, et qu'Elle sera de nouveau là.

Cette image défile désormais devant mes yeux, et je saisis ma hache, nonobstant l'écharde que le mauvais bois insère dans ma chair, et après avoir tenté de pousser un cri monstrueux qui se perd dans ma gorge, je me jette dans la cohue, que je déchire sous mon passage, mais qui se reforme et se referme aussitôt derrière moi. Je ne sens plus la fatigue, le peu de muscles qu'il me reste manque même de puissance pour me faire souffrir. Je ne suis pas pour autant efficace, mais je dépense tout ce qu'il me reste d'énergie dans le massacre de l'air environnant. Parfois, j'atteins un adversaire, mais tout cela ne revêt aucune importance. Tout ce que je veux, c'est oublier, mais y penser ne fait que raviver la douleur... Oui... ce n'est ni le vent, ni le vide, ni même des hommes, que je combats, c'est juste cette douleur omniprésente, cette douleur omnipotente, sur toutes les fibres de mon être. Elle me submergerait si je n'étais déjà inondé par ses flots.

Sans m'en rendre compte, je me retrouve devant cet arbre, hors du fracas des armes, que j'entends toujours proche de moi. Je ne me retourne pas, je suis trop absorbé par cette vision. Je tombe à genoux et enfin libère ces sanglots qui m'empoisonnent. Les larmes coulent en abondance mais je ne fais rien pour les retenir, elles sont si salvatrices. Au fur et à mesure que le liquide s'écoule, la douleur s'évapore. Les nuages clairsement toujours mon esprit, mais enfin un rayon de soleil filtre à-travers mon désespoir. Et je pleure sans savoir ni pouvoir m'arrêter, c'est si agréable...

Le soleil poursuit sa lente course, mais je suis toujours au pied de cette arbre, ce saule si rassurant. Quand enfin le vide est fait, que je ne saurais plus évacuer une goutte d'eau de mon corps déshydraté, je tente de me relever, mais ma condition physique me rappelle à l'ordre et à peine suis-je hissé sur mes jambes que je retourne au sol. C'est alors que je la ressens, cette sensation physique que j'attendais tant, qui me ramène en la réalité de ce purgatoire dont ma condamnation est de l'arpenter. Je m'essuie enfin les yeux et le nez avec un morceau de tissu que je retrouve dans une de mes poches. De nouveau j'entends la clameur dans mon dos, de nouveau j'aperçois ce soleil inspirant, de nouveau je sens le contact de l'arbre contre lequel ma tête est désormais appuyée, et de nouveau je peux sentir ce corps endolori, bon qu'à survivre, totalement délaissé par son propriétaire si négligeant et si perdu.

Le cor sonne alors, qui signe l'interruption des combats. Je me relève avec prestesse, malgré les multiples douleurs que je subis sans broncher, et retourne avec vélocité vers la cohue, pour ne pas que quiconque s'aperçoive de ma « désertion ». Mes articulations sont douloureuses, mes muscles incandescents, mes entrailles ballotent dans leur trop plein de graisse, ce qui me gênent dans ma course, mais que sont ces entraves comparées à ce que je subissais quelques instants plus tôt ?

J'atteins finalement la horde qui se disloque peu à peu pour laisser les quelques soigneurs présents faire leur œuvre sur les cas non désespérés. Et quand ceux-là auront fini, ce sera au tour des charognards de festoyer sur les dépouilles des malchanceux. Moi, dans tout cela, je ne suis envahi que par une envie : boire. Pas m'hydrater. Boire. Boire pour me détendre, boire pour me soulager du fardeau que je représente pour moi-même, boire pour oublier, boire pour l'oublier, Elle.

Arrivant au camp, je parviens enfin à me procurer un tonnelet de bière au marché noir, en échange de l'intégralité des pièces d'argent que j'ai remportées. Le risque est si grand que le prix est à la mesure. Je m'éloigne alors du camp, seul, et m'isole autant que faire se peut, jusqu'à ne plus entendre le brouhaha des conversations paillardes entre soldats ou le gémissement des derniers agonisants. Isolé de toute cette décadence, seuls les arbres m'environnent, désormais. Je me saisis de ma chope et mets enfin en perce ce tonnelet. La douce mélodie de la bière qui s'écoule le long du vieux fer emplit mes yeux de mille étoiles scintillantes. La mousse qui s'élève tout en douceur le long de la paroi métallique a raison de mes dernières résistances.

J'y trempe mes lèvres, et hume cette odeur qui m'est désormais si familière. La chope se vide. Se remplit. Se vide. Se remplit. Se vide, mais avec de plus en plus de difficultés. J'ai dû consommer les deux tiers du tonnelet quand ma chope échappe de mes mains tremblantes. Ma vessie est sur le point d'exploser.

Je tente de me lever une fois. Je me rassois aussitôt, la nausée est bien trop forte. Tout tourne autour de moi, les arbres, les rochers, même cette paire d'yeux qui doit appartenir à une chouette. Tout tournoie, et mon corps me rejette. Mais je suis bien, je suis rassuré et surtout je ne peux formuler de pensée cohérente, effet si appréciable. Je ressens mon ventre, douloureux à cause de ma vessie, et je décide de l'écouter. Je parviens à me traîner jusqu'à un arbre, non sans tituber, et, après avoir pris appuie sur lui, à enfin soulager ma douleur. Toutefois, mes haut-le-cœur sont de plus en plus fréquents et je ne tarde pas à purger mon corps de tout l'alcool que j'ai bien pu ingurgiter, et ce, bien contre mon gré.

***

Cela doit bien faire une heure que je suis là, allongé, bien incapable de bouger. L'odeur est atroce, mais pas autant que le goût qui imprègne ma bouche. Je me relève et cherche en vain un peu d'eau. Rien. Oh ! Une chopine ! Ma chopine ! Et un tonnelet qui me tend les bras. C'est alors que je me souviens ce qui a précédé mon inconfortable sommeil. Qu'importe, je ne vais pas garder un goût aussi atroce dans la bouche ! Je me verse une chope mais, toujours embrumé par l'alcool qui me rend gauche, je fais malencontreusement tomber la source de mon bonheur. Ainsi, ce sera la dernière. Je ne peux m'empêcher de crier « À la tienne, chérie ! » tandis que je la vide cul-sec.

***

Par je ne sais quel miracle, je me réveille au campement, avec le bruit du cor. L'odeur a imprégné mes vêtements de manière irréversible, je le devine. Quant au goût, il m'est bien difficile de le sentir tant ma gorge est sèche et ma bouche pâteuse. J'attrape une gourde d'eau que je vide gorgée après gorgée, goutte après goutte. À ma plus grande surprise, j'ai l'esprit clair. Je me sens en parfaite possession de mes moyens. Ou du moins au niveau mental, car mes muscles me brûlent encore de la veille, sans oublier la contribution des courbatures, qui alimentent ce brasier qui les étreint avec chaleur.

Je me prépare pour la bataille qui s'annonce, attrape ma hache, mon couteau, ainsi que ma sacoche utilitaire. Je tâte alors mes poches, comme à mon habitude avant de partir de chez moi, ou en l'occurrence de mon lieu de sommeil, et je tombe sur cette bourse de velours. Et dans cette bourse, je sais quelle est l'unique pièce restante. J'hésite à retourner voir mes camarades contrebandiers. Et puis je pense à Elle.

Quand je rentrerai, je lui achèterai une robe. Oui, une de ces sublimes robes que les Dames portent. Je ne pourrais pas la lui offrir, mais qu'importe, Elle me verra bien, de là-haut, et comprendra à quel point je l'aime. Oui, je dois faire ça, je vais faire ça. Car au fond de moi, je sais bien que mon acte était tout sauf glorieux, tout sauf vertueux, mais libre à moi de justifier ce meurtre par la beauté du geste qu'il aura engendré. Et si cette dernière idée pourrait porter à confusion sur mes motivations, je sais que je ne fais pas ça pour déculpabiliser ou même pour m'encenser moi-même.

Il s'agit de ce genre de geste dont la beauté en elle-même vous ravit à elle seule comme offrir un cadeau inattendu procurera plus de plaisir à celui qui donne qu'à celui qui reçoit. Mais alors, serais-je naturellement bon ? Mais alors qu'ai-je fait ? J'ai corrompu ce que j'étais, je ne suis devenu que ce fantôme de moi-même, j'ai rejeté tout ce qui était bon en moi au naturel pour ne plus être qu'un spectre égaré sans but aucun ? Et tout cela pour quoi ? Et tout cela pourquoi ? Pour rien... Elle n'est plus là. Mais tout n'est pas perdu ! Je vais trouver un but ! Je vais me racheter, envers moi-même, envers les cieux, envers Elle. Et pendant que je m'invective et m'exhorte au dépassement, j'entends au loin, comme si j'étais dans une autre dimension de ce monde, l'ordre de la charge, et j'empoigne ma hache. Je me mets à courir, je fonce sans peur, j'oublie tous mes reproches, et je rattrape même la première ligne.

Je ne sens plus aucune douleur, je ne discerne plus aucun autre son que celui du battement de mon propre cœur, prêt, il semblerait à s'arracher de ma poitrine. Je ne vois plus rien d'autre que cette masse confuse, que ces flèches qui pleuvent, que ces hommes qui tombent. Je ne sens plus rien. Pas même l'odeur du sang, de la sueur ou de la putréfaction. Je ne suis plus qu'un homme qui court, un homme qui oublie même le goût âcre dans sa bouche, ignore même tout ce liquide qui tangue dans son ventre au rythme de ses pas, ventre aux proportions monstrueuses, mais qui ne me gêne plus pour courir. Plus rien ne me gêne, plus rien ne m'entrave, je suis libéré. À un tel point que je ne boirai plus, je le jure. Par miracle, j'échappe à la nuée dévastatrice — à défaut d'être ardente — des flèches.

Je ne peux m'empêcher de croire que c'est un signe, le destin que j'ai si longtemps haï m'offre la voie de la rédemption. Et je compte l'arpenter. Finie la boisson, finie la lâcheté, il est temps de mériter ma place auprès d'Elle quand mon existence ici sera révolue. Le prêtre avait voulu me le faire comprendre. J'étais bien trop borné, et emprisonné dans le carcan de ma douleur, dans la camisole de mes peines qui plutôt que d'entraver ma folie, la faisait surgir au grand jour, et la stimulait plus que jamais. Mais me voilà, désormais résolu. Et comme ces monstres assoiffés de sang, je brandis ma hache mais rate mon adversaire qui ne semble même pas remarquer mon geste, puisqu'il se rue sur l'un de mes camarades.

Soudain, un éclair surgit parmi les armes, surgit parmi les hommes. Un éclair qui se rapproche vers moi avec le fracas d'un hurlement. Cet éclair blond me fait penser à Elle. Et c'est comme ça que je me rends compte que ce barbare au cri bestial qui courre dans ma direction est en réalité une femme, certes grimée à merveille, mais pas suffisamment pour tromper un œil averti. Ou quelqu'un qui pense à Elle en ce moment même. À sa merveilleuse chevelure blonde. Je baisse ma hache. Je ne saurais affronter tel adversaire, ce serait comme l'affronter Elle, et je ne peux m'y résoudre. Elle s'en rend compte, hésite presque, et à ce moment je sens au fond de moi que je ne veux pas qu'elle hésite. C'est elle, ma rédemption. Mon bel acte est celui-ci. J'esquisse un sourire et hoche légèrement la tête. Elle semble me comprendre, et l'instant d'après je suis entaillé par le froid acier qui n'a d'autre effet que de réchauffer mon cœur. Je tombe sur ce sol inégal. Je m'appuie alors contre un rocher qui me soutient à peine. J'appuie ma tête contre celui-ci et laisse échapper des larmes, des larmes de bonheur.

***

Cela doit bien faire cinq minutes que je me laisse mourir au sol. Je ne cherche plus à me lever. Le goût du sang dans ma bouche m'est presque appréciable. L'odeur qui m'environne est presque envoutante. Je glisse ma main dans ma poche et sors la bourse, et de la bourse la pièce en or. Le soleil se reflète dessus et à cet instant précis, je jure discerner sa chevelure blonde. Et je la vois presque se retourner et me sourire. Je la revois enfin, auréolée d'une lumière qui se contente de faire ressurgir l'or de sa chevelure. Je te retrouve enfin, ma fille. « Papa est là, papa est... »

Je crache du sang.

« là... »


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