Chapitre XVIII

À Amine, pour être devenu mon centième follower :)


J'eus toutes les peines du monde à reprendre mon souffle et mon sérieux. Quant à Matt, il était tout simplement couché sur le canapé, et il riait tellement qu'il en avait presque du mal à respirer. Son t-shirt, qui était remonté quand il avait levé les bras pour s'essuyer les yeux, laissait entrevoir de délicates tablettes de chocolat... Ho, hé, Romain ! C'est pas bon pour ton régime, ce genre d'idées... Certes. Mais bon, ça n'est pas parce qu'on est au régime qu'on n'a pas le droit de regarder le menu...

Il nous fallut cinq bonnes minutes pour nous calmer, et moins de quinze secondes à Matt pour s'inquiéter :

- Rassure-moi, ta grand-mère ne va pas trop mal le prendre ?

- Oh ne t'en fais pas, si elle l'avait mal pris, tu l'aurais su tout de suite !

- Tu crois ?

- Non, je ne crois pas : je sais.

- Bon, nickel. Donc, je peux rester allongé là, et toi tu peux continuer à mater tranquillement...

Mais comment faisait-il pour savoir ça ? Machinalement, je touchai mes lèvres pour m'assurer que je ne bavais pas... Décidément, ce coup sur la tête avait certainement fait plus de dégâts que le médecin ne l'avait dit... Histoire de comprendre comment Matt avait remarqué, je me décidai à faire la chose la plus simple du monde : lui poser la question.

- Comment tu sais que je te matais ?

- D'après toi ?

- J'ai vérifié : je ne bave pas.

Il me fixa, incrédule, quelque chose comme une demi-seconde, et repartit dans son fou rire. J'étais à la fois très vexé d'être ainsi l'objet de ses railleries... et très flatté d'être son objet de quelque chose... Je délirais totalement !

J'en venais à me demander à quel jeu exactement Jacques comptait jouer en me donnant carte blanche pour... Non... Ben si, tout compte fait. Carte blanche, c'est carte blanche... Si jamais un jour Grand-Père savait ça !

- À quoi tu penses, bouchon ?

Ah, ça y est, le beau gosse s'était calmé. Seulement, il m'avait pris en traître, et je répondis sans vraiment réfléchir à ce que je disais, un peu comme si je pensais à voix haute :

- Réponse : à toi... et... Bref. Question : tu m'appelles bouchon, toi aussi, maintenant ? C'est pour pouvoir plus facilement jouer les tire-bouchons ?

Alors que je finissais ma phrase sur le ton de la conversation, un gros voyant rouge s'alluma dans ma tête : j'avais – une fois encore – perdu une magnifique occasion de fermer ma gueule... Il ne sembla pourtant pas s'en offusquer :

- Ah ben Jacques ne m'a pas raconté d'histoires : tu... tu as du répondant !

- J'en ai sous la pédale, comme on dit...

Il se remit à rire.

- Non, arrête, c'est bon ! Temps mort ! Si tu continues comme ça, on va avoir du mal à avoir une discussion sérieuse, tous les deux.

- Donc, tu veux qu'on ait une discussion sérieuse tous les deux ?

- Tu n'as pas envie qu'on fasse connaissance ?

Oh que si, j'avais envie qu'on fasse connaissance ! Mes hormones en ébullition ne demandaient même que ça... Mais je ne pouvais pas lui dire ça, comme ça... Et surtout, il fallait d'abord que j'aie une discussion avec Jacques concernant cette fameuse carte blanche. Et encore ! Une petite voix intérieure me disait que ce ne serait pas vraiment une bonne idée... Mais en attendant, rien ne m'empêchait de faire connaissance avec ce beau blond !

- Si, bien sûr. Mais pas ici.

- Ah ? Et pourquoi ça ?

- Oh, parce que tu apprendras vite qu'à Gallerand, les murs ont des oreilles... Et puis je n'ai pas envie de rester enfermé avec un temps pareil. On va se balader un peu ?

- Ça va aller, tu es sûr ?

- Oui, oui, rassure-toi : je ne passe pas ma vie à tourner de l'œil...

Il se leva, et me tendit la main pour m'aider.

- Je te crois sur parole. Et puis... je suis là.

À ce moment précis, une sorte de déclic se fit dans ma tête. Je ne devais pas, je ne pouvais pas profiter de la carte blanche que Jacques m'avait donnée. J'avais besoin d'avoir un ami, pas d'un coup d'un soir. Et j'avais d'autant plus besoin d'un ami qu'avec Ludo, depuis que nous étions ensemble, les choses avaient changé. Oh, pas beaucoup... Mais notre relation avait évolué. C'était normal, et j'étais pleinement satisfait de ce changement. Par contre, je n'avais plus d'ami... juste ami. C'était décidé, ce serait la première chose dont je parlerais avec Matt. Histoire de lever toute ambiguïté.

- Viens, je vais te montrer les jardins, et on poussera jusqu'au relais de chasse.

- Comme tu voudras. Mais surtout, si ça ne va pas, dis-le moi...

- Avant de tomber dans les pommes, promis !

Je ne me sentais pas vraiment vaillant, mais je voulais m'éloigner un peu de la maison. Il y avait dans l'atmosphère un je-ne-sais-quoi qui me déplaisait.

J'entraînai Matthieu à ma suite dans les jardins. Le soleil tapait moins fort que tout à l'heure, mais je décidai de m'en protéger tout de même. Nous longeâmes les jardins, divisés en six grands carrés depuis la construction du château, à l'ombre du berceau au sud de l'ensemble. Nous marchions tranquillement, sans nous presser. Il faut dire que même si je l'avais voulu, je n'aurais certainement pas encore pu faire beaucoup mieux. La piscine devait être livrée vendredi prochain... J'avais intérêt de faire mieux que ça si je voulais aller me baigner le premier ! Matt, d'une voix douce, me tira de mes pensées.

- C'est vraiment un endroit magnifique !

- Oui... Tu vois, je connais ces jardins depuis que je suis tout petit, et pourtant je les trouve toujours aussi beaux...

- Je crois que je peux comprendre ça...

À l'extrémité du berceau, là où il rejoignait celui qui courait au fond des jardins, il y avait une ouverture dans les barrières, et un joli banc en pierre. J'allai m'y asseoir, et Matt me suivit.

- Fatigué ?

- Non, non, ça va ! Attends, on n'a même pas fait cent mètres ! Non, c'est juste que j'aime bien venir m'asseoir sur ce banc...

- Une raison en particulier ?

- Pas vraiment... C'est seulement qu'ici, on est à Gallerand, mais on dirait que Gallerand est hors du temps : pas de route, pas de voitures, rien. Juste la maison et les jardins...

- Tu as de la chance d'habiter un lieu comme celui-ci.

- Je sais...

Le silence revint, à peine troublé par le bruit du vent dans les arbres et les pépiements des oiseaux. Je sentais qu'il était prêt à avoir cette conversation avec moi... Mais je ne savais pas trop comment lui faire part de mon envie... de ne pas coucher avec lui. Je pris la tangente, en espérant que la conversation viendrait naturellement sur ce terrain-là :

- Dis, Matt, tu as quel âge ?

- Vingt ans.

Oh ben merde ! Vingt ans ? Il ne s'emmerdait pas, Jacques, cette fois-ci ! Matt interpréta mon silence avec beaucoup de finesse :

- Ça te choque, hein ?

- Ben... Jacques a l'âge de Grand-Père, alors...

- Alors tu ne crois pas que je puisse l'aimer sincèrement ?

Je ne m'attendais pas vraiment à ce genre de question. Je le fixai, essayant de lire sur son visage ce qu'il ne me disait pas. Il soupira.

- J'aurais cru que toi, tu aurais pu comprendre.

- Je n'ai pas dit le contraire.

- Mais tu n'as pas répondu à ma question...

- Parce que pour le moment, je n'ai pas de réponse à ta question : on se connaît à peine !

- Je vois...

- Non, tu ne vois pas. Laisse-moi m'expliquer : oui, je crois que l'amour peut exister entre deux personnes, sans qu'il soit question d'âge, de sexe, de genre, ou de quoi que ce soit d'autre. Est-ce que pour autant je te crois quand tu me dis que tu aimes Jacques ? Oui. Parce que je n'ai aucune raison de penser le contraire.

- Mais... ?

- Mais tu ne peux pas vraiment m'en vouloir si je tique un peu sur le fait que tu as presque mon âge. Ça ne me choque pas, mais c'est quand même pas ordinaire !

Il soupira de nouveau :

- Je suis en période de test, c'est ça ?

- Comment ça, en période de test ?

- Tu te demandes si je suis sincère, ou si je profite de Jacques ?

- Non, mais non... Matt...

- Tu sais... je sais très bien que les gens nous jugent.

- Pas nous.

- Tu crois ça ?

- Oh non : je le sais ! Alors d'accord, Grand-Père a certainement dû tiquer un peu aussi quand Jacques lui a donné ton âge. Mais il t'accueille chez lui, sans poser de questions. Et Grand-Mère te laisse même l'appeler par son prénom !

- Et toi ?

- Et moi je suis là, avec toi, en train de me demander si toi et moi on pourra devenir amis.

Il resta à me regarder un instant, puis reprit :

- Je... Jacques fait comme s'il n'entendait rien, mais nous savons tous les deux qu'il passe pour un vieux pervers et moi pour un gigolo.

Ah oui... Quand même... Je commençais à me demander si je ne devrais pas faire psycho, plutôt qu'histoire de l'art : tout le monde venait me confier ses petits bobos... Bon, c'est vrai, c'est méchant. Mais que répondre ? Une seconde de concentration, et l'idée vint d'elle-même :

- Les autres, on s'en fout.

- Comment ça ?

- C'est ce que m'a dit Ludo le jour où je lui ai dit que je préférais les garçons. Il m'a dit : « Je t'aime comme tu es. Et le reste, on s'en fout. » Jacques et toi, vous vous aimez ?

- Oui, bien sûr !

- Alors le reste, on s'en fout !

- ...

- Matt, ni Jacques ni toi ne pourrez jamais empêcher les gens qui ne pensent pas comme vous de raconter des saloperies dans votre dos. Seulement si l'un de vous deux est touché par ce qu'ils disent, alors ce sont eux qui gagnent.

- Ouais...

- Non, Matt, pas « ouais ». C'est comme ça ! Tu penses qu'au collège ça a été facile, quand les gens ont su que j'étais gay ?

- J'imagine que non...

- J'ai laissé les gens dire ce qu'ils voulaient. Et j'en ai entendu, des trucs dégueulasses, tu peux me croire ! Et j'ai fini par péter la gueule du premier qui s'est cru assez malin pour venir me traiter de pédé en face. Les gens ont moins parlé, puis ils sont passés à autre chose.

Il resta silencieux. Il assimilait lentement ce que je venais de lui dire. Il finit par sourire :

- Romain, tu sais quoi ?

- Non ?

- Je crois que toi et moi, on va pouvoir devenir amis.

J'étais ravi ! Je m'empressai de lui dire, et de caser ma mise au point dans la foulée :

- Alors d'accord. On est amis. Donc, on ne couchera jamais ensemble.

- ??!

- Tu viens ?

Je m'étais levé, et je lui tendais la main. Il la prit et se leva :

- Je ne sais pas combien de temps ça va durer, mais tu n'arrêtes pas de me surprendre.

- Oh, il va falloir t'y faire ! Demande à Grand-Mère : je la surprends encore tous les jours.

Nous quittâmes les jardins, traversâmes le petit pont de bois, puis nous prîmes le chemin qui menait au barrage. Chemin faisant, je relançai la discussion :

- Jacques m'a dit comment vous vous étiez connus. Mais il m'a dit que c'était à toi de me parler de ton affaire, si tu le voulais.

Il s'arrêta net. Il regardait ses chaussures. Ça me faisait bizarre, de voir ce grand gaillard aussi mal à l'aise... J'avais envie de le prendre dans mes bras, mais quelque chose me retint. Il commença d'une voix sourde :

- Je me suis mis en couple à l'âge de dix-sept ans. Mes parents... n'ont pas très bien pris le fait que je sois gay. Ils m'ont foutu dehors.

Je ne disais plus un mot. Je m'assis sur une souche, et Matt s'assit par terre, face à moi. Il ne me regardait toujours pas.

- Ça n'est pas bien grave, en fait. À dire vrai, je crois même que c'était même mieux comme ça. Je me suis donc installé chez Anthony. C'était un ami de mon ex, mais nous avions gardé contact tous les deux. Lui, il venait d'avoir dix-huit ans. Et il avait des parents qui lui passaient tous ses caprices... Du coup, il avait un superbe appartement dans la banlieue chic de Paris.

Il leva les yeux vers moi, avec une certaine inquiétude dans le regard.

- Je te jure que ça n'est pas une habitude...

De quoi est-ce qu'il parlait ? Oh, oui, d'accord : il faisait le rapprochement entre Anthony et Jacques ! Moi, j'étais à mille lieues de ça !

- Pas de problème... Matt ?

- Oui ?

- Tu n'es pas obligé...

Il réfléchit un court instant :

- Si. Parce que moi, je sais des tas de choses sur toi, et que toi, tu ne sais rien. Alors si on doit être amis, je veux que tu saches au moins ça d'abord.

- Matt, c'est une mauvaise raison ! On peut être amis, et que tu me racontes ça quand tu te sentiras prêt.

- C'est vrai. Mais c'est le genre de chose dont je n'ai parlé à personne jusqu'à présent.

- Même pas Jacques ?

- J'en ai parlé à mon avocat. Jamais à l'homme dont je partage la vie.

Quelque chose me disait que ça devait être une sombre histoire... Mais je m'interrogeais :

- Pourquoi moi, alors ?

- Parce que mon avocat m'a dit que tu avais la tête sur les épaules, et que ça me ferait du bien de pouvoir en parler à quelqu'un de confiance, sans crainte d'être jugé. Et il m'a dit que ce quelqu'un, ça pourrait bien être toi.

- Ah... Matt, je ne sais pas si je vais pouvoir t'aider, mais en tout cas ton avocat ne s'est pas trompé : je ne juge pas les gens, et je pense vraiment être quelqu'un de confiance. Donc, cet Anthony... ?

Il me sourit tristement :

- Anthony... Je me disais que ce serait sans doute bien, de pouvoir avoir quelqu'un comme lui à mes côtés : autonome, sûr de lui, brillant... Tout ce que je ne suis pas.

- T'es dur, là.

Il fit comme si de rien n'était et poursuivit son quasi-monologue :

- Les premières semaines se sont bien passées. Pour moi, c'était le paradis. Plus de parents sur le dos pour me foutre mes journées en l'air, plus personne pour me traiter de pédé à longueur de temps... Bon, au lycée, c'était un peu difficile... mais je me débrouillais pas mal.

- Et Anthony ?

- Anthony ? Gentil, souriant, toujours là pour m'aider... quand il n'était pas en train de courir après les filles. C'était le paradis, vraiment.

- Et puis ?

- Et puis il y a eu ce fameux samedi soir...

Il me semblait que la nature toute entière retenait son souffle. Même les oiseaux pépiaient moins fort, pour ne pas perturber ce moment délicat. En quelques mots, Matt allait se mettre à nu devant moi, me faire part de ce qui le rongeait.

- Ce soir-là, il est rentré de boîte complètement ivre. Ça n'était pas la première fois que je le voyais dans cet état, mais là... Il y avait quelque chose de mauvais dans son regard. À la seconde où j'ai vu ses yeux, j'ai su que ça allait mal se terminer...

Sa voix... Il y avait toute la tristesse du monde, dans cette voix... Je descendis de ma souche pour m'asseoir à côté de lui. Je passai doucement ma main dans son dos, pour le rassurer.

- Je suis là...

Sous ma main, qui caressait toujours son dos, je le sentis sangloter. Il continua.

- Ça n'est pas très glorieux... À tout prendre, c'est même banal à pleurer, je pense... Il avait dragué une fille en boîte, avec un peu trop d'insistance... Non seulement il s'était fait jeter par une fille, mais il s'était aussi fait jeter de la boîte. Et là, il... Il a voulu me forcer à le sucer.

C'était encore pire que tout ce que j'avais pu imaginer... Matt continua d'une voix froide, presque comme si cette histoire qu'il me racontait ne le concernait pas :

- Quand j'ai refusé, il a commencé à m'insulter... Il a insisté, mais je ne voulais absolument pas céder. Alors, il a fait mine de s'excuser. Il s'est approché pour me prendre dans ses bras et s'excuser. Je l'ai laissé faire. Là, il m'a attrapé, et il m'a cogné. Encore et encore. Et encore... J'ai vraiment cru que j'allais mourir là, dans ce putain de hall d'entrée.

J'étais atterré. J'avais eu la chance de grandir dans une famille soudée – à défaut d'être tout à fait normale – et la violence domestique ne faisait pas partie des choses auxquelles j'avais été confronté. Tout ça m'était totalement inconnu. Et pourtant, j'avais de la peine pour mon nouvel ami...

- On s'est battus, et j'ai fini par réussir à le repousser. Et je suis parti en courant. J'ai descendu les escaliers quatre à quatre. Je suis sorti dans la rue, et j'ai couru encore. Jusqu'à ce que je m'effondre sur le trottoir. Quand je me suis réveillé, j'étais à l'hôpital. J'étais totalement perdu, je ne savais même pas ce que je faisais là. Et j'avais une de ces migraines !

Il leva les yeux vers moi. Il avait les yeux rouges, et les larmes coulaient le long de ses joues. Même dans la peine, il restait beau...

- Les médecins m'ont dit qu'un couple m'avait trouvé sur le trottoir, et avait appelé les pompiers. J'ai mis plusieurs jours à me rappeler de ce qui s'était passé... Les policiers ont même dû revenir deux fois. Il m'a frappé tellement violemment que j'ai eu une commotion cérébrale... J'aurais pu mourir, cette nuit-là, si je ne m'étais pas échappé.

- Je suis tellement désolé pour toi...

- Ils sont allés le chercher. Il avait à peine dessoûlé. Il a pris un an avec sursis. Il a payé.

- Et toi... Tu t'en sors comment ?

- Mieux depuis que j'ai Jacques.

Une pensée bizarre me vint à l'esprit : je ne savais pas trop pourquoi, mais à ce moment précis, je pensai à Michael. Mon cerveau enchaîna rapidement les comparaisons plus ou moins heureuses, et j'en arrivai à une question que je me devais de poser à Matt.

- Je peux te poser une question indiscrète ?

- Tu peux me poser toutes les questions que tu veux. Les questions ne sont jamais indiscrètes. Il n'y a que les réponses qui peuvent l'être.

- D'accord... Jacques et toi... Tu vois ça comment ?

Bon, visiblement, il ne s'attendait pas à cette question-là. Il réfléchit un court instant, puis me répondit par une question :

- Et toi, tu vois ça comment ?

Même si je ne pensais pas qu'il me demanderait ça si rapidement, j'avais déjà creusé le sujet.

- Je crois que Jacques est bien avec toi. Et tu m'as l'air d'être bien avec lui. Si vous êtes bien ensemble, je pense que vous avez tout pour être heureux très longtemps.

- Notre différence d'âge ne te choque pas trop, alors ?

- Quand on aime, on ne compte pas.

- Tu sais... Parfois, j'ai peur d'être une gêne pour lui.

- Comment ça ?

- Pour ses affaires, pour ses amis... Entre notre différence d'âge et mon passé...

Je commençai à me demander ce que Jacques lui avait dit – ou pas – de sa vie pour que Matt puisse se poser ce genre de questions... Mais ça n'était pas à moi d'entrer dans les détails...

- Tu sais, Matt, pour ce qui est de ses affaires, tu ne risques pas le gêner : ses clients le connaissent depuis longtemps, et il a toujours assumé son côté fantasque. En plus, les gens qui le consultent ne s'attachent qu'au fait de gagner leur procès : certains viennent de province pour qu'il les représente. C'est un excellent avocat, et c'est tout ce qui compte pour eux.

- En admettant que tu aies raison...

- Mais j'ai raison ! Et tu n'as pas à rougir de ton passé ! Tu es une victime, Matt !

Il me fixa un instant, et reprit :

- Mais je n'ai pas envie d'être une victime !

- Pourtant, c'est ce que tu es ! Tu n'es pas que ça, mais tu es ça aussi. La preuve : tu as peur que ton passé soit une gêne pour Jacques !

- Un pédé de vingt ans qu'il a ramassé sur le banc du prétoire dans une affaire de coups et blessures, tu parles d'un pedigree !

- Écoute, Jacques est un grand garçon. S'il t'a « ramassé », c'est qu'il avait de bonnes raisons. Et puis on ne te demande pas d'afficher ta vie sur un t-shirt, non plus ! Et ça n'est pas écrit sur ton front...

- Mais que vont penser ses amis ? Sa famille ?

- Ses amis sont ses amis parce que Jacques est ce qu'il est. Donc de ce point de vue-là, tu n'as rien à craindre. Et sa famille, c'est nous. Et tu peux me croire, si Grand-Mère t'a adopté, tu as passé le plus difficile !

- C'est vrai ?

- « Rien ne se fait à Gallerand contre l'avis de Grand-Mère ». C'est la règle de survie numéro deux.

- Ah. Et la numéro un ?

- « Ne jamais se faire prendre ».

Il se remit à rire.

- Jacques m'avait prévenu que tu étais un sacré loustic, mais j'avoue que la réalité dépasse largement ce à quoi je m'attendais !

- Et c'est une bonne chose ?

- C'est une excellente chose ! Tu sais, d'habitude, je ne suis pas facilement à l'aise avec les gens de mon âge. Surtout depuis cette histoire...

- Je peux comprendre... Mais ceci dit, tu caches bien ton jeu...

- Ben écoute, en fait, même avec Ludo ça s'est bien passé.

- Mais Ludo...

Un petit sourire vint illuminer le visage de Matt :

- Ludo m'a expliqué.

- Il t'a expliqué quoi ?

- Je crois bien qu'il m'a tout expliqué ! Quand on t'a ramassé, il a eu une trouille bleue, et Jacques m'a demandé de le consoler.

De le consoler ? Rien que ça ?

- En tout bien tout honneur, ça va de soi.

- Tu es télépathe ?

- À mes heures perdues, oui. Quoi qu'il en soit, Ludo m'a parlé de vous deux, et de Baptiste, qui s'est retrouvé bien malgré lui mêlé à tout ça.

- Mais les grands-parents...

- Ils ne savent rien du tout, et Jacques m'a dit qu'il serait mieux pour la tranquillité de tous que ça reste comme ça.

- Oui, ben il n'a pas tort...

- Je me doute bien...

Je ne savais pas trop quoi répondre... Mais il avait soulevé un point important : Baptiste. Que deviendrait Baptiste quand lui et moi... Parce que le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il n'était pas doué avec les filles... Il me vint soudain à l'esprit une idée tordue :

- Dis, Matt ?

- Oui, Romain ?

- Tu n'aurais pas une jeune et jolie sœur célibataire ?

- Encore des envies de dépucelage ?

Mais qu'est-ce que j'avais chaud, d'un seul coup ! Je devais être tout rouge, parce qu'il se mit à rire gentiment :

- Pas la peine de rougir : moi aussi, je suis passé par là !

- Avec les filles aussi ?

- Oui.

- Et ?

- Échec total.

Ce fut à mon tour de me mettre à rire, tant sa mine dégoûtée était drôle !

- D'accord. Donc, non, aucune envie de dépucelage complémentaire pour le moment.

- Alors... ?

- Alors je me disais... Voilà, Baptiste et moi, ça ne pourra pas durer éternellement. D'autant que la situation est déjà compliquée, et que je n'ai envie de faire du mal ni à Ludo, ni à Baptiste.

- Comment ça ?

- Je... J'aime énormément Baptiste. Et je ne voudrais pas tomber amoureux.

Il resta quelques instants à me jauger de son regard pénétrant, ses yeux gris cherchant à démêler ce qui se passait dans ma tête d'adolescent.

- Tu penses que ça pourrait arriver, ou c'est déjà le cas ?

- Non, non, je ne suis pas amoureux. Mais je l'aime. Et pourtant, ça n'est pas comme avec Ludo.

- Et Ludo ? Tu es amoureux ?

- Oui.

- Tu es certain ?

- Si ça n'était pas le cas, je ne serais pas amoureux...

Il lâcha un petit sifflement :

- Jacques était très en-dessous de la réalité : en fait, tu as des raisonnements d'adulte...

- C'est parce que j'ai été élevé par mes grands-parents, je suppose.

- Sans doute. Mais tu m'épates quand même. Et pour répondre à ta question, oui, j'ai une sœur, et elle est célibataire. Pourquoi ?

- Je me demandais si à l'occasion... tu ne pourrais pas la présenter à Baptiste ?

- Euh... D'habitude, je ne me mêle pas trop de ses affaires de cœur...

- Mais elle pourrait se trouver invitée à Gallerand à l'occasion... et tu pourrais faire les présentations ?

- Ben oui, je pense... Mais tu veux l'inviter pour quelle raison ?

Matt n'avait pas tort : je ne pouvais pas, de ma propre initiative, inviter la sœur de Matt à Gallerand. Surtout pas sans motif valable...

- Bon, il faut encore que je réfléchisse à tout ça... Mais je suis certain que je vais trouver une idée lumineuse.

- Tant de modestie, à ton âge... Je suis jaloux.

Devant ma mine déconfite, il éclata de rire :

- Allez, bouchon, tu me montres le fameux relais de chasse ?

- D'accord.

Il se leva, et m'aida à me relever. Il en profita pour me prendre dans ses bras, et me faire un bisou sur la joue. Un petit « merci » glissé dans mon oreille me donna l'explication de cet élan de tendresse. Je le serrai à mon tour. Je lui fis également un bisou sur la joue, et je glissai dans son oreille un « de rien » aussi intime que son « merci ». Nous reprîmes notre route vers le relais de chasse.

- Jacques m'a dit que tu allais partir en pension ?

- M'en parle pas ! Rien n'est fait, mais je sens que je ne vais pas pouvoir y couper...

- Et tu en penses quoi ?

C'était une bonne question... Jusqu'à présent, j'avais dit non plus par principe que par conviction : je ne voulais tout simplement pas quitter Gallerand. Point final. Mais je ne m'étais jamais vraiment penché sur les avantages et les inconvénients de cette histoire de pension.

Bien évidemment, le premier inconvénient – et il était énorme – était que je quitterais Gallerand pour ne revenir qu'aux vacances, en laissant derrière moi tous ceux que j'aimais : Grand-Mère, Grand-Père, Ludo, Baptiste, Ariane, Lionel... Mes copains et mes copines, c'était un peu différent : en quittant le collège pour le lycée, j'allais perdre de vue la plus grande partie d'entre eux. Mais quand même...

Impossible de se faire des soirées cocooning avec Ludo, impossible de voir Baptiste, impossible de serrer Grand-Mère dans mes bras ou de jouer aux échecs avec Grand-Père... Adieu les week-ends chez Lionel et Ariane... Adieu Gallerand... À lui seul, cet inconvénient-là risquait de faire fortement pencher la balance...

Avantages ? D'une certaine manière, ça rassurerait les grands-parents qui, pour une obscure raison, semblaient très inquiets que je devienne un délinquant en herbe en fréquentant un lycée classique. Je m'étais renseigné sur Welton Academy, la pension où je risquais de passer un certain temps : seule la crème de la crème y était admise. Et aussi surprenant que ça puisse paraître, même si le prix de la scolarité réservait cette école de trois cents élèves à une certaine élite, être « fils de » ne suffisait certainement pas à mettre les pieds dans ce bastion de l'enseignement traditionnel « à la française » perdu au nord du pays de Galles : il fallait des résultats scolaires très au-dessus de la moyenne pour accéder à ce temple du savoir. De ce côté-là, je n'avais pas trop de soucis à me faire : ma mémoire photographique m'aidait pas mal, et je bossais. Donc, niveau notes, c'était la fête.

Moralité de l'histoire, en faisant mes trois ans à la Welton Academy, j'avais de fortes chances d'obtenir mon bac avec au minimum une mention bien. J'étais obligé de l'admettre : étant donné le cursus que je me préparais à suivre, viser l'excellence était le minimum. Donc, le niveau d'études proposé là-bas était un gros « pour »...

Une fois encore perdu dans mes pensées, je n'avais pas remarqué que nous étions arrivés au barrage. Matt posa sa main sur mon épaule :

- Romain, ça va ?

- Hein ? Euh, oui, oui, ça va...

- Je crois que quelqu'un était ailleurs...

- Tu crois bien. J'étais en train d'essayer de répondre à ta question.

- Celle que je t'ai posé il y a pas loin de dix minutes ?

- Dix minutes ?!

- Parfaitement, jeune homme...

Il fallait que je fasse attention à ne pas avoir ce genre d'absences trop souvent, ou je risquais fort de finir sur le divan d'un psy...

- J'étais en train de me dire que la pension, ça pouvait avoir du bon.

- Comme ?

- Comme le niveau d'études. Parce que je suis obligé de le reconnaître, c'est une putain de pension !

- Ah ben oui, présenté comme ça...

Il se mit à rire... Bon, il allait aussi falloir que je contrôle un peu mon vocabulaire...

- Arrête, je suis sérieux !

- Oui, oui, je sais !

Ben voyons... Il se marrait, le con... Plutôt que de prendre le chemin qui menait au relais de chasse, je décidai d'aller me tremper les pieds... J'adorais la plage de galets depuis longtemps, mais depuis que j'y avais certains souvenirs... Bref, ça n'était pas le moment de penser à ça... et de se taper l'affiche avec une jolie érection ! Plutôt que de remonter jusqu'à la passerelle, je bifurquai sur la droite, et j'allai m'asseoir sur les galets. Matt me suivit.

- C'est vraiment un endroit magnifique !

- Oui...

- Et c'est super romantique, en plus...

- Tu me dragues, là ?

En voyant son expression, je ne pus m'empêcher d'éclater de rire :

- Pardon, désolé, c'était trop tentant !

- ...

- Je suis désolé... Je te rappelle que j'ai du sang british dans les veines...

- Oui, ben n'empêche que tu es doué pour prendre les gens au dépourvu...

- T'as pas idée...

Il me regarda d'un air étrange, et reprit :

- Je peux te dire un truc ?

- Tu peux tout me dire...

- Je suis amoureux.

- ...

- De Jacques.

- Oui, merci, j'avais compris...

- Mais je ne sais pas si lui...

Je ne pouvais pas juste lui dire ce que m'avait confié Jacques : ça n'était pas à moi de le faire. Mais je pouvais tout de même essayer de rendre ces deux-là heureux avant de partir en pension...

- Il t'a proposé de venir habiter chez lui, je me trompe ?

- C'est vrai.

- Et ?

- Et j'habite chez lui, maintenant.

- Ben tu vois !

- Mais j'ai gardé mon ancien studio.

- Pourquoi ?

Il soupira.

- Parce que j'ai peur, Romain.

- Mais de quoi ?

- J'ai peur de l'avenir. J'ai peur que ses amis poussent Jacques à... à se séparer de moi.

Et puis quoi encore ? Il pensait sérieusement que Jacques était du genre à se laisser manipuler ?

- Là, tu déconnes, Matt.

- Comment ça ?

- Tu doutes de Jacques.

- Moi ? Mais non !

- Mais si : tu penses qu'il est influençable ! Tu penses qu'il pourrait te virer de chez lui juste pour plaire à quelqu'un !

- Oui, mais ses amis...

- On aime les gens comme ils sont, pas comme on voudrait qu'ils soient. Les amis de Jacques le connaissent, et l'aiment comme il est, c'est-à-dire avec toi.

- Mais...

- Non, non, pas de « mais » ! Si quelqu'un qui dit t'aimer veut te changer, il n'a pas besoin de toi comme ami. Il a besoin d'un tamagotchi.

Il avait les yeux rouges. Je posai ma main sur la sienne, et je cherchai à le rassurer :

- Tu aimes Jacques ?

- Oui.

- Vraiment ?

- Vraiment.

- Alors dis-le lui, bordel !

- Comment ça ?

- Ben, c'est pas dur : « Jacques, je t'aime » !

Il sourit tristement :

- Merci pour le tuyau. Mais je voulais dire... Qu'est-ce que ça va changer ? Et si lui ne m'aime pas comme moi je l'aime ?

- Ben écoute, au moins tu seras fixé, plutôt que de te ronger les sangs à longueur de journée.

- Je ne sais pas si je m'en remettrais...

- Ça non plus, tu ne le sauras pas avant de lui avoir dit que tu l'aimais !

- Tu...

- Non.

Je me surpris, à être aussi catégorique... et je réalisai que je ne savais même pas vraiment ce qu'il allait me demander... Je ne voulais pas jouer les entremetteurs, mais ce n'était sans doute pas non plus ce qu'il voulait...

- Excuse-moi... Je suis un peu con, par moment...

Cette fois, son sourire illumina carrément son visage.

- Je vois ça...

- Oh, ça va ! Allez, dis-moi tout...

- D'accord. Tu penses que je dois m'y prendre comment ? Devant tout le monde ?

- Euh... N'attend pas le repas du 15 août pour ça ! Mais à la maison, quand tu veux.

- Tu ferais ça comment, toi ?

- Moi ? C'était un peu compliqué : on était au lit, et ça a failli finir en engueulade...

- Ah ouais...

- Ouais... Matt, fais-le comme tu le sens. Si tu veux un peu de calme, le salon de musique sera parfait. Sinon, attends l'apéro.

- Il faut que je réfléchisse un peu... C'est...

Il se pencha vers moi, et déposa un bisou sur ma joue :

- Merci, petit frère... C'est cool...

Petit frère... Ce mec était vraiment trop mignon ! Et voilà qui clarifiait définitivement la situation, en plus ! Mais le plus drôle, c'est que, d'une manière ou d'une autre, j'allais devenir le beau-frère du meilleur ami de mon grand-père... Voilà qui n'avait pas fini de faire causer dans les chaumières...

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