Chapitre II: L'archer rêveur


Je suis ce jeune archer souvent pris à rêver,

D'un jour appartenir à l'ordre chevalier.

Mes espoirs me portent, sur les vents de la vie,

Mais nulle chance envolée qui n'ait été saisie.

   Je les vois tomber, telles des poupées de chiffons. Mes frères, d'abord. C'est effroyable. De loin, on ne les voit plus que comme des fourmis. Et en ce moment, leur vie n'a guère plus de valeur, comme le témoigne ce froid massacre. Ensuite, nos adversaires de ce jour. Je ne sais pourquoi, mais je ne parviens à les haïr, à me dire qu'ils ne sont que des barbares comme on me l'a toujours asséné. Ils ne sont là que pour défendre leurs terres, leurs familles, leurs héritages. Tout comme nous sommes là pour les faire prospérer. Ils ont toute légitimité, à se battre. J'entends au loin notre capitaine nous intimer d'encocher les flèches. Je rechigne à le faire, mais je n'hésite pas longtemps. Je sais bien que rien ne sert de contredire les ordres, et que pour atteindre mon but, je devrai me plier à certaines règles, même si celles-ci ne sont pas parfaites. Le monde va ainsi. Je me vois déjà, tandis que je bande mon arc, dans un avenir idéal. Oui, je m'imagine arriver sur mon cheval, vêtu de soie et de velours, dans la forteresse de mon suzerain. Passer le pont-levis sous les regards d'admiration des bambins. Remonter la rue principale à toute vitesse, respecté par les gardes qui s'écarteraient sur mon passage sans piper mot. Les écuries atteintes, que les palefreniers prennent les rennes de mon cheval, que les portes s'ouvrent devant moi, et que j'entre enfin dans ce lieu empreint de symbole, non comme un serviteur mais comme un maître. Je maintiens la tension sur la corde de mon arc, mon doigt commence à me faire souffrir. J'entends déjà le seigneur m'accueillir comme un égal, comme un ami, comme un frère. « Décochez ! ». La tension se relâche alors d'un coup, la flèche part et se perd dans la nuée mortelle qui fond sur nos ennemis avec ses centaines de dards acérés. Au-moins ai-je l'avantage de ne jamais savoir si j'ai tué. C'est rassurant. Je ne sais pas si je serais capable de tuer. Imaginer cette personne qui a une histoire, des proches, peut-être même des enfants... C'est pour cela que c'est dans l'archerie que je me suis engagé. Et puis, l'avancement y est rapide pour qui sait comment s'y prendre. Je ne fais pas partie de ceux qui savent, mais j'apprends vite. Je pourrai passer capitaine assez rapidement. Je l'espère, car si j'accepte de me salir les mains, de suivre une telle voie, ce n'est que pour atteindre la noblesse un jour. Je le sais, je veux transmettre un réel héritage à mes fils, leurs fils, et les fils de leurs fils. Je veux laisser une empreinte dans l'histoire, mais aussi goûter au confort, je veux de cette vie de seigneur, je veux conduire les masses, m'occuper de trancher les débats, de rendre justice, de faire prospérer mon domaine. Je veux prendre part à ces festins entre nobles, mais je crois que ce dont je rêve surtout, c'est de m'élever, surplomber les autres, et ce, je ne sais vraiment dire pourquoi...

   Le combat approchant me tire de mes pensées. Plus question de tirer des flèches, il va falloir tirer les lames. Je vais devoir contempler l'étincelle de vie fuir le regard de mon adversaire quand je l'aurais tué, car en tant que soldat de métier, je suis rompu au combat de masse, et je devrais pouvoir surpasser de simples paysans qui manient mieux la fourche que la lance. L'ordre est donné, il est temps de nous préparer. Nous rangeons nos arcs et attrapons des épées assez courtes et légères, plus proches de la dague, à vrai dire, mais redoutablement efficaces. Je sens le cuir usé dans ma paume et la fraîcheur de la garde appuyée sur le haut de ma main. Je vérifie que je porte bien mon couteau émoussé à mon ceinturon. Je suis paré, comme mes compagnons d'arme. Nous n'attendons plus qu'une instruction, avant de mettre notre entraînement en pratique. Pour la-plupart d'entre nous c'est une première. Jamais nous n'avions vraiment combattu, auparavant. Nous assistons à la première charge de la cavalerie, comme un raz-de-marée balayant tout sur son passage, elle engloutit la masse ne laissant sur le champ de bataille qu'une sanglante balafre. Les chevaliers sont entrés en action et massacrent nos ennemis par dizaines. Un jour je serai des leurs, je le sais, même si ce n'est pas le combat qui m'attire. Leurs armures brillent au soleil, nous éblouissent presque. Une fois la marée humaine traversée de part en part, ils y retournent, mais avec bien moins de discipline, chacun allant de son côté pour tenter de faire le plus de dégâts. Et d'amasser le plus de gloire. L'ordre est alors donné de charger, au moment précis où nos adversaires répondent avec leur propre cavalerie.

   Nous commençons à dévaler le point haut où nous étions postés, criant à l'unisson. Un seul cri, une centaine de voix, et cela spontanément. Nous voilà partis, sous le battement régulier de nos pieds qui martèlent le sol. Nous crions ensemble, nous courrons ensemble, nous vaincrons ensemble ! Une fois parcourus les quelques dizaines de mètres qui nous séparent du gros des troupes, nous entrons finalement dans le combat. Ce n'est pas comme je l'imaginais. Quelle sauvagerie... Pas de beau duel digne des chansons, seulement des bêtes qui s'entretuent. Certains se font égorger par quelqu'un dans leur dos, d'autres sont encerclés par des groupes sans une once de remord, et d'autres encore gémissent au sol. À cela s'ajoute l'odeur de la sueur mêlée à celle du sang. Je suis comme pétrifié, quand je vois un de mes camarades, porteur de l'étendard, tomber sous les coups de massue d'un soldat ennemi. J'accours alors, plus motivé par l'idée de pouvoir sauver le drapeau plutôt que par un désir quelconque de vengeance. La froideur s'empare de chacun de nous en de telles circonstances. D'ailleurs notre silence en est le garant, car si les bruits sont multiples, peu osent crier, et le simple fait de parler serait assez étrange en un tel instant. Ainsi la seule symphonie est celle du fer contre le fer, du fer contre le cuir, du fer contre les os, mais aussi des chevaux qui agonisent parmi les hommes et des corbeaux qui se félicitent de leur festin prochain.

   Et je suis là, à courir parmi les corps, à fouler certains du pied, même. Je cours, non pour ma vie mais pour la gloire. J'arrive à la bannière assez rapidement et en un très bref cri, plante ma lame dans l'abdomen de mon adversaire. Et je la vois, cette étincelle dans ses yeux. Cette étincelle qui s'estompe peu à peu, et je sens le sang chaud qui après avoir coulé sur ma lame atteint ma main. Son regard s'éteint alors, son poids pèse sur mon poignet tout autant que sur ma conscience. Je pivote pour le laisser s'effondrer, tirant ma lame de son morbide fourreau. Je l'essuie alors, et ramasse les couleurs de notre terre puis les arbore bien haut. Elles sont souillées de poussière et de sang, mais elles demeurent tout aussi flamboyantes à mes yeux, comme notre soleil à tous, nous qu'elles lient dans une promesse fraternelle de mourir pour leur salut. Je vois alors un cavalier s'approcher de moi, relever sa visière, et je sens l'approbation dans son regard, il donne un léger coup du plat de sa lame sur le bout de bois qui me permet de l'arborer si fièrement comme pour me féliciter. Mon cœur s'envole, je suis aux anges, qui aurait cru que si futile acte aussi intéressé et vil que le mien aurait pu me faire exister aux yeux d'une personne si importante ? Je me vois déjà au sortir de la bataille être adoubé pour mon courage. Ainsi, quand je remarque enfin qu'il s'est éloigné, je suis galvanisé comme jamais, je ne suis plus qu'adrénaline. J'entends, parmi les bruits du fer contre le fer, du fer contre le cuir, du fer contre les os, une douce chanson d'un ménestrel chantant mes exploits guerriers.

   Je me jette alors sur le premier ennemi qui passe de dos, et lui enfonce, avec l'énergie de l'espoir, mon arme dans l'échine. Mais l'héroïsme que je vois en cet acte est vite terni quand je réalise que mon épée est coincée et que je suis alors contraint de contempler ma terrible œuvre. Un nœud m'enserre les entrailles, et je ne peux m'empêcher de vomir, probablement aidé par l'odeur de putréfaction qui commence à se faire présente, en plus de celles du sang et de la sueur. Je reste accroupi, appuyé sur le manche de mon fier étendard un moment, miraculeusement épargné par mes ennemis qui ne doivent me remarquer, moi, si chétif que je suis, et dans une telle position. Je sens des larmes commencer à couler, je réalise que je ne suis pas un héros, que je ne peux prétendre qu'au titre de meurtrier n'ayant même pas eu la décence de suivre le combat de mes frères d'armes, pour aider ceux qui en auraient besoin. Un blessé, qui gémit au sol et que je n'avais pas vu jusqu'alors me saisit alors la cheville et me supplie de l'aider. Ce sont les seuls mots qu'il parvient à bafouiller. Sa face ensanglantée et qui me semble déformée m'effraie plus qu'autre chose et je me relève d'un bond, sortant mon couteau, plutôt long, de mon fourreau. Je cours alors, pour m'éloigner, pour fuir, tant ce pauvre malheureux que mon dernier coup de pinceau sur cette toile immense. Mais le tonnerre résonne. Étrange. Je m'arrête et lève les yeux au ciel, qui est bel est bien dégagé. Je ne comprends pas, jusqu'à ce que je remarque que tous regardent derrière moi. Je me tourne alors et je vois les éclairs. Une vingtaine de chevaliers en armure, dont les chevaux causent un vacarme apocalyptique. Les armures réfléchissent l'éclat du soleil si brillant par une si sombre journée. Je ne vois désormais que comme au ralenti, je sens mon pouls s'accélérer, mes veines sont sur le point d'éclater. Mais je reste pétrifié devant ce magnifique spectacle. Les épées s'abaissent, les corps s'effondrent sur leur passage, et de plus en plus, ils se rapprochent. Je reconnais enfin leurs couleurs, et je brandis mon étendard plus haut que jamais. Que faire d'autre ? Je ferme alors les yeux, prend une longue bouffée de cet air souillé, maintiens l'étendard bien haut, malgré le feu dans mon bras gauche. Et j'attends. L'orage se rapproche toujours plus, et après trois longues secondes, je la sens enfin, la froideur de la pluie d'acier. Je suis déchiré sous le choc, et j'ai l'impression de voler, les yeux toujours clos. J'ai froid. Peut-être est-ce dû à l'air qui s'infiltre désormais dans mon corps transpercé. Le sang inonde ma bouche, la nostalgie m'étreint : je ne serai jamais chevalier. Je veux pleurer, mais je ne peux. Tout comme je ne peux bouger. Tout comme je ne peux sentir. Tout comme je ne peux ouvrir mes paupières. Désormais, même le goût du sang s'atténue. Il ne reste plus que ce requiem qui me berce, une fois que l'orage est passé : le bruit du fer contre le fer, le bruit du fer contre le cuir, le bruit du fer contre les os.

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