Chapitre XIV

Cette nuit au relais fut... merveilleuse. J'eus droit au meilleur massage qu'on m'ait jamais fait... et à tout un tas d'autres choses ! Et malgré toute l'agitation de ces derniers jours, je dormis comme un bébé. Baptiste faisait barrage à tous mes soucis, et me protégeait de son corps puissant...

Un soleil radieux remplissait le salon, se faufilant à travers les branches des arbres. Par la porte ouverte, je contemplais la fine poussière qui dansait dans les rayons dorés, jouant sur le cuir des canapés. Tout ça me ramenait... pas si loin que ça en arrière, somme toute. Et pourtant...

Ça me ramenait à une autre vie, quand j'étais adolescent. Quelques jours seulement s'étaient écoulés depuis que Baptiste avait fait de moi un homme, et malgré tout j'avais l'impression qu'une vie s'était écoulée depuis cette nuit-là... J'avais grandi subitement, brutalement, je m'étais métamorphosé comme un papillon : une larve terne enfermée dans une chrysalide qui d'un coup quitte ce cocon douillet, ouvre ses ailes et devient un papillon plein de vie et de couleurs. J'avais quitté le cocon douillet de l'adolescence, et j'étais désormais un homme. Un jeune adulte, certes, mais déjà presque un adulte quand même. Avec tout ce que ça pouvait impliquer comme responsabilités...

Cette histoire de pension me revint soudainement à l'esprit... Je ne voulais pas partir. Pas si loin ! Je ne voulais pas quitter mon vieux château et tous ceux qui partageaient ma vie... Mais comment convaincre Grand-Père ? En plus, avec Maman dans les pattes, et son abruti de copain, je risquais bien plus de me faire taper sur les doigts qu'en temps normal. Et ça ne plaiderait pas ma cause... Peut-être que Grand-Mère... Je ne savais plus trop...

- Romain ?!

- Hein, quoi ? Oh, t'es réveillé ?

- Oui, bébé. Et ça fait deux fois que j'essaie de te faire revenir sur terre...

- Oh, désolé...

- À quoi pensais-tu ?

- A rien... et à tout... La pension, ce crétin de Michael...

- Tu veux que je m'occupe de lui ?

Je me tournai vers lui : il avait l'air tout ce qu'il y a de plus sérieux...

- Tu rigoles ?

- Pas du tout.

- Mais qu'est-ce que tu veux faire ?

- Je ne sais pas trop... Mais il ne m'aime pas des masses, et ta grand-mère m'adore... Il y a peut-être moyen de jouer là-dessus...

Je me collai à lui et le pris dans mes bras :

- Oh, t'es trop mignon ! Mais non, ça va aller...

- Tu es sûr ?

- Oui, oui, doudou... Surtout, ne va pas te mettre dans une situation délicate, comme dirait Grand-Mère. Je gère.

- Tu gères ?

- Oui, bon, d'accord...

- Bébé... ?

- Écoute, j'essaie de gérer ma vie au mieux, entre mon homme compliqué, mon chat collant, mon amant sexy, mes grands-parents coincés, ma mère absente, son mec débile, et tout le reste. Alors il ne faut pas trop m'en vouloir si des fois les choses prennent un peu de temps... J'ai que seize ans, bordel...

- Hé, doucement... Ne t'énerve pas, bébé...

- Je ne m'énerve pas.

- Si, tu t'énerves...

- Bon... un peu...

- Tu veux en parler ?

- Pas maintenant.

Je l'entendis soupirer.

- Doudou, je veux d'abord remettre les choses en place dans ma tête, et me débarrasser de l'autre abruti avec son air con et ses chemises pour enfants. Après... Ben après, même si je ne suis pas super chaud pour ce genre de discussions, je te promets que tu pourras me poser toutes les questions que tu veux.

- C'est vrai, ce mensonge ?

Je m'écartai un peu de lui, pour pouvoir capturer son regard.

- Tu as ma parole.

Il sourit.

- Alors, ça me va.

Il me serra contre lui...

Depuis que Ludo avait discuté avec moi, et avec Baptiste, un subtil changement s'était opéré dans notre relation. Je n'aurais pas su dire quoi précisément... Peut-être que le simple fait de savoir que Ludo ne le jugeait pas le rassurait, d'une manière ou d'une autre... En tout cas, il y avait une forme de sérénité qui s'était installée dans notre binôme. Et ça me convenait très bien...

Je passais mes nuits dans les bras de Baptiste, et mes journées à chiner. Je farfouillais partout : dans la remise ou dans les bâtiments de l'ancienne métairie. Tout ce que je trouvais utile à notre confort au relais y passait. Et si je n'avais bien évidemment pas le droit de conduire les véhicules du domaine, on me laissait volontiers utiliser le vieux tracteur Renault, qu'on m'avait même repeint en orange vif, et la petite benne qu'on accrochait derrière. Inutile de préciser que je fis nombre d'aller-retours entre la métairie et le relais, et que si on m'avait laissé faire, il aurait sans doute fallu ajouter une extension à la bâtisse... Bref, la salle à manger du rez-de-chaussée ressemblait à s'y méprendre à une boutique de brocanteur... J'y avais même amené une partie de mes outils, pour rénover et réparer certains meubles abîmés, avant de les monter à l'étage. Maintenant qu'on avait l'électricité...

C'était mon petit coin de paradis, et au moins là, personne ne songeait à venir m'ennuyer...

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Finalement, Maman repartit le mercredi matin pour Paris, en emmenant avec elle son bellâtre américain. On avait dû se croiser trois fois depuis le fameux petit déjeuner, et je ne m'en étais pas plaint. D'autant que notre dernière conversation n'avait pas été de tout repos...

Il était initialement prévu que Maman vienne à Gallerand passer la deuxième quinzaine du mois d'août. Même si personne ne l'avait expressément formulé, il était apparu comme une évidence qu'elle comptait profiter de l'occasion pour nous présenter son copain. Ce qui était plutôt inhabituel : à ma connaissance, Maman n'avait jamais ramené personne à la maison. En tout cas, pas ici. Dans l'appartement de la rue de l'Université, à Paris ? Peut-être. Mais la plupart du temps, je n'allais là-bas que le week-end, même si ce « pied-à-terre », comme disait Grand-Père, était un endroit que j'aimais beaucoup. Il donnait directement sur le Champ-de-Mars et la tour Eiffel, et de là j'avais accès à tous les grands musées de la capitale.

Je ne savais pas vraiment pourquoi elle avait avancé sa visite d'un mois... mais elle aurait sans doute mieux fait de s'abstenir.

Le mardi, en fin d'après-midi, j'avais eu la désagréable surprise de trouver Michael en train de se servir de mon piano, comme si de rien n'était.
Je revenais du relais à pied, et j'étais passé par le jardin. Sur l'arrière du château, la seule porte qui permet d'accéder au parc donne sur le couloir du salon de musique, dans l'axe de la galerie basse. En rentrant dans la maison, je fus saisi par la douce fraîcheur des lieux. Et je fus aussi assez surpris d'entendre mon piano... J'écoutai quelques instants, et je me persuadai vite que je n'avais jamais entendu ce pianiste-là auparavant. Quand Grand-Mère joue, je peux reconnaître sa manière de jouer. Pareil pour Grand-Père. Mais là... De plus, c'était un pianiste très médiocre, qui était en train de massacrer la Lettre à Élise de Beethoven... Heureusement pour ce pauvre Beethoven, il était sourd... et mort. Et celui qui s'en prenait à mon piano de cette manière allait bientôt le rejoindre... La porte du salon de musique était ouverte : j'entrai.

Il était là, assis devant mon piano, coincé dans un t-shirt blanc qu'il avait dû enfiler avec un chausse-pieds, en bermuda et en tongs ! J'étais tellement surpris que je mis quelques secondes avant de réagir. Finalement, je me ressaisis, je m'approchai du piano et je posai une main sur le couvercle du clavier. De l'autre, je lui tapai sur l'épaule. Il sursauta légèrement, et cessa de jouer.

- On retire ses mains du clavier...

- ...

- Sinon, ça va faire mal. Très mal. Et je sais de quoi je parle...

Instinctivement, il retira ses mains. Je laissai tomber le couvercle, qui fit résonner la table d'harmonie. Le son violent, brutal, se répercuta sur les voûtes et sur les murs, ajoutant un peu de mélodrame à une situation qui semblait déjà tendue.

- Qu'est-ce qui se passe ?

- Vous n'avez rien à faire ici.

- Ah bon, je n'ai pas le droit de jouer ?

- Non.

- Et pourquoi ça ?

- Parce que c'est mon piano.

- Ah...

Il cherchait quoi répondre. J'étais remonté comme un coucou suisse, alors il pouvait venir, le Yankee, je l'attendais de pied ferme...

- Je croyais que le piano était à tout le monde...

- Ce n'est pas le cas.

- Décidément, je ne fais rien de bien, on dirait...

- Voilà au moins une chose sur laquelle nous sommes d'accord, et qu'on ne pourra pas me coller sur le dos...

Il vissa son regard dans le mien. Je ne sais pas s'il cherchait à m'impressionner, mais si c'était le cas c'était loupé : je ne baissais déjà pas les yeux devant Grand-Père, alors il pouvait s'accrocher...

C'est ce moment précis que Popcorn choisit pour faire son entrée. Décidément, tout comme Ludo, il arrivait toujours pile au bon moment ! Il vint se frotter contre mes jambes et, voyant que je n'étais pas très réceptif, il fit le tour du piano et monta dessus en s'aidant d'un guéridon. Par miracle, le vase vacilla mais ne tomba pas... Mon jeune félin traversa le capot du clavier en trottinant, et vint se frotter à ma main, qui était restée posée sur le piano. Agacé par mon manque d'intérêt, il monta sur mon épaule et vint cette fois se frotter à mon visage. Cette fois, je ne pouvais plus l'ignorer, d'autant qu'il ronronnait à pleins poumons... Aussi surprenant que ça puisse paraître, il trouva le moyen de ronronner encore un peu plus fort quand je commençai à le caresser.

- Il est adorable, ce chat.

- Oui.

- Je peux... ?

- Non.

- ...

- Parce que c'est mon chat.

- Ton piano, ton chat...

- Ma maison, aussi, au passage.

- Tu n'es pas très partageur ?

- Vous trouvez ?

- Je trouve, oui.

- Ma mère ne vous suffit pas ?

Comme l'autre jour dans la chambre, j'eus droit à un regard bien noir. Ce type passait de baby face à daemon face en moins d'une demi-seconde ! Et il me semblait bien avoir trouvé l'interrupteur...

- À quoi tu joues ?

- Moi ?

- Oui, toi. Tu te sens obligé d'être grossier ?

- Oh, mais ça n'est pas tout à fait ça, la grossièreté.

- Et alors c'est quoi, la grossièreté ?

Il commençait gentiment à s'énerver, je pouvais le sentir à ce ton de plus en plus cassant qu'il employait. Ah, il était joli, le psychologue pour petits vieux friqués : incapable de tenir ses nerfs face à un adolescent ! Il ne criait pas, mais il y avait dans sa voix toute la colère qu'il cherchait vainement à dissimuler. Sans que je sache trop comment il réussissait à faire ça, Popcorn commença à émettre un grognement sourd. C'était flippant ! Mais bon, puisque même le chat ne l'aimait pas...

- La grossièreté, c'est de faire comme si on était chez soi alors qu'on ne l'est pas.

- Je...

- La grossièreté, c'est aussi de me prendre pour un crétin.

- Mais...

- Et enfin, la grossièreté, c'est de se prendre pour qui on n'est pas.

Il rougissait lentement, un peu comme s'il prenait un coup de soleil de l'intérieur. Ou qu'il s'était endormi dans une cabine à UV...

- Et s'adresser de cette manière à un adulte ?

- Et tenter de m'amadouer avec des vacances, alors qu'il s'agit d'un déménagement ?

Ah tiens, il retrouvait sa couleur normale ! En fait, à dire vrai, il était même un peu pâle...

- Oh, mais vous êtes là !

Comme à chaque fois qu'il fallait ranger les transats sur le Titanic, Maman faisait son entrée. Elle avait une sorte de sixième sens : dès qu'elle pouvait ne plus être utile à quoi que ce soit, et surtout ne plus avoir à prendre la moindre position sur quoi que ce soit... elle apparaissait comme par magie.

Il faut que je vous explique : Maman était verseau, ascendant parapluie. Sa devise aurait pu être « courage, fuyons ». Elle éprouvait une véritable répulsion pour les emmerdements, et sortait donc régulièrement son « parapluie », devenant ainsi imperméable à tout ce qui se passait autour d'elle. Histoire de ne surtout pas avoir à se mouiller. Avec le temps, elle avait même réussi à s'immuniser contre tout ce qui se passait sous son nez : j'avais parfois l'impression qu'elle vivait dans le monde merveilleux des Bisounours...

- Michael allait partir.

- Ah ?

Oh Maman, merde ! J'aurais vraiment apprécié autre chose que ce « Ah » ! On est des Gallerand, bordel, un peu de classe ! Mais non... Je me posai soudain la question : était-ce moi qui devenais plus exigeant en grandissant, ou alors ce connard avait-il une influence à ce point négative sur ma mère ? Il ne me fallut pas dix secondes pour être fixé :

- Romain n'apprécie pas que j'utilise son piano.

Je croyais rêver ! C'était une balance ! Ah ben merde ! Je n'aurais pas aimé le croiser pendant l'Occupation, celui-là... Il cafetait, et en plus il appelait ma mère à l'aide ? Ben mauvaise pioche, mon gars : sur ce coup-là tu risques fort de te retrouver tout seul !

- Romain, franchement, est-ce que tu ne pourrais pas, pour une fois, faire un effort ?

- Un effort ? Et puis quoi, encore ? Tant qu'on y est, on pourrait aussi se faire un feu de camp au milieu de la cour carrée ! On se ferait griller des marshmallows en chantant Over the Rainbow, et Grand-Père jouerait de la gratte, déguisé en cow-boy ?

Ah, elle n'avait visiblement pas prévu ce genre de réaction de ma part... Elle soupira :

- Romain, tu me fatigues.

- Maman, c'est mon piano. Point final.

Ne voulant manifestement pas initier un débat qu'elle savait perdu d'avance, Maman se tourna vers Michael, en faisant comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

- En fait, personne n'utilise ce piano, ici. C'est celui de Romain. Même Papa se sert plutôt de celui de Maman.

- Et comment est-ce que j'aurais pu le savoir ?

Il commençait vraiment à me brouter, celui-là...

- Vous ne pouviez pas le savoir. Mais quand une porte est fermée, en règle générale, c'est pour éviter que le premier venu aille mettre son nez dans ce qui se passe derrière.

- Romain !

- Maman ?

- Tu dépasses les bornes, là !

- Eh bien tu m'en vois ravi. On est à égalité maintenant ! Parce que vous deux, vous les avez dépassées depuis longtemps, les bornes !

- Qu'est-ce que...

- Maman, je t'adore et tu le sais, mais si tu cherches à me trouver un père, je me permets de te faire remarquer que tu as seize ans de retard.

- Romain, je...

- Et si tu veux juste un mec, essaie au moins d'en trouver un qui n'ai pas l'air d'avoir eu son bac l'année dernière, parce que là, c'est juste ridicule !

- Romain...

- Non.

Je l'avais arrêtée net dans son élan. Elle prit une profonde inspiration, et, sur un ton qui se voulait empreint d'autorité, elle reprit calmement.

- Je te demande pardon ?

- Je ne veux rien entendre, Maman. Pas tant qu'il sera à Gallerand.

- Tu... tu me fais du chantage ?

- Je pose mes conditions, c'est tout.

- Michael et moi...

- Oui, oui, je sais... Ils se marièrent, et ils eurent beaucoup d'enfants...

- Romain !

- J'ai dit : pas tant qu'il sera à Gallerand. Et maintenant, sortez d'ici.

- Je...

- Tous les deux, Maman. S'il te plaît.

Elle fit signe à Michael de la suivre, et ils quittèrent le salon de musique. En partant, Michael voulut claquer la porte... Je faillis éclater de rire : une porte en chêne de cette taille et de cette épaisseur, ça pesait quand même un peu plus de soixante-dix kilos par battant... autrement dit, probablement plus que lui. Bref, il avait failli s'écraser sur le dallage comme une mouche sur un pare-brise, et je trouvai ça particulièrement drôle. Popcorn se remit à ronronner à la seconde où l'autre quitta la pièce.

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Après avoir confortablement installé mon tigre miniature dans le salon bleu, j'avais décidé d'aller voir Grand-Mère, en espérant obtenir l'autorisation de manger dans ma chambre, et ce sans avoir à fournir d'explications trop détaillées. Grossière erreur : Grand-Mère ne se satisfait jamais de moins que de la stricte totalité des faits. Autre erreur : j'étais entré dans son bureau sans frapper, mais en plus sans prendre le temps de réfléchir ou même de regarder ma montre. Moralité de l'histoire, en entrant en trombe dans son bureau, je tombai non seulement sur Grand-Mère, mais aussi sur Grand-Père. Naturellement, l'accueil de Grand-Mère fut un peu froid.

- Romain, mon ange, combien de fois devrai-je te répéter qu'avant de pousser une porte fermée, on frappe et on attend d'être invité à entrer ?

- Oh ! Euh... Pardon, Grand-Mère...

- Bon... Tu voulais me dire quelque chose ?

- Allons, Mary... Vous devriez au moins lui proposer de se joindre à nous !

- Oh oui, vous avez raison, Charles. Tu te joins à nous pour le thé ?

Je n'étais pas un inconditionnel du tea time, mais depuis maintenant bientôt cinquante ans qu'ils étaient mariés, mes grands-parents n'avaient jamais dérogé à cette pratique. C'était d'ailleurs la première fois que je les voyais prendre le thé dans le bureau de Grand-Mère : habituellement, le rituel « importé » par Lady Mary se tenait plutôt dans le salon rond, ou dans le salon jaune si les grands-parents recevaient du monde. Grand-Père semblait avoir lu dans mes pensées, une fois encore :

- Nous étions à la recherche d'un peu de calme et de... sérénité.

- Ah... Je suis désolé... Je vous ai dérangé ?

- Mais non, mon chéri, je ne parlais pas de toi...

Grand-Mère soupira :

- Charles, je vous en prie ! Les choses sont déjà bien assez compliquées comme ça !

- Oh, ne t'en fais pas, Grand-Mère, moi aussi je les fuis.

- Vraiment ?

« Je les fuis ». Ces trois petits mots, lâchés au gré du vent sans la moindre précaution de ma part, venaient de faire de moi le centre de l'attention de mes grands-parents. Et cette fois, pour mon plus grand malheur, je me retrouvais coincé entre le regard bleu de Miss Marple et le regard noisette d'Hercule Poirot. À cet instant précis me vint une réflexion éminemment hors-sujet : si ces deux-là avaient choisi le monde de la Justice plutôt que celui des Arts, les plus à plaindre auraient sans doute été les criminels... Je divaguais totalement...

Je leur racontai à grands traits ce qui venait de se passer dans le salon de musique. Sachant qu'il valait mieux être totalement honnête pour ne pas risquer un retour de flammes, je leur expliquai tout, y compris le peu de cas que je faisais de ce Michael qui prétendait s'incruster dans nos vies et les régir à sa manière. En parlant ainsi de nos vies plutôt que de ma vie, je les incluais discrètement dans la liste des « victimes » du machiavélique Michael. Leurs sourires me firent rapidement comprendre qu'ils n'étaient pas dupes de ce petit stratagème rhétorique. Mais aucun des deux ne releva : c'était plutôt bon signe. Ce fut Grand-Père qui me rassura :

- Ne t'en fais pas, mon grand, ils doivent partir d'ici la fin de la semaine, et les choses reprendront leur place d'elles-mêmes.

- Tu crois ?

- Oh non, je ne crois pas : je sais. C'est différent.

- Ils repartent à Miami ?

- Non : ils vont aller s'installer quelques jours rue de l'Université : nous sommes en pleine transaction avec le musée d'Art Moderne, et c'est ta mère qui gère ça. C'est d'ailleurs en partie pour cette raison qu'elle est venue à Gallerand : nous devions revoir certains détails ensemble.

- Ah.

- Et puis, mon ange, je te rappelle que ta mère est ici chez elle, elle aussi.

- Je sais, Grand-Mère, je sais. Mais Michael... ?

Une jolie question, qui ne pouvait appeler qu'une seule réponse. Je ne m'attendais d'ailleurs pas vraiment à en avoir une. Surtout pas de la part de Grand-Père...

- Michael est le compagnon de ta mère, et il sera bientôt son mari. Je tiens à ce que tu saches que je n'approuve pas ce mariage, même si ta grand-mère m'a fait part de ton point de vue sur la question.

- Écoute, Grand-Père, si ça rend Maman heureuse, et que ça ne perturbe pas ma vie, je ne vois pas pourquoi je serais contre.

- C'est précisément parce que ça risque fort de perturber nos vies à tous que je ne vois pas ça d'un très bon œil.

- Dis, il sait que je suis gay ?

Même moi, je restai sans voix. Comment avais-je pu oser balancer ça au milieu de la conversation ? Je me sentais stupide... Ils me regardaient tous les deux fixement, et je n'arrivais pas vraiment à déchiffrer ce qu'il y avait dans leurs regards. Mon cœur battait à tout rompre, et j'étais franchement mal... Mais qu'est-ce qui avait bien pu me passer par la tête ? Grand-Père était livide, et Grand-Mère n'avait pas franchement l'air d'être ravie non plus.

D'un coup, je me décidai à aller jusqu'au bout des choses, et à prendre les choses en main. De tout manière, j'avais – largement – passé les bornes, alors perdu pour perdu... Quitte à me retrouver en pension à mille bornes de chez moi, autant partir en ayant remporté la bataille décisive, et si possible avec un minimum de panache. Je pris une grande inspiration, et je tentai de faire comme si cette conversation n'avait à aucun moment quitté les limites de l'acceptable. Je me risquai même à un peu d'humour :

- Ne faites pas ces têtes-là, on dirait qu'on s'est fait avoir sur la qualité du thé...

- Romain, je...

- Non, Grand-Père. Laisse-moi finir.

- Romain, ton grand-père...

- Grand-Mère, s'il te plaît.

Et là-dessus, je repris une grande inspiration, avant de me jeter tête la première dans mon explication. Le plus difficile ne fut pas de leur déballer tout ce que j'allais leur déballer, mais de ne pas les laisser m'interrompre. Parce que je le savais, à la seconde où je perdais la parole c'en serait fini : je ne la récupérerais plus.

- Pas la peine de me reparler de mon « comportement » : ça n'est pas un comportement. C'est moi, c'est juste comme ça. Un peu comme quand Grand-Père fume ses cigares en cachette.

Le regard que Grand-Mère adressa au fumeur mystère me laissa penser que je venais de gagner quelques points. Au moins chez Grand-Mère...

- J'aime les hommes, c'est comme ça. Vous n'en êtes pas responsables, personne n'en est responsable. Encore une fois, c'est comme ça, et il n'y a rien à y faire. Le ciel est bleu, je suis pédé, c'est la vie. Et personne ne pourra y changer quoi que ce soit. Alors, à un moment ou à un autre, il va bien falloir que vous l'acceptiez. Parce que je ne changerai pas.

La tension dans le bureau était palpable. Pourtant, loin de m'intimider, cette atmosphère pesante me donnait plutôt envie de me battre.

- Après tout, vous m'avez toujours appris qu'on aimait les gens pour ce qu'ils sont, par pour ce qu'on voudrait qu'ils soient. Puisque je sais que vous m'aimez, vous devrez faire avec ça : je suis gay, je ne vous ramènerai jamais de fille à la maison, et si j'ai de la chance, un jour, je pourrai vous présenter l'homme de ma vie, et vous serez heureux pour moi.

Leur malaise était bien là, mais au moins ils me laissaient parler. Grand-Mère regardait Grand-Père d'une drôle de manière... C'est vrai que, des deux, c'était bien lui qui était le plus dur à ce sujet : le jour où il avait appris ça, il était entré dans une colère noire. Et je vous garantis qu'il m'avait fait d'autant plus peur ce jour-là que c'était la première fois de ma vie que je l'avais vu en colère... D'ailleurs, ça ne s'était jamais reproduit depuis. Et je me demandai soudain si je n'avais pas poussé le bouchon un peu trop loin... mais il était trop tard pour revenir en arrière.

- J'ai un copain.

S'ils continuaient à pâlir comme ça, j'allais bientôt devoir appeler les urgences...

- C'est une histoire très, très compliquée. Et je ne suis pas prêt à rentrer dans les détails pour le moment. Mais en tout cas, je voulais que vous le sachiez. Ça vous aidera sans doute à comprendre que mon « comportement » ne changera pas. D'autant que ce n'est pas juste un copain. C'est vraiment l'homme de ma vie. C'est lui que j'espère pouvoir vous présenter un jour. Et on s'aime depuis très longtemps. Plusieurs années. Donc, ce n'est pas non plus une « passade ». Mais ça n'est pas le but de cette conversation.

Si je continuais ainsi, je risquais de faire une boulette. Et pour Baptiste, Ludo et moi, il valait mieux éviter... Il serait toujours temps d'affronter la tempête quand elle frapperait...

- Michael, il est républicain, n'est-ce pas ?

Grand-Père, sans dire un mot, me répondit d'un petit hochement de tête.

- Majoritairement, les républicains ont des problèmes avec les homosexuels. Peut-être que s'il apprend que je suis gay, il ne voudra plus « faire partie de ma vie », comme il dit si bien...

Oui... Ben pour faire ça, j'aurais mieux fait d'expliquer tout ça à Popcorn... Grand-Père soupira :

- Romain...

- Charles, je vous en conjure, ne dites rien que vous puissiez regretter !

Il se tourna vers Grand-Mère, un rien agacé :

- Ça signifie que je ne peux pas vous dire que parfois vous me fatiguez ?

Un sourire se dessina sur le visage de Grand-Mère. Mais c'était le sourire de Grosminet qui s'approche de la cage de Titi :

- Ça signifie que c'est exactement le genre de phrase que vous pourriez regretter...

J'espérais surtout qu'ils n'allaient pas s'engueuler à cause de moi. Même si j'adorais entendre ces petites passes d'armes qui jalonnaient leur quotidien. Grand-Père sourit :

- Soit. Je vous promets d'être prudent.

- Je vous en sais gré, mon ami.

Bon, ça c'était réglé : s'il me collait à la porte, il le ferait avec toute la courtoisie requise... Ça me faisait une belle jambe !

- Romain, ton idée est louable... mais je ne suis pas certain qu'elle fonctionne.

- Pourquoi ?

- Parce qu'il est effectivement républicain, que j'ai eu l'occasion de m'apercevoir que sa réaction vis-à-vis des... homosexuels... était loin d'être gay friendly... mais figure-toi que certains Américains pensent que l'homosexualité est une maladie, et qu'elle se soigne...

- Pardon ?

Il plaisantait, là ? Grand-Mère me fit comprendre que non :

- Mon chéri, je pense que lui faire part de ce... de cette...

- De mon homosexualité, Grand-Mère.

- Oui, oui... Bref, je ne vois pas ce que ça pourrait apporter de bon dans toute cette histoire.

Vu sous cet angle, Grand-Mère avait raison. Mon jeune cerveau fonctionnait à plein régime.

- Mon chéri, je t'assure que ça n'est pas une bonne idée...

- Attends une seconde, Grand-Père...

Je réfléchissais de mon côté, et mon cerveau réfléchissait du sien. Ce fut lui qui me souffla la bonne idée :

- Mais oui ! Jacques !

Grand-Père me regardait, sans rien comprendre à ce que je racontais.

- Attendez, j'essaie de mettre ça dans l'ordre... Tout ça risque de se terminer devant un juge, je me trompe ?

- Eh bien...

- Sinon, tu n'aurais pas fait appel à Jacques...

Jacques était un ami d'enfance de Grand-Père, et aussi son avocat. Si Grand-Père l'avait consulté à ce sujet, c'est que toute cette affaire sentait plutôt mauvais. Le soupir de Grand-Mère me fit comprendre que, malheureusement, j'avais raison :

- Mon ange, ton grand-père et moi espérons vraiment que ça n'en arrivera pas là.

- Mais si c'est le cas, mon chéri, nous ferons tout ce qui est nécessaire pour que tu restes avec nous.

J'étais touché. Bien plus que je ne voulais bien l'admettre, en tout cas pour l'instant.

- Vraiment tout ?

Ils eurent l'air surpris. Et Grand-Père plus encore que Grand-Mère :

- Je t'assure que oui. Tout.

- Même assumer publiquement que tu as un petit-fils homosexuel, Grand-Père ?

Bon, on passait du blanc au rouge... Il n'allait pas tarder à exploser. Autrement dit, dans moins d'une minute, il se lèverait et sortirait du bureau en claquant la porte, sans dire un mot. Il fallait que je fasse vite :

- Grand-Père, c'est important.

- Et tu crois que je ne le sais pas ?

- Alors réponds !

- Oui ! Je suis prêt à tout assumer ! Est-ce que ça te va ?!

Bon, faire le dos rond, le temps qu'il se calme un peu...

- Je ne t'en demandais pas plus. Alors maintenant voilà : je vais avoir une discussion avec l'autre bas de plafond, puisqu'il veut faire partie de ma vie. Il faut juste que je prenne un peu de temps pour réfléchir à ce que je dois lui dire ou pas.

- Et ça va te mener où ?

Je feignis d'ignorer l'agressivité du ton. Grand-Mère, pour sa part, se contentait de suivre silencieusement cet échange en reprenant lentement des couleurs.

- Je veux qu'il sache que je suis gay. Avec un peu de chance, ça lui passera l'envie de m'emmener dans ses bagages.

- Et si ça n'est pas le cas.

- Si ça n'est pas le cas, Jacques pourra faire valoir devant le juge que l'hostilité de Michael à l'égard des gays pourrait représenter un certain danger pour moi, qui suis homosexuel, si je devais lui être confié. Et ce même si ma mère est présente à ses côtés, puisqu'elle a d'énormes contraintes professionnelles, et qu'elle a dû me confier à ses parents pour assurer mon éducation. Et Jacques ayant pas mal de contacts avec des associations de défense des droits des homosexuels, ça pourrait peser dans la décision du juge. Parce qu'il est capable de faire défiler toute la Gay Pride à la barre...

Ils m'observaient un peu comme on observe une chose qu'on n'a pas l'habitude de voir. Ils n'étaient pas surpris, ils étaient sans voix. Et ça n'arrive pas souvent, vous pouvez me croire... Moi, je ne savais plus trop quoi penser... Était-ce le calme avant la tempête ? Grand-Père se tourna vers Grand-Mère, se leva, et quitta la pièce sans un regard pour moi. Et il claqua la porte. J'avais joué, j'avais perdu...

J'allais devoir sans doute quitter Gallerand pour la Floride, et cohabiter avec Maman et son pseudo-playboy pendant les deux ans à venir... Loin de mes grands-parents, à qui je ne manquerais sans doute pas beaucoup... Loin de Ludo... Loin de Baptiste... Loin du château de mon enfance... Je me levai à mon tour, et je quittai le bureau de Grand-Mère. Je descendis l'escalier en courant, je traversai la cour carrée comme une bombe, et je me précipitai sur mon lit, où je me laissai tomber de tout mon long. Popcorn, réveillé en sursaut, vint se coller contre moi en ronronnant. J'éclatai en sanglots...

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