Chapitre XVII

Après les vives émotions qui avaient agité la maisonnée ces derniers jours, la vie reprenait tranquillement son cours à Gallerand. Ludo, qui était arrivé en même temps que ses parents mais n'était pas reparti, resta avec moi pour m'aider, me soutenir, et tout ce qui va avec.

J'avais bien évoqué la possibilité d'un séjour au relais de chasse, mais Grand-Mère avait soulevé deux objections : d'abord, Baptiste était enfin parti voir sa tante Louise et ne rentrerait que vendredi matin, et donc il n'y avait personne pour « veiller sur nous ». Autrement dit, en langage de Grand-Mère, personne pour nous surveiller... Ensuite, les ouvriers arrivaient lundi matin pour commencer la piscine. Ils en avaient pour une dizaine de jours mais apparemment, pour tenir les délais imposés par Grand-Père, ils allaient devoir commencer tôt le matin et finir tard le soir : impossible donc pour nous de dormir là-bas.

Bon, Grand-Mère se servait tout de même un peu de la piscine comme prétexte, mais je savais que si Ludo et moi dormions seuls au relais, elle ne fermerait pas l'œil de la nuit... Et je l'avais assez empêchée de dormir comme ça.

Nous dûmes donc nous contenter de ma chambre, enfin débarrassée de tous les instruments de torture qui l'avaient provisoirement transformée en chambre d'hôpital. J'avais essayé de mettre Marie de mon côté, histoire qu'elle convainque Grand-Mère. D'habitude, elle se prêtait assez facilement au jeu, seulement cette fois, ça n'avait pas marché :

- Romain, mon chéri, tu n'as pas encore vraiment récupéré... Je suis d'accord avec Madame.

- Oh Marie...

- Romain, s'il te plaît, ne va pas faire d'une mouche un éléphant !

La sagesse ancillaire avait encore frappé. Et Marie était du côté de Grand-Mère. C'était un complot ! D'un autre côté, j'aurais eu mauvaise grâce à leur donner tort : j'avais vraiment du mal à me remettre de mes dix jours sans manger. Et ce malgré tous les efforts de Victoire, qui se mettait en quatre pour me mijoter tout ce que j'aimais. Je risquais de reprendre ces cinq kilos que j'avais perdus, voire plus, mais je doutais qu'avec tous ces plats en sauce le moindre gramme de muscle fasse partie du lot...

Sans Ludo, je ne sais pas comment je me serais débrouillé les premiers jours. Enfin, si : je serais resté dans ma chambre, ou alors Grand-Mère aurait encore sollicité Baptiste, qui n'aurait encore une fois pas pu aller voir sa tante. D'autant que le médecin m'avait dit d'être patient, parce que ma convalescence serait certainement plus longue que je ne pourrais le souhaiter.

Sauf que pour moi la piscine devait être achevée aux alentours du dix, et il était hors de question que je ne l'étrenne pas le jour même : voilà l'objectif que je m'étais fixé. Dans cet objectif, je m'entraînais aussi souvent que possible, et Ludo m'aidait pour mes exercices quotidiens. Vous pouvez me croire, il a fait preuve sur ce coup-là d'une patience à toute épreuve : je passais mon temps à râler contre ce corps qui avait bien du mal à faire ce que je lui demandais. Heureusement, le médecin s'était trompé : je progressais rapidement, même si j'étais apparemment le seul à ne pas m'en rendre compte.

Grand-Père était parti pour Paris dimanche soir, comme prévu. Le mardi matin un électricien était venu refaire l'électricité du salon rond de l'étage : adieu les fils gainés de tissu et les plots en porcelaine, et bienvenue les spots halogènes... et la lumière ! Chichement éclairée par trois petites fenêtre et les carreaux de la porte qui donne sur le balcon, l'immense pièce en cathédrale grimpait jusqu'à une superbe charpente en chêne, et n'était pas franchement lumineuse. L'escalier qui menait au grenier, noirci par plusieurs centaines d'années de cire et d'huile de coude, n'ajoutait d'ailleurs rien à la clarté des lieux.

Après le passage de monsieur Ménard, électricien de son état, je ne reconnaissais plus l'endroit : le crépi des murs blanc cassé, entièrement refait l'année précédente, semblait renvoyer à l'infini la lumière des spots cachés dans la charpente, qui était maintenant éclairée elle aussi. Voilà qui nous changeait de la vieille ampoule à baïonnette qui pendait misérablement au bout de son mètre cinquante de fil depuis la fin de la dernière guerre...

Et le mercredi, on avait vu débarquer à la maison une camionnette, avec tout le nécessaire pour ma remise en forme : Grand-Père avait tout planifié depuis Paris ! Bref, le salon rond de mon appartement s'était transformé en salle de sports, avec tapis de course, banc de musculation, vélo elliptique et rameur... Une salle de pro ! Je n'avais plus aucune excuse pour lambiner sur ma rééducation, et il me paraissait évident que j'avais même plutôt intérêt à récupérer rapidement... L'inauguration de la piscine serait certainement une simple formalité...

Grand-Mère me fournit un mot d'explication sur cette transformation expresse d'une pièce que je n'occupais somme toute que très peu jusqu'à présent – essayez donc de trouver un électricien le lundi pour le mardi matin, et vous m'en direz des nouvelles – et ça tenait en peu de choses : monsieur Ménard avait commencé l'installation électrique pour l'équipement de la piscine lundi. Grand-Père l'avait appelé et lui avait demandé de s'occuper en priorité de ma future salle de sport, en lui donnant carte blanche. Quant à l'équipement, il avait appelé un ami à lui, qui lui avait donné l'adresse d'un magasin d'articles de sport pas très loin de Gallerand : Grand-Père avait acheté à peu près tout son stock de machines. Celui qui pense que l'argent ne fait pas le bonheur a raison. Mais il doit au moins admettre qu'il y contribue largement...

Moi qui adore le vélo, l'équitation, la natation... bref, tout ce qui se pratique en extérieur, je trouvais ces séances coincé dans ma salle de sport un peu... chiantes, pour tout dire. Ludo, toujours à la pointe en matière de bonnes idées, avait décidé de tout ouvrir en grand, fenêtres et porte, et même les petites lucarnes du grenier... Un léger courant d'air traversait ainsi la pièce, amenant avec lui les senteurs du foin fraîchement coupé et le parfum des multitudes de fleurs qui bordaient l'étang. On n'était pas dehors, mais on en avait un peu l'impression quand même. Et pour me soutenir dans mon combat pour reprendre des muscles – je n'en avais pas perdu tant que ça, mais bon... – Ludo fit autant de sport que moi. Petit à petit, son joli corps d'adolescent gagna lui aussi en muscles, une fine musculature qui faisait de lui le plus bel homme qu'il m'ait été donné d'admirer...

D'ailleurs, en parlant de Ludo, j'étais assez surpris que personne ne trouve à redire au fait que nous dormions toujours tous les deux... J'avais un peu de mal à me faire à l'idée que tout le monde savait pour moi et pour lui, et que brusquement, tout le monde trouve normal que nous passions nos nuits dans le même lit... Ces dix jours semblaient avoir changé bien des choses...

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Le vendredi, Jacques débarqua comme une fleur en début d'après-midi, accompagné d'un superbe mâle qui devait avoir l'âge de Baptiste. Décidément, cette année, les éphèbes de vingt ans étaient à la mode... Bon, en plus, celui-là portait les bagages : Jacques avait su joindre l'utile à l'agréable... Alors qu'il s'approchait pour m'embrasser, il remarqua mon regard appuyé :

- Salut mon bouchon !

- Salut, Jacques !

Ne me demandez pas d'où venait ce petit nom affectueux : je n'en sais absolument rien. Mais Jacques, d'aussi loin que je me souvienne, m'avait toujours appelé ainsi. Et bizarrement, j'adorais ça !

Jacques avait pas loin de soixante-dix ans, tout comme Grand-Père. Et il était loin de les faire, tout comme Grand-Père, qu'on avait plus d'une fois pris pour mon père. Ce qu'il était un peu, somme toute...

Jacques était un homme élancé, aux cheveux gris presque blancs – je n'ai pas souvenir de l'avoir connu autrement, d'ailleurs – au regard bleu perçant... Il était l'un des meilleurs avocats de Paris, et un cavalier accompli : il montait à cheval comme personne, et s'il restait un peu à Gallerand, nous allions sans doute faire de belles promenades tous les deux ! En attendant, son regard bleu avait surpris mon regard brun occupé à détailler, que dis-je « à détailler », à déshabiller du regard son porteur de bagages. Il leva les bras au ciel en rigolant :

- Donc, ça y est ! Maintenant que Rome est en flammes, tu comptes te taper tous les esclaves qui passent à ta portée ?

Je me sentis rougir instantanément, jusqu'à la pointe des cheveux. Je ne savais plus où me mettre. Il ébouriffa mes cheveux en rigolant encore :

- Bouchon, figure-toi que tes exploits ont fait trembler le sol jusqu'à Paris... et qu'à Gallerand aussi, il y a le téléphone.

J'étais d'autant plus navré que le grand blond au regard gris qui se tapait les valises n'avait rien perdu de la conversation. Et Jacques d'en remettre une couche :

- Matt, il semblerait que tu sois au goût de l'héritier des Gallerand. Preuve, si besoin était, que nous sommes dans une famille d'esthètes.

J'aurais voulu un endroit pour pouvoir me cacher, là, tout de suite... Un trou de souris aurait suffi je pense, tellement j'avais honte...

- Et ne t'en fais pas, d'ici quelques minutes il aura retrouvé l'usage de la parole... Ou plutôt si, tu devrais t'en faire, parce que quand il commence à parler, il ne s'arrête plus... Matt, je te présente Romain.

Le Matt en question était à croquer dans son petit t-shirt blanc ajusté. Comme quoi on n'avait pas besoin de s'habiller trois tailles en dessous pour être sexy. En souriant, il posa les bagages et vint me faire la bise, comme si on se connaissait depuis dix ans...

- Salut, Romain ! Enchanté de faire ta connaissance !

- ...

Je restai muet. Parce que je pense que si j'avais tenté la moindre réponse, le tout se serait terminé dans un sabir informe, et que je me serais encore un peu plus couvert de ridicule. Si tant est que ce fût possible... Jacques lui fit un petit signe, et vint m'embrasser. Matt, lui, récupéra les valises et partit tranquillement en direction de la cour carrée.

- Alors, mon grand, dis-moi tout.

- Je suis désolé...

Jacques se remit à rire :

- Mais non, bouchon, mais non ! Tu le trouves beau, et j'en suis flatté.

- Vraiment ?

- As-tu l'intention de me le piquer ?

- Ben non !

- Tu es certain que tu ne veux pas en faire ta moitié ?

- Certain !

- Bon. Alors tu peux faire tout ce que tu veux avec lui, tant qu'il repart avec moi.

J'étais scotché.

- Dis-moi, jeune mâle pubescent, ne va pas t'imaginer que je te pousse au crime...

- Oh non, non !

- C'est juste que...

Il resta à me fixer, le regard perdu dans le vague.

- Oh, vas-y Jacques, dis-moi !

Il sembla hésiter un instant.

- C'est juste que Matt n'est pas comme les autres...

- Comment ça ?

- Je crois que je l'aime vraiment bien...

Re-scotchage : c'était la première fois que j'entendais Jacques parler de l'une de ses conquêtes, masculine ou féminine, en utilisant le verbe « aimer » ! Et pourtant, des conquêtes, il y en avait eu ! Moi, pauvre adolescent, je pouvais lui en compter facilement quelques dizaines... Alors Grand-Père devait certainement pouvoir compter en centaines, lui. En même temps... Grand-Père était un presque septuagénaire qui se maintenait en forme. Mais Jacques... Physiquement, Jacques et Grand-Père se ressemblaient pas mal. Sauf que Jacques était ce qu'il convient d'appeler un coureur – vous l'aurez compris, de jupons, mais pas que – et qu'il faisait tout ce qu'il fallait pour être à son avantage, même en short de plage... Voilà, pour faire simple : Grand-Père était un bel homme, Jacques était sexy.

Alors que cet hédoniste pure souche se transforme en ado amoureux... il y avait de quoi surprendre. Sans être totalement certain qu'il ait besoin d'être rassuré, je tentai quand même ma chance :

- De toute manière, je vais te présenter mon chéri, et comme ça, on sera quittes.

Il sourit franchement :

- Sauf que je doute que tu me laisses libre de faire ce que je veux avec lui, à condition qu'il reste ici quand je repars.

Décidément, il était incorrigible !

- Puisque tu le demandes si adroitement... Tu as carte blanche aussi, tant qu'il reste avec moi quand tu repars.

- Oh, tu deviens joueur...

- Disons que j'ai suffisamment confiance en toi pour prendre le risque d'échanger nos moitiés pendant quelques jours.

- Tu dois avoir confiance en lui aussi, je me trompe ?

- Tu sais ce qu'on dit : l'amour, c'est comme le poker. Si tu n'as pas un bon partenaire, il te faut au moins une bonne main...

Il éclata de rire :

- Tu es terrible, tu sais...

- Et toi, t'es amoureux, hein... ?

Il ne me répondit pas, mais son regard en disait long : bien sûr, qu'il était amoureux. Mais je crois qu'il n'était pas encore prêt à s'entendre le dire. Ludo et lui allaient avoir plein de choses à se raconter...

Alors que nous approchions du châtelet, il s'arrêta et s'assit tranquillement sur le muret du pont-levis.

- Tu sais, bouchon... je crois que je t'admire...

- Moi ?

- Oui, toi. À ton âge, je n'aurais jamais osé dire à qui que ce soit que j'aimais un homme...

- Tu sais, les choses ont pas mal changé... Mais d'un autre côté...

Après ce que j'avais appris, comment ne pas comprendre ce qu'il venait de me dire...

- Après ce qui s'est passé quand Oncle Henry a essayé... Je vois ce que tu veux dire.

- Oh, Henry... Je suis heureux que Charles t'ait parlé de lui.

- Tu le connaissais ?

- Je te rappelle que ton grand-père et moi, on se connaît depuis le cours préparatoire...

- Ah, ben oui... Tu me parleras de lui, dis ? Je n'ose pas trop demander à Grand-Père...

- Tout ce que tu voudras, bouchon... Mais dis-moi, toi : ton chéri est à Gallerand ?

- Oui.

- Là, tu m'épates...

- En fait, tu le connais déjà.

- Moi ? Attends, tu es en train de me dire qu'il y avait un beau garçon à Gallerand, et que mon œil d'expert l'aurait laissé passer sans le voir ? Ne dis rien, je vais trouver...

Quelque chose me disait qu'il n'était pas près de trouver : il connaissait très bien Ludo, mais jamais il ne penserait à lui... Tant que je ne lui disais pas que les grands-parents connaissent mon homme, il pouvait toujours courir... Il était redoutablement intelligent, et moi je me contentais de bluffer en cachant mes cartes. Il réfléchissait intensément : je pouvais le voir à ce petit pli qui barrait son front. D'un seul coup, une lumière s'alluma dans ses yeux : il avait une idée ! Sauf que je ne m'attendais pas du tout à ce qu'il mette dans le mille, même si...

- Oh, oui, je crois que je sais !

- Dis voir ?

- Tes grands-parents le connaissent, vrai ?

- Vrai...

J'étais plus que surpris...

- Oh, mais comment il s'appelle... Le pire c'est que je connais son prénom...

- Ah ben oui, mais là, je ne vais pas t'aider, quand même !

- Non, non, ça va me revenir... Au passage, bouchon, tu as très bon goût !

Bon, ce genre de compliment venant de Jacques, ça valait une médaille d'honneur !

- Oh, mais si... Ah oui, j'y suis !

- Alors ?

- Baptiste, le petit gars de la ferme !

Le temps que l'information remonte jusqu'à mon cerveau, mon cœur rata un battement, puis un second... Ma tête commença à tourner, et tout devint noir autour de moi...

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J'ouvris péniblement les yeux... pour contempler le plafond de ma chambre. Allez, j'étais de retour dans cette foutue piaule ! Je commençais à en avoir ras-le-bol de finir agonisant dans mon lit, entouré de toute ma famille qui se morfondait pour moi... Mais qu'est-ce que je foutais là ? Il me fallut un peu de temps pour rassembler mes idées et... tomber sur Jacques, debout à côté de Grand-Père, à la porte de ma chambre. Tout me revint en un instant. J'étais terrifié à l'idée de ce qui avait pu se passer pendant mon... absence. Puis, en tournant la tête, je les vis tous les trois : Ludo, Grand-Mère... et Baptiste.

Bon, il n'avait pas encore été chassé de la maison, et apparemment on n'avait pas non plus lâché les chiens après lui. En même temps, le vieux Titus, le chien de la ferme, devait avoir... quel âge pouvait donc bien avoir ce chien ? Il était déjà vieux quand moi j'étais petit... Oui, bon... En même temps, on s'en foutait un peu, de l'âge du chien...

Moi, j'avais peur, et j'avais le pire mal au crâne de l'histoire de l'Humanité. C'était un concert de crissements d'ongles sur un tableau noir... Un peu à la fois, pourtant, ma migraine semblait se calmer. J'avais un truc dans les cheveux qui me grattait... Je portai la main à la tête, et j'eus la surprise d'y trouver un bandage. Je me tournai vers Ludo pour avoir une explication. Avec lui, je n'avais même pas besoin de mots...

- Il va falloir que tu arrêtes de mettre des coups de tête dans les murets, chaton.

Des coups de tête dans les murets ?

- C'est mauvais pour les murets, et ça n'est pas très bon non plus pour ton pète au casque.

En voyant le visage de Grand-Mère, je faillis pouffer : elle était très clairement scandalisée par la légèreté du ton de Ludo. Pourtant, non seulement je n'avais pas la force de rire, mais en plus je craignais que ma migraine ne reprenne de plus belle. Je me contentai de sourire faiblement.

- Et puis du coup, je ne peux même plus laisser traîner mes chaussettes dans notre chambre, étant donné qu'elle est plus fréquentée que le hall de la gare d'Orléans... Et je ne te parle même pas de mes caleçons...

Jacques se mit à rire doucement :

- Tu as raison, Charles : ils se sont bien trouvés, ces deux-là !

- Tu n'as pas idée du nombre de cheveux blancs que je leur dois...

- Oh si, je m'en doute... En même temps, ça fait des années que je te dis de parler à Romain... Mais bon, tous ces soucis, ça en vaut la peine, pas vrai ?

Grand-Père fixa son ami d'un œil brillant :

- Tu n'as pas idée à quel point ! Qui sait, peut-être qu'un jour, toi aussi, tu connaîtras ce genre de choses...

- Oh, je verrai ça quand je serai vieux.

- ...

- Oh, Charles, je t'en prie. On n'est pas vieux ! On est dans la fleur de l'âge !

Grand-Père sourit. Alors que j'avais une envie furieuse de faire un commentaire sur les fleurs qui fanent, Jacques se racla la gorge :

- Bien, chers amis, je suggère que nous laissions ce jeune homme se reposer un peu. Et puis, j'ai deux mots à lui dire en particulier.

Tout le monde acquiesça, même Ludo, qui sortit après m'avoir fait un petit bisou sur la joue, me laissant seul avec Popcorn, fidèle au poste, et Jacques, qui venait de dire à Grand-Mère qu'il les rejoignait... en lui fermant la porte au nez. N'importe qui d'autre que Jacques aurait été aussitôt pendu haut et court à quelque poutre du château, qui n'en manque pas. D'un autre côté, mis à part Ludo et moi, il était le seul à tutoyer Grand-Mère... C'est vous dire s'ils étaient proches !

Moi, je me demandais ce qui allait – encore une fois – m'arriver... Jacques vint s'asseoir à côté de moi sur le lit, sans façon. Et comme à son habitude, il ne tourna pas autour du pot, c'est le moins qu'on puisse dire :

- Alors comme ça, le beau Baptiste et toi vous faites des galipettes ensemble... ?

Il dut lire l'affolement dans mon regard, parce qu'il posa délicatement sa main sur la mienne.

- Personne n'en saura rien, bouchon, tu as ma parole.

Bon, s'il donnait sa parole... Mais d'un autre côté...

- Tu es mon client, Romain.

- Comment ça ?

- Cette sombre histoire entre ta mère et vous...

- C'est pour ça que tu es là ?

- Entre autres choses, oui. Mais je représente tes intérêts, donc tu es mon client.

- C'est un peu capillotracté, ça, comme raisonnement !

- Comment ça ?

- C'est Grand-Père qui paye...

- Avec l'argent de ton héritage...

- ...

- Tu vois, bouchon, ça, c'est un raisonnement tiré par les cheveux.

- Ah ouais...

Je dois l'admettre humblement : je n'avais pas le niveau pour lutter contre un avocat de sa trempe...

- Et donc, tu ne diras rien ?

- Du tout.

- C'est cool !

- Mais par contre, tu dois me dire comment toi, jeune puceau issu de la meilleure aristocratie française, tu as atterri entre les murs de Sodome et Gomorrhe dans les bras de ton sculptural remueur de paille...

- Il est beau, hein ?

- J'en ferais bien mon quatre heures, si c'est là ta question. Mais ça ne répond pas à la mienne...

- ...

- Romain ?

- Je... Je ne peux pas te le dire... C'est... J'ai trop honte...

Son regard bleu avait perdu toute la candeur qu'il affichait quelques minutes plus tôt :

- Il t'a forcé ?

- Non ! Mais non, t'y es pas du tout !

- Alors sois gentil, explique-moi.

Et sans trop savoir comment il avait réussi ça, je me retrouvai à lui raconter mon histoire avec Baptiste par le menu... Tout y passa : la vieille grange, son réveil, comment il m'avait soigneusement évité pendant une semaine, notre conversation interrompue par le vieux Jean, le barrage, le relais... Tout, quoi. J'étais navré... Il éclata de rire !

- Bon, tout de même, il faut que je te dise une chose...

- Oui, oui, je sais...

- Bouchon, ça aurait pu très mal se terminer pour toi.

- Je sais... Mais tu verras, il est trop gentil.

- Ça, tu ne le savais pas en t'aventurant dans la grange pendant qu'il dormait.

- C'est vrai...

Une fois encore, il avait raison. C'en était presque agaçant...

- Et Ludovic, dans tout ça ?

- Il m'a poussé à continuer à voir Baptiste.

- Pardon ?

- Il... Il est un peu comme toi : il ne se sentait pas prêt.

Jacques sourit :

- Ça, c'est bien envoyé !

- T'es fâché ?

- Mais non, bouchon. Mais décidément, vous êtes bien compliqués, tous les deux...

- Ben oui... Mais bon... Et Matt et toi, alors ?

Il hésita une seconde.

- Oh Jacques, attends, ça ne peut pas être pire que moi !

- Ah ben en tout cas, c'est nettement moins palpitant : pas de grange, pas de barrage, pas de baignoire en marbre ni de scène torride à la lueur des bougies...

- Oui, d'accord, mais c'était bien quand même, non ?

- Si ça n'avait pas été le cas, il ne serait pas là !

- Alors... Vous vous êtes connus comment ?

- Bon, sans rentrer dans les détails... Matthieu était un de mes clients.

- Ah bon ?

- Ben oui ! S'il le souhaite, il te donnera plus de détails. Tu peux lui demander, tu verras bien ce qu'il te répondra. Moi, je suis tenu au secret professionnel.

- D'accord, je lui demanderai.

Jacques me sourit encore. Il savait très bien que la curiosité était l'un de mes plus gros défauts... et que je ne manquerai pas de harceler Matt pour tout savoir. Il continua son histoire :

- De temps en temps, nous sommes commis d'office, c'est-à-dire que le Bâtonnier nous confie directement un dossier. Dans mon cabinet, chaque avocat, qu'il soit associé ou collaborateur, doit avoir son quota de commis d'office dans l'année, et nous traitons ces dossiers pro bono.

- Pro bono ?

- Gratuitement. Ça fait partie de la charte du cabinet. C'est une question d'éthique, pour qu'aucun d'entre nous n'oublie que la justice est un droit pour tout le monde.

- Ah ? C'est cool, ça !

- Ça dépend du dossier... Mais bon, passons. Matthieu est apparu dans mon bureau un beau matin... et je suis tombé sous le charme.

- Comme ça ?

- Oui, comme ça. En moins de dix secondes.

- T'es tombé amoureux, en fait...

Il me regarda en souriant... et continua en ignorant ma dernière remarque :

- Son affaire s'est réglée relativement rapidement, mais il est revenu me voir quelque temps plus tard, en demandant à régler mes honoraires. Je lui ai expliqué que c'était inutile, mais il ne voulait rien savoir. Et là... je lui ai proposé de dîner avec moi, en lui expliquant que sa compagnie suffirait à payer sa dette.

- Oh ben dis donc...

- C'était nul, non ?

- Ben non, c'était super romantique !

- Tu trouves ?

- Ben oui ! Qu'est-ce qu'il a répondu ?

- Il a répondu « oui ». Puis, le lendemain soir, il m'a invité à son tour. Bref, on a fait connaissance, et il s'est installé à la maison il y a quelques semaines.

- ???

- Eh oui, bouchon, tu as bien entendu : à la maison. Je n'avais encore jamais proposé à personne de s'installer chez moi...

- Et il est gay ?

- Ça reste entre toi et moi ?

- Promis !

- C'est sans aucun doute le gars avec lequel je me suis le plus éclaté ! Mais surtout... Je ne sais pas... Il a un truc...

- Je sais ce que c'est...

- Vraiment ?

- Ludo, c'est pareil. Il a un truc...

Il respira un peu plus fortement, et se leva en me tendant la main :

- Ça durera ce que ça durera, mais franchement, Matt... Je l'aime vraiment bien... Et je pense que tu t'entendras bien avec lui toi aussi !

- Bah, il n'y a pas de raison...

- Il s'est inquiété.

- Pourquoi ?

- À cause de ta propension à tomber dans les pommes.

- Oh, t'exagères !

- Tellement peu... Mais je crois qu'il t'aime bien.

- Ben c'est pas Michael, au moins...

Il éluda la question.

- Tu te sens d'attaque pour l'interrogatoire en règle de la foule familiale, ou tu préfères rester te reposer encore un peu ?

- Euh... Qu'est-ce que tu leur as dit ?

- Que nous étions tranquillement en train de bavarder au soleil, et que subitement tu t'étais évanoui avec grâce, comme une véritable lady.

- Grand-Mère a dû apprécier...

Il avait toujours la main tendue, et son beau sourire réapparut soudain :

- En tout cas, beaucoup plus que toi !

- D'accord, d'accord, je me lève !

Je décidai d'y aller sans forcer. Une fois debout, je pris quelques instants pour laisser mon cerveau reprendre sa place et, quand la pièce cessa de tourner, je m'accrochai à Jacques pour rejoindre tout le monde au salon rond. Décidément, l'histoire se répétait...

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Cette fois-ci, il y avait nettement moins de monde au salon. Normal, j'étais vivant, je parlais, je respirais, et donc tout allait bien. Comme quoi on s'habitue à tout... Et en même temps, je n'étais pas censé sortir de mon lit avant ce soir... Grand-Mère et Matt étaient en train de faire connaissance autour d'une tasse de thé, signe que les choses se passaient bien : Grand-Mère n'invitait les gens pour le thé dans le salon rond que lorsqu'elle les appréciait vraiment. Autant vous dire que rares étaient ceux qui bénéficiaient d'un tel privilège. Matt faisait partie de ceux-là, sans doute aidé par le fait qu'il était arrivé dans les bagages de Jacques.

- Oh, mon ange, tu t'es levé ? Tu es certain que ça va aller ?

- Mais oui, Grand-Mère, ne t'en fais pas. Tiens, je prendrais bien un peu de thé.

- Assieds-toi, mon chéri.

Je pris place à côté de Grand-Mère, laissant à Jacques la place à côté de Matthieu.

- Jacques, un peu de thé ?

- S'il te plaît, Mary.

- Grand-Mère ?

- Oui, mon chéri ?

- Où est Ludo ?

- Mon chéri, ton homme est parti aider Baptiste pour faire je ne sais trop quoi du côté de la scierie.

Je ne relevai pas le « ton homme » : ce n'était pas le moment.

- Oh, il va conduire le Manitou !

Le regard que Grand-Mère m'envoya par-dessus ses lunettes me fit comprendre que c'était un sujet encore trop délicat pour être abordé. Pourtant, ça remontait à deux ans !

Le Manitou, c'est un énorme chariot élévateur, qui sert à manipuler les troncs d'arbre à la scierie. Le truc du genre costaud. Il y a deux ans, par un beau dimanche après-midi de juillet, je suis allé m'amuser avec. J'adorais ce truc... et je l'adore toujours, sauf que je n'ai pour l'instant plus le droit d'y toucher... Donc, ce dimanche après-midi-là, je me suis emmêlé les pinceaux, et j'ai fait une jolie marche arrière dans la réserve d'eau du système anti-incendie. Il n'y avait heureusement pas trop d'eau dans la réserve, mais suffisamment pour que le capot de l'engin soit sous la surface, et que le moteur cale. J'avais essayé vainement de redémarrer l'engin, mais rien à faire. Bref, je m'étais pris une engueulade monumentale par Grand-Père, qui m'avait rigoureusement interdit de remettre mes fesses sur cet engin jusqu'à nouvel ordre. Je ne m'étais toujours pas risqué à désobéir... Pour la petite histoire, il avait fallu deux tracteurs et les deux Land Rover de l'exploitation pour sortir le grand Manitou de sa baignoire, et une après-midi entière. Je n'ai plus en tête le montant total de la plaisanterie, mais ça représentait pour moi plusieurs dizaines d'années d'argent de poche. Heureusement, au bout de quelques semaines, Grand-Mère avait discrètement rétabli le flot financier qui alimentait ma tirelire...

Je me dépêchai de changer de sujet :

- Et Grand-Père ?

- Grand-Père est dans son bureau, et il nous attend, Jacques et moi.

- Pourquoi ?

- Pour faire parler les curieux, mon chéri. Et tu vois, ça fonctionne à merveille !

Décidément, je passais mon temps à me taper la honte devant Matthieu ! Ça n'était pas mon jour...

- Bon, d'accord, je ne dirai plus rien...

Jacques, toujours aussi gentil, vola à mon secours :

- Nous avons un certain nombre de choses à voir en ce qui te concerne, bouchon. Alors tu seras mis au courant de tout, mais pour le moment, tu vas tenir compagnie à Matthieu, tu veux bien ?

Allez, encore une nouvelle nounou ! Bon, en même temps, cette nounou-là, tout comme Baptiste, était tout à fait mon genre... Grand-Mère me conforta dans l'idée qu'on ne tenait pas trop à me savoir tout seul :

- Ça ne vous ennuie pas de vous occuper de lui, Matthieu ?

- Non, Madame, je vous assure.

- Oh, je vous en prie Matthieu, appelez-moi Mary...

Non mais, et puis quoi encore ? Je n'arrivais pas à y croire : Grand-Mère avait rougi en disant à Matthieu de l'appeler par son prénom ! Donc, ce type était le meilleur charmeur que j'aie jamais rencontré. Parce que la liste des gens qui pouvaient se permettre d'appeler Grand-Mère par son prénom devait tenir sur un timbre-poste... Jacques semblait partager mon avis :

- Mary, quand tu auras fini de tenter de séduire ma moitié, je propose que nous allions rejoindre ton cher et tendre époux, qui doit déjà se languir de toi...

- Oh, Jacques !

J'éclatai de rire : jamais encore je n'avais vu Grand-Mère aussi embarrassée ! Je n'en pouvais plus, et je n'arrivais même pas à contrôler mon fou rire. Jacques se leva, et tendit la main à Grand-Mère :

- Mary, je suis d'avis que nous laissions les garçons tous les deux, avant que Matthieu, qui semble avoir grand-peine à réprimer un fou rire lui aussi, ou moi-même, ne nous laissions aller à te contrarier davantage...

Grand-Mère nous toisa, Matthieu et moi, par-dessus ses petites lunettes, avant de lâcher, goguenarde :

- Tu as raison, Jacques. Ils ne nous méritent pas.

Ils ne devaient pas encore avoir quitté le couloir que Matthieu explosa de rire.

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