Chapitre III: Le vétéran efficace

Après maintes années à amasser la gloire,

Je suis encore là, esquivant les déboires.

Outil redoutable, mais loin d'être émoussé,

Je me suis distingué par mes exploits guerriers.


  Pauvre fou... ces gamins, toujours plus jeunes, qui se battent avec plus d'ardeur que nous, vétérans si rompus au combat. Ils ont plus de vivacité, certes, mais sont bien trop téméraires, bien trop attirés par l'idée de faire l'objet de chansons qui jamais ne seront chantées. Ils sont si nombreux à croire que la beauté de leur sacrifice leur procurera gloire, alors qu'il ne fait que détruire toutes leurs chances de resplendir. Car il est certain que cet archer que je viens d'empaler de terrasser, qui agitait fièrement sa bannière, les couleurs de son bataillon, ne cherchait rien d'autre que cela : la gloire. A moins que ce ne soit la reconnaissance. L'orgueil est un sentiment si fort, après tout. Qui sait le maîtriser pourrait devenir le maître du monde si tant est que la fortune soit avec lui. Cette force si puissante qui vous pousse quand le besoin se fait ressentir de se surpasser. Si la peur donne des ailes, l'orgueil vous métamorphose totalement, jusqu'au plus profond de votre être l'espace d'un instant, le temps qu'il faut pour lui satisfaire son appétit si insatiable. Qui serais-je aujourd'hui, sans lui ? Peut-être un de ces vieux chevaliers, né d'un père noble mais ne possédant ni terres ni faveurs, ni considération ni honneur. J'aurais toujours survécu dans l'ombre, me serais terré en ma demeure, à attendre impatiemment qu'un jour vienne mon heure. Mais l'orgueil m'a porté, et il m'a poussé. Cependant, si celui-ci vous érige en une altière montagne pour qui sait le dominer, l'attrait de la gloire ne fait que vous changer en un volcan, immensément puissant sur l'instant, mais voué à sa propre destruction. Et ce jeune imbécile en a donné la parfaite illustration. Il aurait pu se jeter sur le côté, mais sa témérité insensée ne m'a guère laissé le choix. D'ailleurs, si la cible était facile, mon geste était à la limite de la perfection. Mon poignet n'a pas faibli,mon bras n'a pas tremblé, n'a pas même plié, et j'ai bien atteint ma cible, qui n'a pas dû souffrir, par-ailleurs. Je n'ai jamais pris plaisir à la guerre. J'y suis juste bon. J'ai juste compris comment cela fonctionnait, et j'en ai tiré avantage pour bien me hisser là où j'en suis. De toute manière, qu'avais-je d'autre ? Troisième fils d'un comte, que pouvais-je devenir si ce n'est maître dans l'art du combat ? Dès mon plus jeune âge j'ai été façonné pour ça. Quoique mon entraînement avait surtout pour visée d'apporter gloire à ma famille à-travers les tournois.  Les tournois... Bons qu'à divertir le petit peuple et à flatter l'orgueil insensé de ces "fils de" imbus d'eux-mêmes. Et dire que mon frère est ainsi... Mais peut-être l'aurais-je aussi été si j'étais devenu comte. Mais je suis fier de ce que je suis, fier de pouvoir mépriser ces quelques gens dont la force ne repose que sur des mots, mais pas n'importe quels mots : des titres.

  Une légère douleur me tire de mes pensées. Pendant que mon corps continuait le combat par automatisme, ma lame a heurté le crâne d'un cheval ennemi, ou plutôt a dérapé contre, et étant trop absorbé par mes pensées pour m'en rendre compte, je n'ai su relâcher mon emprise à temps. Qu'importe, mon poignet n'est pas cassé, et je ne pense même pas avoir une entorse. Ou peut-être est-ce l'adrénaline qui continue d'irriguer mes veines comme les sillons s'irriguent de cette poisseuse substance cramoisie. Encore une fois, c'est un pur carnage. Les soldats tombent comme des mouches, bien que leurs maîtres soient relativement épargnés, aujourd'hui. Je me demande d'ailleurs comment ces pauvres moutons font pour supporter leur condition... Nous ne sommes pas faits du même bois, il semblerait. Eux sont le bois de chauffage que l'on calcine sans modération, tandis que nous sommes le chêne massif savamment travaillé par l'ébéniste. Mais si cela leur convient, après tout, ce n'est pas pour me déplaire. C'est tout de même pratique et agréable d'être supérieur. Bien que lassant à la longue. Mais je m'égare de nouveau. C'est-à-dire que mon poignet ne daigne même pas me rappeler à l'ordre malgré le choc qu'il vient tout juste de subir. J'arrive finalement dans une zone dégagée après avoir découpé la horde en deux, et je regarde autour de moi pour voir si tous mes compagnons de chevauchée sont là. Aucun ne manque à l'appel. Rien d'extraordinaire, nous n'avons croisé que peu de cavaliers lors de notre offensive. Après un coup d'œil appuyé sur le champ de bataille, je me rends compte sans peine qu'il est temps d'y aller à pied, si je souhaite les entraîner à la mêlée, même si nous sommes lestés par nos armures. Nos écuyers qui nous ont rejoints nous suivent en courant quand nous repartons au galop pour nous rapprocher un maximum des combats. Nous mettons alors simultanément pied à terre dans un tumulte d'acier.

« Surtout, ne tentez pas de jouer au héros, nous ne sommes pas dans un tournoi ! Et sachez aussi une chose : si vous hésitez, ce ne sera pas le cas de votre assaillant. »

  Je ne sais toujours pas si j'adore ou si j'abhorre m'occuper des novices comme ceux-là. En un sens, ils ont tellement d'appréhension qu'ils n'imaginent même pas contester mes ordres, et les protéger me donne toujours un objectif à remplir. Cependant, quand l'un d'entre eux meurt, même si la victoire est obtenue, je ne peux m'empêcher de me sentir défait. Mais plus le temps pour les ruminations, il est l'heure. Je lève mon épée pour les inciter à me suivre et progresse. J'avance lentement mais d'un pas décidé. Les crissements du mauvais métal se font de plus en plus stridents, le chaos commence à s'approprier mon champ de vision, je prends une longue respiration, avale ma salive, et accélère le pas. J'entends derrière moi mes disciples qui me suivent, foulant la poussière de leur pas pesant et maladroit. J'abaisse ma visière et finalement franchit le Styx sans avoir même à payer l'obole. Et mon état n'a plus rien à voir. Je suis dans un autre monde, un tout autre monde. Si jusqu'alors mon esprit divaguait, désormais il se vide totalement. J'attrape enfin mon écu dans mon dos, puis abat pour la première fois de la journée mon arme. Un mort. La gorge tranchée. Il devrait me remercier, les morts rapides sont si rares en de telles circonstances. J'aperçois alors du coin de l'œil une hache qui fonce droit vers mon épaule gauche, hache que je pare sans difficulté avec mon bouclier : certainement pas un soldat de métier pour faire preuve d'autant d'amateurisme. Bien évidemment, il perd l'équilibre et je n'ai qu'à lui asséner un coup de mon écu pour l'assommer et le laisser à terre gésir inconscient. Je n'essaie même pas de penser à le tuer : je n'ai jamais su tuer de sang-froid, je ne suis pas un monstre. Une lame ne saurait être un monstre. Je suis juste une arme, toujours aiguisée, prête au combat. Pour un seigneur qui sait m'entretenir comme il se doit, je suis le combattant parfait. J'ai tant de victoires à mon actif... Je saisis alors la lance d'un imbécile qui n'a probablement pas compris qu'il faut frapper avec le bout pointu, plutôt que de juste me menacer avec. Tant pis pour lui, il ne refera plus cette erreur. Il ne refera plus aucune erreur, d'ailleurs. J'entends alors un cri résonner, celui de quelqu'un qui porte un casque d'acier, et qui provient de derrière moi. Je lève ma protection et détourne rapidement le regard pour voir qui est tombé, avant de retourner à mon œuvre. Tué par un paysan ou un artisan qui ne détient pas même un plastron de cuir. Quelle honte. Loin d'être digne de son rang. Le roturier, lui, git parmi ses entrailles, et il m'a semblé remarquer d'un bref coup d'œil qu'il est toujours vivant. Ils ne lui ont fait aucun cadeau. Sur cette dernière image, je parviens à définitivement me vider la tête, et je ne suis plus désormais que dans cet état léthargique qui caractérise si bien les tâches répétitives.

***

  Quand les combats avaient cessé, interrompus par la nuit, que la retraite avait été sonnée, j'avais pu faire mon bilan. Seulement une perte. Bon résultat. Ce n'est pas que je prends une mort à la légère, je ne suis pas un monstre, mais j'ai appris à me débarrasser du poids du décès de mes protégés.  Toutefois, son père, qui prend également part aux combats, me l'a reproché. Comme si je pouvais y faire quelque chose. Je ne suis pas un ange. Je ne suis pas un saint. Je ne connais pas la recette des miracles. Mais enfin, il est comte assez puissant et proche du duc, et cela m'effraie un peu. J'ai su être apprécié, mais cela m'a pris du temps et de l'investissement, et je n'ai pas envie de perdre tout ce travail si ingrat. Toutefois, ce seigneur est connu comme quelqu'un de juste, et une fois le temps du deuil révolu, peut-être reviendra-t-il sur sa position. Je l'espère, mais cet espoir n'est pas vain, ni même fou. J'ai toujours été réaliste : j'ai toujours su, même gamin que jamais je n'aurai de haut-titre, que tout ce dont je devrai me contenter, c'est la chevalerie. Ainsi, je ne sais pas si je suis devenu une arme ou si je l'ai toujours été. Froid, calculateur mais effroyablement réaliste. Mais l'homme subsiste, en moi, je ne suis pas un monstre. Voilà quelques heures que le soleil est levé, et encore une fois, mes apprentis et moi partons au galop couper la masse difforme en deux. Les chanceux d'hier, qui ont esquivé le premier combat, seront les malheureux d'aujourd'hui, car nul soldat ne saurait échapper à la guerre. Elle est partout, elle s'insinue dans les terres, elle s'insinue dans les esprits, elle s'insinue dans les chairs, elle s'insinue dans nos vies. Je poursuis alors ma moisson, comme un serf au début de l'été, sauf que je récolte ce que mon suzerain a semé, mais peut-être aussi, quelques lauriers. Cela me convient tout à fait. C'est un travail comme un autre, désagréable, éprouvant, répétitif. Mais ce travail est ma vie, il m'a tout donné, et, chaque jour, menace de tout me reprendre. Je tue, mais je n'y prends pas plaisir en soi. Je mutile, mais toujours dans le but de tuer rapidement. Je brûle, seulement pour que nos ennemis ne puissent plus jamais nous défier. Ainsi, j'en suis assuré, je ne suis pas un monstre.

***

  La routine poursuit son cours, nous avançons désormais parmi la masse clairsemée des combattants. Encore une fois, de simples soldats ou des serfs réquisitionnés. Je tranche, inlassablement, à droite, à gauche, de la chair, des muscles, mais toujours des roturiers. Ils sont si faibles, si peu entraînés, et si peu malins... Je commence à sentir que mes novices y prennent du plaisir. Dommage, même s'ils ne sont que des serfs, je préfèrerais qu'ils évitent cette attitude. Je n'aime pas assister à des séances de torture, ou même à des exécutions. Je ne suis pas un monstre, après tout. Or, s'ils commencent à aimer le meurtre et la souffrance, s'ils commencent à mépriser la vie, aussi basse soit elle, ils ne tarderont pas à agir sans considération aucune pour ces pauvres gens. Ils n'exécuteront plus ce bétail pour leur besoin, mais pour leur plaisir. Et surtout, ils m'inviteront à venir assister à ces macabres spectacles, comme celui qui les a menés sur cette voie sans même le désirer. Or ce genre d'invitations peut s'excuser une fois par des maux, une autre par une affaire de famille, mais la limite s'atteint rapidement, et un jour ou l'autre, il vous faut bien venir et souffrir ce spectacle qui vous met si...mal à l'aise. J'ai la pensée de ce dernier mot au moment même où mon épée ressort de la gorge d'un soldat. Décidément, l'armée ne fait qu'une bien piètre formation. Je sens un coup sur mon flanc, qui érafle mon armure, et sans même jeter un regard, je tranche. Et je continue à progresser, inlassablement, ouvrant cette procession à la signification si funeste pour les soldats. En mes jeunes années je me félicitais même de ce sentiment de puissance, d'invincibilité. Mais je n'étais pas un monstre. Ces gens voulaient ma mort, probablement plus que moi la leur. Alors je les terrassais. J'aperçois alors au loin un éclat, éclat qui ne peut être issu que d'un bon acier. J'essaie alors de me situer sur le champ de bataille, et j'en conclus qu'ils ne peuvent être que des ennemis. J'en avertis aussitôt mes novices. Il n'est pas question que cette possibilité d'élévation m'échappe. D'ici, je dirais qu'ils sont une dizaine, et si je parviens à capturer une dizaine de grands seigneurs ennemis, ou, dans le pire des cas à les décimer, je pourrai sûrement espérer obtenir enfin une terre avec une place-forte digne de ce nom. Oui, la gloire m'appelle. Et puis cela fera un bon exercice pour les jeunes gens qui m'accompagnent. Ils découvriront ce que c'est que de se confronter à un égal en-dehors d'un tournoi bien régi par ses nombreuses règles.

  Quand nous les atteignons finalement,  et que je discerne enfin leurs armoiries, je réalise que parmi eux se trouve un marquis. Beau butin à lui tout seul. Vu le duc qu'il sert, il ne doit pas avoir beaucoup de semblables. Les regards se croisent, et le combat s'initie alors. Je me rends enfin compte que j'ai peut-être commis une erreur. Mes "fils-d'armes" sont-ils suffisamment armés, au sens figuré, pour confronter de telles personnes ? Car parmi eux, j'ai pu identifier quelques vétérans de mon acabit. Quoiqu'il en soit, il est bien trop tard. Et puis s'ils meurent dans la gloire sous les coups de chevaliers en armures reluisantes, leurs pères ne devraient pas m'en tenir rigueur. Je suis froid à leur égard, mais je ne suis pas un monstre. Les plus belles chansons reposent sur des affrontements de ce genre. Et les chansons, ils rêvent d'en être les héros depuis toujours. 

  Le combat commence alors, nous croisons le fer, je me suis d'abord orienté vers un vieux rival pour qui j'éprouve un certain respect. Les chocs entre nos épées sont rudes. Il est à la fois fort et technique, il sait comment parer pour déstabiliser au maximum son adversaire. Je sais le faire également, mais il prend progressivement l'avantage, et m'assène finalement un formidable coup de bouclier qui déforme mon casque et m'atteint assez violemment la tempe. La mort que je crains entrevoir gorge mes veines de cette si précieuse adrénaline qui décuple mes forces, et tout en inversant ma chute en jouant, grâce à mon expérience, sur mon déséquilibre, je commence à me laisser tomber dans sa direction tout en balançant mon épée de toute ma puissance contre son flanc. La force est telle que l'armure déjà éprouvée en cet endroit se fend et le fil de ma lame déchire ses entrailles, après être passé entre ses côtes. Je le vois cracher du sang à-travers les quelques interstices de sa visière avant de s'effondrer. J'arrache mon casque déformé. Un mince filet de sang coule sur mon visage et provoque une démangeaison atroce que j'interromps avec mon gant. Je tends ma main pour récupérer son épée, puisque la mienne reste figée dans son corps, mais une douleur à mon poignet se fait sentir dès que ma main doit en supporter le poids. Sûrement une fracture. Je me fais violence, car je sais pertinemment que sans arme je suis condamné, et je parviens finalement, en ajustant ma prise, à l'agripper fermement. Je jette alors un regard autour de moi, et vois ces quatre corps qui reposent dans la poussière et le sang. Trois de mes poulains sont morts, les autres ont déposé leurs armes et se font amener au campement par un contingent de soldats. Sauf un. Il se bat toujours, mais semble en bien mauvaise posture. Son adversaire le désarme finalement, le fait trébucher, et martèle de coups violents l'écu désormais difforme. Désappointé devant ce spectacle, un amer sentiment de défaite déferle en moi. Mais surtout, je me demande par quelle pirouette je pourrais me réhabiliter auprès du duc. Je ne fais plus attention qu'à cette domination brutale à laquelle j'assiste d'un chevalier expérimenté sur un novice. Je suis presque paralysé. Mon monde s'effondre. Et je n'y suis pour rien. Je ne voulais que leur bien, que les perfectionner dans leur entraînement. Je ne suis pas un monstre. Je ne suis pas responsable de leur mort ou de leur reddition. Je le vois toujours, mais désormais je l'entends aussi gémir. Je sens presque sa douleur dans son bras endolori, qui doit subir les assauts sans relâche de son adversaire. Et puis subitement je reçois un coup de masse sur ma tête à nu. Je ne rouvre les yeux qu'une dernière fois, au sol. Et je l'aperçois toujours, qui gémit mais ne faiblit : il refuse de se rendre. Cet attrait pour la gloire. Et là je comprends : je suis entré en éruption. Des années et des années à refouler ce magma de tentation pour les honneurs que je croyais éteint en moi, pour finalement y céder sans même m'en rendre compte. Et conduire à la mort de si jeunes nobles. Mais si j'ai failli, ce n'est pas de ma faute, je ne l'ai pas voulu. Je ne suis pas un monstre. Je ferme alors mes paupières pour la dernière fois, et je crois distinguer, à-travers mes cils qui se rapprochent, ce chevalier hargneux qui a pu défouler toute sa rage sur ce pauvre bouclier sortir sa dague et achever ce gamin en quête de gloire, d'une chanson que nul ne contera jamais.



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