Chapitre XXII

À Gyram, grand amateur de pains au lait...


Il me fallut une bonne demi-heure pour rassurer Baptiste, qui malgré tout n'en menait pas large. Oui, les gendarmes étaient venus et non, ils n'étaient pas venus pour l'arrêter, mais pour entendre sa plainte, s'il souhaitait en déposer une contre Michael. Et non, il ne risquait très certainement rien par rapport à moi et à mon âge, sinon Jacques m'aurait prévenu à la seconde où il avait compris ce qui se passait entre nous.

Sans compter que, dans la gigantesque pile de paperasse que j'avais signée hier, j'avais repéré ce fameux papier qui donnait aux grands-parents l'autorité parentale sur ma modeste personne. Donc, Maman ne pouvait plus rien dire, et ni Grand-Père ni Grand-Mère ne diraient quoi que ce soit : non seulement ils m'avaient tous les deux donné leur parole à ce sujet, mais en plus ils m'avaient chargé de lui dire qu'il était toujours le bienvenu à la maison.

Maintenant, allez faire entendre raison à un gars qui vient de se faire tabasser... Mon beau brun avait la frousse, et je ne pouvais décemment pas le lui reprocher ...

- Mais pourquoi est-ce que tu ne lui es pas rentré dedans ?

- Parce que c'est le mec de ta mère !

- Et alors, on s'en fout !

- Toi, peut-être...

- Attends : moi, je n'ai strictement rien à foutre de ce qui peut arriver à ce connard ! S'il finit à sécher dans un placard en compagnie de l'oncle Zigzag, je m'en tape !

- Bébé, tu regardes trop de films...

Je souris. Il m'avait appelé « Bébé » : tout n'était pas perdu ! Il sourit à son tour : j'étais soulagé.

Il me fallut batailler encore une bonne demi-heure pour enfin savoir tout ce qui s'était passé : Michael avait déboulé à la ferme comme une furie, et avait littéralement sauté sur Baptiste en le rouant de coups et en hurlant en anglais le peu de choses qu'il savait réellement : Baptiste et moi entretenions une relation. Selon ses critères d'Américain un peu coincé du slip, il y avait là matière à scandale. Selon mes critères à moi, quand on a un président qui se fait faire des gâteries par une stagiaire dans le Bureau ovale, on commence avant tout chose par fermer sa gueule.

Quoi qu'il en soit, tout en écoutant Baptiste me dire que l'autre abruti ne savait en fait pas grand-chose, je me pris à remercier rapidement le Bon Dieu de m'avoir épargné un pénible séjour dans la patrie de George Washington... Néanmoins, je n'arrivais pas à comprendre comment cet abruti pouvait bien être au courant pour Baptiste et moi : Grand-Père ne lui en avait certainement pas parlé, et Grand-Mère non plus. Maman ne savait rien. Quant à Jacques et Matthieu, ni l'un ni l'autre n'auraient jamais parlé de ça. Enfin sauf Jacques, mais bon... Grand-Père est son ami d'enfance, et en plus il se doutait déjà de quelque chose... Non, je n'arrivais pas à...

La lumière se fit tout à coup dans mon esprit juvénile : ce merdeux à chemise trop petite avait écouté aux portes ! Et plus vraisemblablement à celle de la tribune du salon de musique, qui n'était pratiquement jamais fermée ! Le salopard ! Le fils de chacal ! Le... ! Il allait me payer ça très cher, l'Amerloque.

Après avoir fait promettre à Baptiste de ne pas faire de bêtises, d'aller au moins rassurer ses parents sur son état de santé et d'aller dans l'après-midi à l'hôpital faire des radios, je descendis rapidement les escaliers, et je sautai dans le Land Rover de Baptiste, qui était garé dans la cour de la ferme.

Oh, je sais bien ce que vous vous dites : attention à ne pas finir dans l'étang, comme avec le Manitou... Vous êtes de mauvaises langues, mais merci pour le conseil : j'ai déjà conduit plus d'une fois les tout-terrains sur la propriété : ça réagit nettement mieux qu'un chariot élévateur de dix tonnes. Et il n'y a aucune zone humide sur le trajet de la ferme au château.

En chemin, je décidai de ralentir un peu : inutile en plus d'avoir un accident aujourd'hui : j'avais déjà pas mal puisé dans la réserve de patience des grands-parents, il n'était pas vraiment utile de tenter le diable. Intérieurement, je bouillais littéralement. Ce... Je n'avais même pas de mots pour qualifier ce connard, ce trou du cul de Yankee qui s'était permis de lever la main sur mon ami – et amant.

Tout en m'approchant du château, je laissai mon cerveau s'occuper de la route : moi, je m'occupais de ma vengeance. Je regrettais presque le temps où l'on faisait bouillir les gens : j'aurais pris grand plaisir à lui faire prendre son dernier bain. Je l'imaginais dans une salle de torture médiévale, attaché à une lourde table de chêne, le corps transpercé de tout ce que le Moyen-Âge savait inventer comme instruments de torture...

En arrivant en vue des lévriers, ma décision était prise : puisqu'il avait choisi de se battre avec ses poings, j'allais faire de même. Je laissai la voiture sur le parking de l'ancienne métairie : outre le fait que je préférais me passer d'une arrivée en fanfare, je n'étais pas encore assez sûr de moi pour me risquer avec le Land Rover dans l'étroit passage du châtelet d'entrée.

J'empruntai discrètement l'escalier de la tour polygonale pour rejoindre la galerie haute et redescendre le grand escalier. En passant devant la porte de la tribune du salon de musique, je pus constater que mes doutes étaient fondés : elle était grande ouverte. Maintenant, Judas écoutait aux portes... Si on le laissait faire, demain il poserait des micros. Je descendis sans faire de bruit.

Mon entrée dans la salle à manger passa dans un premier temps inaperçue, ce qui me permit de repérer Michael, assis au bout de la table : Grand-Père n'avait sans doute pas réussi à le placer plus loin de lui sans être tout à fait grossier.

Le Yankee faisait face à Matthieu, qui avait l'air de copieusement s'emmerder. Allez, en avant toute, et place au spectacle. Je m'avançai résolument dans la pièce, et je mis toutes mes forces dans le coup de pied que je mis dans la chaise de l'autre nase, pile à l'endroit où l'assise rejoint le dossier. Dans un craquement sinistre, la chaise s'effondra sous la violence du coup, envoyant valser l'indigne représentant de la fière Amérique contre le délicat vaisselier Louis XVI, qui gémit à l'impact. Le silence provoqué par ce coup de pied digne d'une finale de coupe du monde fut ponctué par le bruit mat de l'éclatement d'un très joli pot à pharmacie sur le parquet. Quelques secondes passèrent, semblant obéir secrètement à l'injonction de M. de Lamartine : « Ô temps, suspend ton vol »...

- Debout !

- Romain !

- Lève-toi, que moi aussi je te mette une volée ! Allez, debout !

J'avais une furieuse envie de le rouer de coups, mais on ne frappe pas un homme à terre. Je ne voulais pas agir avec lui comme il avait agi avec Baptiste. Noblesse oblige, comme dirait Grand-Père.

- Allez, lève-toi, que je te casse la gueule !

- Romain ! Ton vocabulaire !

Avant que j'aie le temps de réagir, Matt s'était levé, avait enjambé – non sans élégance – le mélange débris de chaise/déchet humain, et m'avait ceinturé, m'empêchant de faire quoi que ce soit de plus. Ça n'était pas bien grave : j'en avais déjà fait pas mal...

- Allez, bouchon, viens avec moi.

- Non, attends !

- Non, je n'attendrai pas. Tu viens avec moi.

Et, faisant montre d'une autorité que je n'aurais pas soupçonnée, il me décolla de terre comme si je n'avais rien pesé, et se dirigea vers le grand hall.

- Matt, pose-moi deux secondes, s'il te plaît.

- Pour quoi faire ?

- Je te donne ma parole que je ne le toucherai pas.

- D'accord.

Il me posa aussi facilement qu'il m'avait levé, mais maintint fermement ses mains sur mes épaules. Même si j'avais envisagé de bouger, je n'aurais pas pu : il avait une poigne de fer... Je me tournai vers Maman qui, stupéfaite, n'avait pas articulé un seul mot.

- Dans une heure, ton gigolo a quitté définitivement le domaine. Sinon, je te donne ma parole qu'il y aura un drame dans cette maison avant que le soleil se couche.

- Romain, je...

- Non. Tu n'as rien à dire : ça n'est pas une négociation. Une heure.

Je jetai un œil sur la pendule de la cheminée.

- Il est midi quarante. Si à treize heures quarante et une il est encore là, soit je lui colle un coup de fusil, soit je lui roule dessus avec le premier engin agricole qui me tombera sous la main.

- Et moi, j'ai le droit de dire quelque chose ?

Le ton grinçant de Grand-Père n'augurait rien de bon, mais sur le moment, je m'en fichais totalement.

- Bien sûr.

- Est-ce que je peux savoir ce qui se passe ?

- Le fils de...

- Romain !

- Pardon, Grand-Mère. Le gros enculé qui fait semblant de dormir sous le vaisselier...

Grand-Mère tapa si violemment sur la table que les verres tintèrent :

- Alors là, Romain, non !

- Ce salopard de merde a écouté ma conversation avec Grand-Mère depuis la tribune du salon de musique...

Je laissai un temps à Grand-Mère pour digérer l'information. Cette fois, elle ne releva pas mon écart de langage, se contentant de s'essuyer délicatement les lèvres avec sa serviette avant de prendre une gorgée d'eau. Malgré ce calme apparent, son regard virait au noir, et il pointait en direction du vaisselier.

- Et il a cassé la gueule de Baptiste, qui n'a pas osé se défendre.

- Pardon ?

Là, elle était carrément choquée. Et à en croire les expressions des uns et des autres, elle n'était pas la seule...

- Il a déboulé à la ferme comme un malade, et il a cogné Baptiste comme un sourd. Le vieux Jean a appelé la gendarmerie, et il a quasiment fallu que je menace Baptiste pour qu'il accepte d'aller faire des radios.

Grand-Père était livide. Grand-Mère et Ludo également. Maman aussi. J'en profitai pour lui rappeler le compte à rebours :

- Maman ?

- Oui ?

- Tic-tac, tic-tac. Il lui reste cinquante-six minutes.

- Romain, je...

- Non, Maman, franchement, tu devrais te taire. Et tu peux partir avec lui si tu veux : je ne t'en voudrai pas pour autant. Mais lui, il dégage, quoi qu'il puisse arriver. Et s'il ne part pas sur ses deux pieds, il partira les pieds devant.

Je me dégageai des mains de Matt, qui avait un peu relâché la pression, et je me tournai vers lui :

- Maintenant, on peut y aller.

- Une seconde, jeune homme.

Oups, Grand-Père rentrait en lice : ça ne sentait pas bon pour moi...

- J'entends bien ce que tu dis, et je trouve très noble ce besoin de défendre ton ami, mais...

- Papa !

- Ah non, Amélie ! Ne m'interromps pas ! Avec tout le chambardement organisé par le petit, on a dû interrompre le repas, alors j'aimerais assez, puisqu'on m'impose de manger froid, qu'on ne m'impose pas en plus de me taire ! Est-ce que c'est clair pour tout le monde ?

Une série de hochements de tête silencieux répondit à la question... Grand-Père reprit :

Donc, disais-je avant d'être encore une fois interrompu, Romain, malgré toutes les bonnes raisons que tu peux avoir, rien ne justifie que tu défonces une chaise à coups de pied, que tu balances n'importe quoi sur mon vaisselier d'époque, ni que tu me foutes en l'air un vase du dix-septième siècle. Qu'est-ce que tu en dis ?

- Si je te dis que je suis prêt à payer les pots cassés ?

Grand-Père me toisa d'un regard d'abord surpris, puis amusé.

- Matthieu, sortez-moi d'ici ce vil éphèbe iconoclaste !

Je n'insistai pas : je n'en avais pas besoin. C'était le petit faible de Grand-Père : il ne résistait pour ainsi dire jamais à un bon mot ou à une citation correctement placée. Je ne prendrais sans doute pas trop cher pour la scène de la salle à manger, mais j'allais certainement entendre parler du vase de Rouen autant que j'avais déjà entendu parler du vase de Soissons...

Matt me suivit dans le jardin sans dire un mot. En sortant, je le vis faire un signe à Ludo, qui se levait pour nous suivre : j'avais envie d'être seul, mais Matt ne me lâcherait pas. Je longeai les grands carrés, et je pris sans y penser le chemin du relais. Au bout de quelques minutes, je sentis la main de Matt se poser délicatement sur mon épaule :

- Payer les pots cassés... Jacques a raison : tu as un sacré sens de l'à-propos !

- ...

- Bouchon, ça va ?

Non, ça n'allait pas. Ça n'allait pas du tout, même. Je m'arrêtai et je me tournai vers lui, avant de fondre en larmes. Il me prit dans ses bras.

- T'inquiète pas, bouchon, je suis là...

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J'avais envie de tout planter, et de m'en aller. Loin. Tout seul. Je n'arrivais pas à m'expliquer que la vie puisse être quelque chose d'aussi compliqué. Et par-dessus tout, je commençais à avoir la désagréable impression de porter la poisse à tous ceux que j'approchais. C'était ça, en fait : j'étais un chat noir. Je pourrissais la vie de Grand-Père et Grand-Mère, qui devaient supporter mes frasques au quotidien. De Maman, qui se retrouvait coincée entre le marteau et l'enclume. De Ludo, mon doux amoureux hétéro qui avait fini par embrasser mon bel amant hétéro. De Baptiste, qui s'était fait fracasser la gueule par l'amant hétéro de ma mère...

- Ouais, t'as raison : ils commencent à faire chier, tous ces hétéros...

Je levai vers Matthieu un regard interrogateur : il avait beau afficher un air faussement indigné, je pouvais lire dans son regard toute l'ironie de sa remarque. D'accord, il n'avait pas forcément tort...

- Tu trouves que je joue un peu trop ma diva ?

- Non, pas à ce point-là.

- Mais ?

- Mais je trouve quand même que tu dramatises un peu trop les choses.

- Ben franchement, si on réfléchit bien...

- D'accord, allons-y : on va reprendre ta liste. Tes grands-parents, pour commencer.

- Alors eux, ils ont quand même de quoi se plaindre, non ?

- Comme tous les parents, bouchon ! Ni plus ni moins. Puisque c'est ce qu'ils sont pour toi, dans l'absolu. Et j'ai cru comprendre que si tu n'étais pas parfait, tu étais assez loin d'être un délinquant, tout de même.

- Ouais, t'as pas tort...

- Bon, tu leur as foutu en l'air un vase qui devait valoir une petite fortune. Mais j'ai comme l'impression que ton Grand-Père va plus t'en vouloir d'avoir mangé froid que d'avoir fracassé ton héritage...

- Ben dis donc !

- Quoi ?

- Il ne t'aura pas fallu longtemps pour comprendre comment ça fonctionne, ici !

- Oh, tu sais, Jacques m'a briefé avant de venir : j'entends parler de vous tous depuis des mois.

- Ah, je vois... Monsieur a ses sources !

- Quelque chose comme ça, oui. Bon, ta mère...

- Ouais, Maman... Là, c'est une autre paire de manches...

- Écoute, moi, ta mère, je la trouve aussi sympa que son mec est prétentieux. C'est te dire si je l'aime bien...

Je souris malgré moi : décidément, il savait y faire...

- Mais ta mère est une adulte : et quand un adulte prend une décision, il doit en prévoir toutes les conséquences. Moi, il m'a fallu moins de cinq minutes dans la même pièce que ce type pour comprendre que jamais le courant n'aurait pu passer avec toi. Et je suis certain que ta mère s'en doutait.

- Mais elle l'a quand même ramené ici. Deux fois.

- Elle l'aime, elle t'aime... je crois que quelque part elle espérait que tous les deux, vous réussiriez à vous entendre malgré tout.

- Ben là, je crois qu'elle n'espère plus.

- Vu ce que tu as fait subir à la chaise, je ne pense pas non plus.

- ...

- Quant à... tes hommes ?

- Ouais, ouais, c'est ça, vas-y, marre-toi...

- Ben écoute, on parle quand même de ton chéri et de ton amant... Ça fait quand même un peu vaudeville, tu ne trouves pas ?

- Maintenant que tu le dis...

- En fait, ce qui m'épate, dans votre histoire, c'est que tu ne leur caches rien. Et je dois bien avouer que ça force le respect.

- J'ai beaucoup de défauts, mais je ne suis pas un menteur. Bon, j'avoue qu'une fois ou deux, il m'est arrivé de... de maquiller un poil la vérité pour ne pas me faire taper sur les doigts, mais là... J'aime Ludo. Et j'aime Baptiste. Je sais pas, c'est une question de respect, quoi !

- Dis-moi, bouchon, tu es amoureux des deux ?

- Non, non ! T'as pas compris !

- Alors, explique-moi !

- Je suis amoureux fou de Ludo. Je... Je n'y peux rien, je l'aime, c'est comme ça. Depuis toujours ! Et ça ne changera jamais.

- Et Baptiste ?

- J'aime Baptiste aussi, mais je ne suis pas amoureux de lui.

- Et lui ?

- Lui ? Il m'aime. Mais il n'est pas amoureux non plus.

- Tu en es certain ?

- Certain. Je ne sais pas très bien comment il me considère, mais je sais qu'il n'est pas amoureux de moi : il me l'aurait dit. Et de toute manière, au vu de ce qui vient de se passer...

- Attends, ça n'est absolument pas de ta faute si l'autre abruti lui est rentré dedans. C'est Michael, le seul responsable.

- ...

- Bouchon ?

Je soupirai. Encore une fois, il n'avait pas tort.

- Il y a des fois où j'aimerais avoir dix ans de plus...

- Et dans dix ans, tu regretteras de ne pas avoir dix ans de moins.

- C'est pas impossible, mais c'est pas parti pour...

- Est-ce que je peux te donner un conseil ?

- Au point où j'en suis...

- Ah ben merci !

- Oh, pardon !

Il y a des jours, comme ça, où on ferait mieux de rester au lit...

Si seulement j'étais resté au lit, ce matin, avec Ludo serré dans mes bras ! Je n'aurais pas croisé l'autre con, je ne serais pas allé voir Baptiste, Grand-Mère ne nous aurait pas vus, Michael n'aurait pas écouté aux portes, et Baptiste ne se serait pas fait péter la gueule. Mais pourquoi ne suis-je pas resté au lit ? Ah, ben oui : parce que Ludo a embrassé Baptiste. Franchement, quelle vie de merde !

- Je suis désolé, ça n'est pas ce que je voulais dire. T'es fâché ?

- Non, ne t'en fais pas !

- C'est cool, parce qu'il ne doit plus y a voir beaucoup de monde avec qui je ne suis pas fâché...

- Romain ?

Alors là ! Maman ? Mais qu'est-ce que... ?

- Je me demandais si je n'allais pas devoir pousser jusqu'au relais de chasse.

- Je vais vous laisser...

- Non, non, Matthieu, je vous en prie, restez. Romain, on peut parler deux minutes ?

- Oui.

Je n'avais pas envie d'être aimable, mais je savais qu'elle n'était pas là pour me faire la morale : pour ça, elle se contentait de m'écrire ou de me téléphoner. Non, si elle s'était déplacée, c'est qu'elle était là pour discuter. Je me fis une remarque qui me fit sourire intérieurement : avec son jean, son polo et ses lunettes de soleil dans les cheveux, on aurait presque pu la prendre pour ma sœur...

- Tu es toute seule ?

- Oh que oui ! Ne t'en fais pas, il attend dans la voiture.

- Je ne m'en faisais pas.

- La voiture est de l'autre côté de la route, devant le champ du père Fournier. Donc, techniquement, il n'est plus chez nous.

- ...

- Romain...

- Maman ?

- Mon chéri, je pense que je suis passée à côté de pas mal de choses, ces derniers temps, en ce qui te concerne...

- T'es choquée ?

- Que tu ne m'en aies pas parlé, oui.

- T'es jamais là...

Elle soupira, et s'assit sur le tronc qui semblait devoir servir de banc à toute la famille.

- Je travaille beaucoup, c'est vrai. Mais je suis ta mère... Même si je ne suis pas souvent là.

- Je n'ai jamais dit le contraire.

- Mon chéri, je t'assure que si j'avais pu imaginer que la rencontre entre Michael et toi allait provoquer autant de problèmes, je l'aurais laissé à Paris.

- Ça n'est pas de ta faute, tu sais : on est assez grands pour foutre le bordel sans ton aide. Et puis, tu voulais que lui et moi on s'entende bien, non ?

- Romain, ton vocabulaire...

- Grand-Mère, sors de ce corps !

Maman sourit tristement.

- J'aurais aimé, que tous les deux, ça colle, oui. Mais j'aurais dû comprendre que ça ne fonctionnerait pas après cette histoire de déménagement...

- Le truc, c'est que ça, tu aurais dû m'en parler toi-même.

- Encore eût-il fallu que j'aie pris ma décision ! Ce qui n'était pas le cas.

- Comment ça ?

- Écoute, Michael n'a pas un mauvais fond. Quoi que tu en penses.

- Je n'ai rien dit !

- Non, mais tu penses trop fort... J'ai évoqué la question une fois avec lui : je m'étais dit que de passer deux ou trois ans aux États-Unis pourrait être pour toi une formidable opportunité. Mais je ne m'étais pas vraiment penchée sur la question, qui est plus complexe qu'il y paraît : avec mon emploi du temps, je n'étais pas certaine de pouvoir m'occuper de toi correctement. Et si c'était pour te confier à une nounou, autant que tu restes avec Papa et Maman à Gallerand.

- Mais qu'est-ce que Michael vient faire là-dedans, alors ?

- Il a pensé me faciliter les choses. Il s'est dit que si tu acceptais de venir avec nous en Floride, ça m'éviterait des soucis, et que ça m'aiderait à prendre ma décision.

- Et il s'y est pris comme un manche.

- On peut dire ça comme ça.

- Et ce qu'il a fait à Baptiste...

- ...est tout à fait impardonnable. Rassure-toi, Papa et Maman ne se sont pas gênés pour le lui dire, ni moi pour en rajouter une couche. Et tu as ma parole qu'il ne remettra plus les pieds à Gallerand quand tu seras là. Du moins, pas sans ton accord.

- Faut pas trop compter dessus...

- Ça, mon chéri, je m'en doute... Mais tu vois, je l'aime. Comme tu aimes Ludovic. Et comme tu aimes Baptiste, si j'ai bien compris.

Euh... Oui, bon, celle-là, franchement, c'était presque un coup bas !

- Maman, je...

- Non, non, laisse-moi finir : je ne te juge pas, et je ne t'en veux pas, quoi que tu puisses en penser. Mais je te demande de ne pas me juger non plus.

- Mais Michael est quand même un gros con prétentieux.

- Romain...

- Mais je t'aime quand même. Et je ne t'en veux pas de partir avec lui.

- C'est vrai ?

- C'est vrai.

Pour la rassurer – et sans doute me rassurer aussi – je la pris dans mes bras. Je la sentis se détendre. Je ne savais pas si Michael avait un mauvais fond ou pas – même si mon avis sur la question risquait fort de ne pas être le même que celui de Maman – mais je savais que ma mère, elle, ne méritait pas que je la torture à cause d'une situation sur laquelle elle n'avait aucun contrôle, et dont j'étais au moins en partie à l'origine.

- Je suis désolé, mon chéri...

- Pourquoi ?

- D'être une aussi mauvaise mère...

Je m'écartai doucement d'elle, et je plongeai mon regard dans le sien. Mon pauvre cœur, déjà bien tourmenté ces derniers temps, se serra encore un peu quand je vis qu'elle avait les yeux humides.

- Maman, tu es une mère absente, mais ça ne fait pas de toi une mauvaise mère : tu m'as confié à Grand-Père et à Grand-Mère pour qu'ils s'occupent de moi, alors que tu aurais pu prendre une nounou ! Et c'est très bien comme ça !

- Mon chéri...

- Arrête de te torturer : j'ai une vie magnifique ! J'ai autour de moi tous les gens que j'aime, à part toi. Mais je ne te demanderai pas non plus de venir t'installer toute seule à Gallerand. Parce que tu serais malheureuse, et que ça me rendrait malheureux.

- C'est vrai, ça ?

- Je t'aime, Maman.

- Moi aussi, je t'aime.

Ce câlin-là fut nettement plus détendu que le précédent. Bien sûr que j'aurais aimé grandir avec ma mère pour s'occuper de moi. Mais je l'aimais quand même. Avec ses qualités et ses défauts. Comme elle m'aimait moi. Comme disaient si souvent les grands-parents, on aime les gens pour ce qu'ils sont, par pour ce qu'on voudrait qu'ils soient. Eh bien moi, c'est comme ça que j'aimais ma mère, et que je l'aime encore aujourd'hui. Mon seul regret, c'était qu'elle ne prenait conscience de ça qu'aujourd'hui... Je déposai un bisou sonore sur sa joue.

- Allez, file : ton chéri t'attend dans la voiture. Ça serait dommage que les éboueurs passent...

- Romain !

- Je te taquine, Maman !

- Je sais... Bon, je ne te ferai pas de recommandations pour la pension : tu es un grand garçon. Mais je passerai te voir là-bas quand je serai à Londres. C'est promis ?

- Tu crois qu'on a le droit ?

- On dirait que tu doutes de mes talents...

Ah non, pas du tout ! Quand Maman voulait quelque chose, en règle générale... Sauf quand il s'agissait de la famille, mais ça, c'était une autre histoire...

- Je t'envoie un email quand je suis arrivée à Miami, d'accord ?

- Tu repars quand ?

- On a un avion ce soir.

- D'accord.

Un câlin, un bisou, et elle repartit tranquillement vers la maison. Cette conversation me laissait un sentiment bizarre... Matt, qui n'avait pas dit un mot pendant que je parlais avec Maman, passa son bras autour de mes épaules.

- Ça va, bouchon ?

- Je crois, oui.

- C'est plutôt une bonne chose, cette conversation, non ?

- Je crois, oui.

- T'es coincé en mode « je crois, oui » ?

- Quelque chose comme ça...

- Tu veux rentrer ?

- Je n'ai envie de voir personne...

- Pas même Ludo ? Il doit s'inquiéter...

Mon pauvre amour... Je lui menais la vie dure... Entre mon amant, mon beau-père et mon caractère de merde, il ne devait pas être déçu du voyage... Matt avait raison : il fallait que je passe un peu de temps avec ma moitié. Je ne l'avais pour ainsi dire pas vu depuis hier soir, et il me manquait comme si on ne s'était pas vus depuis des mois. Ça promettait d'être long, la pension...

- On va rentrer discrètement, et je vais aller me reposer dans ma chambre. Si tu croises Ludo...

- Envoie-lui un message, ce sera plus simple.

- Avec le bol que j'ai et les problèmes de réseau dans le coin, il l'aura sans doute pour la Toussaint...

- Ça vaut quand même le coup d'essayer, non ?

- T'as raison... Dis, je peux te demander un service ?

- Je t'écoute, bouchon.

- Tu pourrais pousser jusqu'à la ferme pour t'assurer que Baptiste est bien allé à Orléans pour faire ses radios ?

- Pas de soucis. Et s'il n'y est pas encore allé ?

- Tu l'attrapes par la peau du cul, tu le colles dans ta voiture, et tu l'emmènes de force.

- Ah oui, quand même. D'accord ! Et de ce que j'en ai vu, il m'a l'air d'avoir un très joli petit cul...

J'éclatai de rire ! Grand-Mère et Maman n'avaient somme toute pas tort : il fallait que je songe à employer un langage un peu moins... fleuri.

Nous nous mîmes en route pour la maison, et en chemin j'envoyai un message à Ludo lui demandant de m'attendre dans la chambre. En arrivant dans le hall, je tombai nez à nez avec Grand-Mère. Je pris le parti de parler le premier :

- Demain, tu auras le droit de me crier dessus tout ce que tu voudras. Mais là, je voudrais juste aller me reposer un peu.

- Va te reposer, alors, j'attendrai !

Elle m'avait répondu en souriant : elle ne crierait pas du tout.

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Arrivé dans la chambre, j'enlevai mes baskets, et je me laissai tomber de tout mon long sur le lit.

Ce n'était pas physiquement, que j'étais fatigué, mais moralement. La vision du visage tuméfié de Baptiste n'avait pas arrangé les choses, et la démolition en règle de la chaise ne m'avait pas apporté la sérénité que m'aurait apportée la démolition du mec assis dessus. En fait, l'épisode de la salle à manger m'avait vidé. Et comme de bien entendu, j'étais tellement fatigué que je n'arrivais pas à m'endormir.

La porte du salon s'ouvrit, et un petit miaulement se fit entendre, accompagné d'un bruit de pas sur le parquet. J'entendis Ludo chuchoter :

- Tais-toi, vilain ! Tu vas le réveiller !

Les pas s'approchèrent : Ludo venait fermer la porte, pour s'assurer que Popcorn ne me dérangerait pas. Alors qu'il passait la tête pour attraper la poignée, son regard croisa le mien. Il sourit, et chuchota à l'oreille de Popcorn :

- Tu peux y aller, il est réveillé !

Il déposa mon tigre miniature par terre : il fallut moins de dix secondes au félin farceur pour se hisser sur le lit et venir se jeter contre moi en ronronnant.

- Toi aussi, tu peux venir...

Ludo enleva ses baskets, et vint s'allonger à côté de moi en prenant garde de ne pas faire mal à Popcorn.

- Tu veux que je ronronne, moi aussi ?

- Non, je veux que tu m'embrasses.

- D'accord. Mais avant...

Il attrapa Popcorn, et le posa sur mon t-shirt sale, qui était toujours posé au bout du lit. D'ailleurs, Ludo avait dû batailler sec avec Marie pour que personne ne touche à ce t-shirt... Mon chevalier blanc !

Mon chevalier avait heureusement échangé son armure contre un bermuda et un t-shirt : c'était beaucoup plus confortable ainsi. Pour tous les deux.

Il m'embrassa tendrement, puis se cala confortablement sur les oreillers. Je posai ma tête sur son ventre, comme nous avions pris l'habitude de le faire. Il commença à me caresser doucement les cheveux, avant de me demander d'une voix douce :

- Alors, chaton, tu me racontes ?

- C'est une longue histoire...

- On a tout notre temps, tu sais...

- D'accord... En fait, tout a commencé ce matin...

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