Chapitre X

Nous aurions pu refaire le monde jusqu'au petit matin, mais nous nous étions contentés de nous appliquer à battre le record du monde du plus long câlin entre amoureux. Et comme le sommeil nous avait rattrapés avant que nous ne pensions à jeter un coup d'œil au chronomètre, on allait devoir recommencer... Quel drame !

Je reprenais lentement contact avec le monde des vivants. Mon estomac profita de cet instant de fragilité pour crier famine, signe qu'il était sans doute plus que largement l'heure de se lever. Doucement, sans forcer, je laissai mon cerveau se remettre en marche, en me concentrant très fort pour essayer de me rappeler mes rêves de la nuit. Comme toujours, ils avaient foutu le camp depuis longtemps... Je ne sais pas pourquoi je persistais chaque matin dans cette vaine tentative...

Je m'étirai de tout mon long en me tournant de l'autre côté, cherchant sans doute inconsciemment à prolonger cette nuit qui pourtant devait avoir été bien longue. Une voix douce me tira des griffes du demi-sommeil qui tentait de m'enlever une fois encore au monde des éveillés :

- Coucou, chaton !

Ludo ?! Mon esprit encore embrumé tenta maladroitement de remettre dans l'ordre les pièces du puzzle... Sans grand succès. J'ouvris péniblement les yeux, et le spectacle qui s'offrait à ma vue me redonna goût à la vie : Ludo était à genoux à côté de moi, assis sur ses talons, en boxer, et me souriait tendrement. Une question triviale me traversa l'esprit : comment faisait-il pour avoir des boxers aussi blancs ? J'avais l'impression que les miens viraient au gris avant même d'avoir été portés... Je notai quelque chose au passage : ce boxer lui allait à ravir, mettant en valeur le léger hâle qu'il avait dû soigneusement entretenir sur la terrasse. Et il ne cachait absolument rien de l'émotion juvénile qui se dessinait sous le tissu blanc... Contrairement à toute autre couleur de boxer, le blanc mettait en valeur ce magnifique instrument... duquel je pourrais sans doute bientôt jouer librement. Cette idée me frappa, et la soirée d'hier me revint brutalement en mémoire. Ludo et moi... on était ensemble ?

- Chaton ?

- Hmmm...

- Chaton, mes yeux sont situés un tout petit peu plus haut...

Je souris malgré moi, et je lui répondis d'une voix un peu pâteuse :

- C'est le plaisir de me regarder dormir, qui te met dans un état pareil ?

- Ça se pourrait bien, chaton...

- C'est pas juste !

- Qu'est-ce qui n'est pas juste ?

- Je sais pas...

- Oh, mon pauvre Romy...

Il se glissa sous la couette, déposa un tendre et chaste baiser sur mes lèvres, et me prit dans ses bras. Il était bouillant !

- Tu es tout chaud ! On dirait un petit pain !

- Un croissant, plutôt...

- Pourquoi, ça te va pas, un pain au chocolat ?

- Ben... je ne suis pas encore fourré, moi...

Oh le con ! Il était en forme, mon gaillard ! À ce stade de ma phase de réveil, j'allais avoir du mal à suivre...

- Qui a dit que le romantisme était mort ?

- Un gros con, sans doute...

- Ouais, t'as raison, mon ange !

- Tu as bien dormi ?

- Ouais, je crois... Il est quelle heure ?

- ...

- Ah, ouais ! Pardon... Quelle heure est-il ?

- Presque dix-sept heures trente.

Il plaisantait, là ?

- Tu déconnes ?

- Pas du tout !

- Merde, mais pourquoi est-ce que tu ne m'as pas réveillé plus tôt ?

- Tu dormais trop bien... Et j'adore te regarder dormir...

- T'as encore joué les pervers ?

- Excuse-moi, chaton, mais comme tu faisais le nem avec ta couette, il n'y avait pas grand-chose pour satisfaire mon œil lubrique...

- T'es obligé d'employer des mots compliqués dès le réveil ?

- Eh, arrête, même toi tu sais ce que le mot « lubrique » veut dire...

Ouais, c'était bien ça : j'avais du mal à suivre...

- Ouais, ben t'aurais quand même pu me réveiller.

- Les parents m'ont dit de te laisser dormir.

- Ah...

Ah, ben oui, les parents... Non, vraiment, là, je n'étais pas en forme... Une légère inquiétude s'installa dans mon esprit qui peinait encore à se réveiller.

- Tu leur a parlé ?

- Oui.

- Et ?

- Et il me semble que ni toi, ni moi, ne sommes à la recherche d'un carton ou d'un pont pour passer la nuit.

- Oui, merci... Mais qu'est-ce que tu leur as dit ?

- Je...

- Et qu'est-ce qu'ils ont dit, eux ?

- Ils ont...

- Mais vas-y, accouche !

- Hé ! Peut-être que si tu me laissais en placer une...

- Pardon.

- T'inquiète...

Sa main se promenait sur mon dos, sur mon flanc, sur mon ventre... Il m'embrassa, me poussa sur le dos, et vint se caler confortablement dans mes bras.

- Donc, quand ils se sont levés, je leur ai dit qu'on devait parler. Comme c'est le genre de choses qui n'arrive jamais, ils ne se sont pas trop vraiment fait prier pour m'écouter.

- Allez...

- Si tu m'interromps toutes les dix secondes, chaton, on ne va jamais y arriver...

- D'accord, d'accord. Je t'écoute.

- Je leur ai dit que j'étais amoureux. Que c'était encore compliqué dans ma tête, mais que je ne voulais pas être en couple avec cette personne tout de suite. Bon, tu connais Maman, il a fallu qu'elle pose un demi-million de questions, sans me laisser le temps de répondre à la première.

- C'est vrai que des fois...

- ...

- Ouais bon, d'accord. Sur ce coup-là... total soutien à Ariane !

Il rigola doucement.

- Ouais, tu fais bien : parce qu'à vous deux, vous faites une sacrée paire ! Bon, je leur ai dit ce que je t'ai dit : que je ne me sentais pas vraiment prêt à être en couple, et que je voulais vivre d'autres choses avant, pour ne pas être tenté de les chercher après...

Voilà pile le genre de chose faite pour illuminer ma journée ! Il se projetait sur le long terme, et je faisais partie de ses projets ! Ça y est, j'étais de bonne humeur !

- Papa m'a dit que c'était plutôt honnête de ma part. Et il m'a demandé ce que tu en avais pensé. Je lui ai dit que nous étions d'accord là-dessus.

- Je...

- Oui, oui, je sais, on n'en a pas encore vraiment parlé. Mais comme c'est une des rares choses sur lesquelles je ne céderai pas, je me suis dit que tu serais certainement d'accord avec moi.

- Ah. Ben c'est certain que vu comme ça...

- C'est bien ce que je me disais ! On en reparlera mais là, c'est pas le sujet.

- D'accord.

- Bref, tout était parfait, jusqu'au moment où Maman m'a demandé si elle la connaissait...

- Oups.

- Je lui ai répondu : « Oui. Il est en train de dormir dans ma chambre. »

- ...

- Et là, Papa s'est étouffé avec son bout de baguette, et Maman a failli s'asseoir à côté de son tabouret.

- Tu m'étonnes...

- Moi, j'ai fait comme si de rien n'était. Et Papa m'a demandé depuis combien de temps... toi et moi... on était ensemble.

- Et qu'est-ce que tu lui as répondu ?

- La vérité : qu'on s'aimait depuis toujours, mais qu'on n'avait jamais osé en parler. Qu'on s'était tout dit hier soir. Que tu étais l'homme de ma vie, et que je le savais depuis suffisamment longtemps pour être certain que ce n'était pas une passade.

- Ils vont me détester, maintenant...

- Quelque chose me dit que tu te goures complètement...

- Tu crois ?

- Ouais. On est jeudi, ils rentrent dimanche...

Il compta à voix basse, en s'aidant de ses doigts.

- Quatre jours et trois nuits pour te pardonner.

- Ça va faire court, non ?

- C'est sûr. Mais trois ou quatre ans, ça n'y changerait pas grand-chose...

- Ils vont me tuer...

- Mais non, arrête, je te fais marcher !

- Ah ouais ?

- Ils sont surpris, c'est un peu normal, non ?

- Ben... ouais...

- On évitera juste de leur faire le coup du « dans le cul, Lulu »...

J'étais obligé de rire !

- Remarque, si tu sors ça une seule fois, ta pauvre mère va être obligée de te trouver un autre surnom...

Il était plié lui aussi.

- T'as raison, chaton, je vais l'appeler tout de suite !

Ça devait être ça, le bonheur... Oh que j'étais bien, sous la couette, avec Ludo...

- Tu sais ce qu'il y a de plus drôle, dans tout ça ?

- Non, mon ange...

- Ils n'ont même pas eu le temps de tiquer sur le fait que leur fils voulait faire sa vie avec un homme...

- C'est vrai, tu veux vraiment faire ta vie avec moi...

Il m'embrassa doucement sur le torse.

- Je ne veux faire ma vie avec personne d'autre que toi. D'ailleurs, chaton, puisqu'on a évoqué le sujet il n'y a pas cinq minutes...

- Ouais ?

- Baptiste.

- ...

- Arrête deux secondes de bouder, tu veux ?

- Je ne boude pas.

- Si, tu boudes.

- Non, je ne boude pas.

- Super, alors ! Donc, Baptiste. Lui et toi, ça se passe plutôt bien, non ?

- Euh... C'est vachement gênant, comme conversation.

- Je suis entièrement d'accord avec toi. Alors inutile de jouer les mijaurées et de faire traîner les choses, chaton...

Allez, une fois encore, j'étais le dindon de la farce... Je décidai de mordre un peu, histoire qu'il comprenne que je n'avais aucune envie de parler de ça...

- Il suce comme un dieu. Autre chose ?

- Tu crois qu'il pourrait m'apprendre ?

Pourquoi donc avais-je cru, fût-ce un seul instant, que j'aurais le dernier mot ? Avec Ludo, ça ne marchait jamais...

- Chaton ?

- Oui ?

- T'as l'air perdu dans tes pensées...

- Je me demandais... Actif, ou passif ?

- Comment ça ?

- Toi, avec moi, tu te vois plutôt actif, ou passif ?

- Moi, tant que je suis avec toi... Il faudra que j'essaie, tiens. Tu crois que Baptiste...

- Arrête.

- D'accord, j'arrête.

Cette conversation ne menait nulle part, et elle m'énervait plus que tout...

- Chaton ?

- Oui mon ange ?

- T'as pas répondu à ma question.

- Je sais...

- Pourquoi ?

- Mon ange... On est là, tous les deux, et tu veux parler de Baptiste... Je trouve que ça n'est pas le bon endroit, ni le bon moment, et qu'en plus tu es sans doute la dernière personne avec laquelle j'ai envie de parler de Baptiste.

Il soupira.

- Moi, je te promets que je te dirai tout ce que tu voudras savoir. Je ne veux pas qu'on se cache des trucs...

- Mais je ne veux pas te cacher quoi que ce soit...

- Chaton, je veux juste que tu me dises que tu vas parler de tout ça à Baptiste, et que vous allez continuer à vous voir...

- Je veux bien en parler avec Baptiste... Mais tu veux que je continues à le voir, et ça, je ne comprends pas.

- Tu l'aimes, oui ou non ?

- Oui, mais...

- Stop, c'est suffisant. Je sais très bien tout ce que tu veux me dire à propos de tes sentiments pour Baptiste, de tes sentiments pour moi, et de tout ce qu'il peut y avoir comme différence entre les deux.

- Mon ange...

Pourquoi tenait-il tant à ce que je continue à voir Baptiste ? C'était à n'y rien comprendre...

- Chaton, je peux être cru ?

- Comme si c'était moi qui t'empêchais de te lâcher... Pour autant que je me souvienne, c'est plutôt toi qui est un peu coincé niveau cul...

- ??!

- Ose me dire le contraire !

- Mais j'ose, chaton, j'ose ! Donc, puisque je peux être cru... Voilà les choses telles que je les conçois : tant que tu t'envoies en l'air avec Baptiste, je suis certain que tu t'éclates, et que tu prends ton pied. Et en plus...

- Mon ange, je...

- Et en plus, disais-je, je sais que tu ne tomberas pas amoureux de lui, et que lui ne tombera pas amoureux de toi...

- Parce que tu as des doutes sur moi ????

- Non. Mais je ne prends aucun risque.

- C'est très con, ce que tu dis.

- Pas tant que ça : le tapis du salon est ignifugé, et pour autant je n'essaie pas d'y foutre le feu pour voir jusqu'à quel point le gars qui a fourgué ce tapis à Maman a été honnête.

- Mais ça n'a rien à voir !

- Mais justement ! C'est un raisonnement par l'absurde !

- ...

- Ben oui, chaton... Pendant que tu baises, moi, j'étudie...

- ... !!!

- Ben quoi ? Tout le monde ne peut pas vivre d'amour et d'eau fraîche en attendant que l'argent rentre...

- Parce que tu crois que moi... ? T'es sérieux ?

- Essaie de me faire gober qu'un jour on verra un Le Clay de Gallerand de Moncul sur la Commode pointer à l'ANPE !

- ...

- Tu vois ?

- Ben putain, t'es gonflé, toi... Je comprends pourquoi tu veux faire du droit...

- Comme ça, avec toi, je pourrai faire plein de trucs de travers...

- ...

- Chaton ?

- Obsédé !

- La flatterie ne te mènera nulle part... Alors, tu fais le point avec Baptiste, ou je lui pose la question le jour où je lui demande un cours ?

- Tu sais quoi ?

- Non. Mais quelque chose me dit que je ne vais pas tarder à savoir...

- Je refuse de rester plus longtemps dans la même pièce qu'un psychopathe en liberté...

- Et tu vas te lever et te balader comme ça, à poil, dans tout l'appartement ?

- ...

- Note que je n'ai rien contre...

- Tire-toi...

Il se redressa, et posa sa main sur mon ventre.

- Ne me pique quand même pas ma combinaison de ski, chaton...

Et après avoir déposé un petit baiser sur ma joue, il me laissa dans la chambre, seul avec mes incertitudes... Baptiste, Ludo et moi... Bon, pas un ménage à trois, mais quand même... Nous étions en passe de devenir une sorte de curiosité locale : le futur mari qui pousse son homme dans les bras de son amant le temps des fiançailles pour qu'il n'aille pas voir ailleurs... C'était le théâtre de Labiche qui s'invitait à Gallerand... Si jamais quelqu'un avait vent de tout ça... Ça n'est pas en Hollande, qu'on allait m'envoyer, mais à Cayenne...

Restait encore à convaincre mon bel étalon, et quelque chose me disait que ça, ça n'allait pas être de la tarte... Il était mignon Ludo ! Vas-y, prend ton pied, éclate-toi, et ne t'inquiète de rien... Et le jour où... le jour où Ludo et moi... Parce que ce jour-là, je me voyais mal continuer à... à avoir les deux. Et mon choix était déjà fait, ils le savaient tous les deux. Mais mon pauvre Baptiste... Je ne m'imaginais pas le laisser tomber comme ça... Mais bon, clairement, je ne voulais pas d'un ménage à trois. Il fallait que je convainque Ludo. J'enfilai un boxer, et je sortis de la chambre. En arrivant dans la cuisine, je tombai nez à nez avec... Baptiste !

Mais qu'est-ce que c'était que ce bordel ? Qu'est-ce qu'il foutait là ? Il avait l'air à peu près autant à sa place qu'une strip-teaseuse dans un cimetière. On était là, tous les deux, comme des cons... et Ludo, pénard, faisait comme si de rien n'était :

- Tu veux du café ?

Là, tout de suite ? J'avais plutôt envie de me barrer. Bon, évidemment, en boxer, je ne serais pas allé très loin... Baptiste se pencha, et me fit un tout petit bisou sur la joue. C'est pas dur : plus petit, il n'y avait plus de bisou du tout.

- Tu... tu vas bien ?

Évidemment que non ! Mais bon... Quelque chose me disait que Baptiste avait encore une fois été incapable de dire « non ». En même temps, résister à Ludo... Il voulait être avocat, et s'il plaidait comme il nous menait à son idée, il allait se faire une montagne de fric !

- Ouais, ouais, je vais bien... Et toi ?

- Ben ça va. Enfin... je crois...

Ludo nous attendait, sa cafetière à la main, près du comptoir de la cuisine :

- Bon, les amants terribles, vous venez vous asseoir ?

J'allais le tuer. Je ne savais pas encore quand, mais j'allais le tuer. Et je me servirais de mon sac de voyage pour le foutre dans l'étang.

- Bon, tu veux bien m'expliquer pourquoi tu as fait venir Baptiste jusqu'ici, et sans m'en parler ?

- Parce que je voulais qu'on ait une discussion tous les trois.

- À propos de ce dont on vient de discuter ?

- Exactement.

- OK, je me casse.

Alors que je me levai, il se passa ce que je craignais :

- Chaton, non...

- Bébé...

Et voilà. Maintenant, on avait l'air con tous les trois. Sauf que moi, en plus, j'étais en colère.

- Ah on a l'air fins, tous les trois, là ! Vous êtes contents ? Je me retrouve dans la même pièce que mon mec et que mon amant ! Et pour avoir l'air encore un peu plus con... Quoique non, ça, c'est pas possible. Bref, moi, je suis en calbute ! Non mais, franchement ? Qu'est-ce qui vous est passé par la tête à tous les deux ? Tiens, c'est la bonne expression ça, « passé par la tête » ! Parce que je vous jure qu'on dirait qu'entre vos deux oreilles, il n'y a pas grand-chose pour arrêter ce qui vous « passe par la tête »...

Ils étaient tous les deux en train de contempler leurs chaussures, comme si la réponse à ma question était marquée dessus. En d'autres circonstances, j'aurais pu trouver ça mignon. Pas aujourd'hui.

- On est en plein vaudeville ! Il ne manque plus que le valet de chambre obséquieux et les portes qui claquent ! Moi, je suis en couple. Et pourquoi est-ce que je suis en couple ? Parce que mon amant m'a poussé dans les bras de mon homme. Et là, la première chose que fait mon homme, il invite mon amant à la maison pour lui dire de continuer à s'occuper de moi. Et moi, pendant ce temps-là, je me taille une gentille réputation de salope, alors que la seule chose dont je sois coupable, c'est de ne pas avoir accepté de me tirer en vacances à Ibiza avec ma mère !

- Tu dramatises un peu, là, chaton...

- Tu es certain de vouloir jouer à ce petit jeu avec moi, là, maintenant ?

Il ne répondit pas. Je voyais qu'il était en colère aussi, mais il ne disait rien. Donc, il avait pigé que cette fois, il avait dépassé les bornes. Un aller-retour dans la chambre, et j'étais habillé. Il fallait que je prenne un peu l'air ! En partant, je me contentai de les prévenir :

- Je reviens dans une demi-heure. Il vaudrait mieux que vous soyez là tous les deux, et que vous ayez arrangé ce merdier...

J'attrapai les clefs sur le porte-clefs, et je sortis faire un tour. Pas très loin de chez Ludo, il y avait une sorte de petit jardin public, au fond duquel coulait paisiblement le Loiret. Alors que je venais de me poser sur un banc, tranquillement, histoire de souffler un peu, une voix que je ne connaissais que trop bien résonna près de mon oreille :

- Devine qui c'est !

Je soupirai :

- Margaux, bordel, on n'est plus en CE1 !

- Oh, t'es de mauvaise humeur, toi !

Elle n'avait pas tort. Margaux, c'était une fille de notre classe, plutôt sympa, très mignonne, et très collante, parfois. Mais bon... Elle, ça ne la dérangeait pas que je préfère les garçons. Du coup, on était quand même assez proches.

- Alors, beau brun, t'es pas chez tes grands-parents ?

- Ben non, tu vois. Je suis venu passer quelques jours chez Ludo.

- Oh, tu aurais dû le dire ! Je m'en vais ce soir, moi.

- Chez ton père ?

- Ouais. Bon, je vais encore me prendre la tête avec la belle-mère, mais au moins on est à cent mètres de la plage...

- T'en as, de la chance ?

- Tu devrais venir !

- Pour avoir ton père sur le dos... Et ta belle-mère ?

Elle se mit à rire. Son père était... un peu trop protecteur, et sa belle-mère était une caricature de la méchante belle-mère dans Cendrillon. Mais bon, Margaux n'était pas du genre à se laisser marcher dessus...

- Tu veux bien me dire ce qui se passe dans ta toute petite tête d'aristo déjanté ?

- Margaux...

- Oui, c'est moi. T'es adorable ! Je sais que je suis un peu idiote, mais figure-toi que mon prénom, ça, j'arrive à le retenir. Et puis il est marqué sur mes vêtements pour pas que je les perde... Du coup, quand je ne m'en rappelle plus...

- Tu fais un strip-tease pour pouvoir lire tranquillement...

- Exactement ! Tu t'es pris la tête avec Ludovic ?

Est-ce que c'était marqué sur ma tronche ? Je décidai de mentir un peu : si je commençais à donner des explications à Margaux, elle allait me tirer les vers du nez. Et il y a des choses que je ne voulais pas lui dire. Mon cerveau, parfaitement réveillé, cette fois-ci, tournait à plein régime pour trouver à ma mauvaise humeur une explication qui tenait la route. J'y étais ! Maman !

- Je me suis pris la tête avec ma mère.

- Elle est à Gallerand ?

- Non, justement. Elle est à Ibiza.

- Et... ?

- Et elle voulait que j'aille la rejoindre, et je n'ai pas voulu.

Ce qui était la stricte vérité. Bon, c'était il y a huit jours, mais ça n'avait pas vraiment d'importance.

- Pourquoi ?

- J'ai entendu mes grands-parents discuter : après le 15 août, elle rentre à Gallerand, et elle va présenter son nouveau mec à la famille.

- Et c'est mal ?

- Ben, c'est le premier qu'elle nous présente depuis longtemps. Du coup, les vacances à Ibiza, j'ai pris ça comme une manière de m'acheter...

- Je vois. Elle voulait peut-être juste te présenter son mec ?

Tiens, c'est vrai... Je n'y avais pas pensé, à ça... Romain, mon chéri, tu vieillis mal...

- C'est un peu gros, non ?

- Ben tu sais, c'est comme ça que mon père m'a présenté l'autre gourde : pendant les vacances à la Baule.

- Ah... Et ?

- Et c'était déjà une pimbêche prétentieuse !

- Mais qu'est-ce qu'elle t'a fait, au juste ?

- Elle ? Elle se croit un peu trop chez elle, et elle oublie un peu trop que je suis chez moi. Et en plus, elle se prend pour ma mère et ça, ça ne passe pas. Du coup, c'est la guerre !

- Ça va peut-être mieux se passer, cette fois-ci...

- Ça m'étonnerait...

- Et pourquoi ça ?

- Ben si je ne peux pas lui pourrir la vie, je vais m'ennuyer... Et je n'aime pas m'emmerder pendant mes vacances...

- Et ton père, il en pense quoi ?

- Bah, tu sais bien que je peux lui raconter ce que je veux, il me croit toujours. Et puis je pleure sur commande, alors bon, l'autre, elle pourra toujours dire ce qu'elle veut...

- Ça sent les super vacances ! Faudra que tu me racontes !

- Oh, t'inquiète pas, tu sauras tout ! Et toi, qu'est-ce que tu as prévu de beau, cet été ?

- Ludo va venir passer quelques jours à la maison. Je sens qu'on va bien s'éclater !

Je m'étonnais moi-même : j'avais mis tellement de conviction dans ma phrase, que pour un peu j'aurais pu croire ce que je venais de dire...

- Toujours pas de piscine, à Gallerand ?

- Si, finalement Grand-Père a cédé : il veut bien qu'on en achète une, mais il ne veut pas la voir. Je vais voir ça avec Grand-Mère, je sens que ça va être grandiose ! On mettra la piscine au relais de chasse, comme ça on sera tranquilles... Au fait, tu rentres quand, de chez ton père ?

- Je ne sais pas trop, mais après je pars chez les parents de Maman...

- Appelle-moi quand tu rentres, on essaiera de se faire un truc !

- D'accord. Dis, pour la pension, t'as des nouvelles ?

- Non... Mais j'ai eu des super notes, du coup, peut-être que je resterai à l'école ici.

Là, j'étais beaucoup moins convaincu.

- Ben si tu t'en vas, Ludo va devenir dépressif...

Ah ouais ? Pas sûr... Enfin bon, il fallait que je rentre...

- Si jamais je finis en pension, je te le confie : moi, je ne rentrerai qu'aux vacances...

- Oh, mais moi, ça me va très bien...

- Margaux...

- Non, non, t'inquiète, je n'y toucherai pas ! Mais fais attention, un jour on va finir par croire que vous êtes en couple, tous les deux !

Elle se mit à nouveau à rire de son petit rire léger, aérien... Ce qui restait de ma mauvaise humeur s'envola avec ce rire. Je fis la bise à Margaux, et je remis le cap sur l'appartement. Arrivé en bas, je jetai un œil rapide sur mon téléphone : vingt-neuf minutes depuis que j'avais quitté l'appartement. Pile dans les temps.

L'appartement était plutôt silencieux. Baptiste était assis dans le salon, seul. Quant à Ludo... Il n'était certainement pas sorti : j'avais pris son trousseau de clefs quand j'étais parti faire un tour.

Baptiste avait l'air encore un peu plus mal à l'aise que tout à l'heure, si c'était possible. Je vins m'asseoir devant lui, sur la table du salon.

- Tu es tout seul ?

- Il est dans sa chambre.

- ...

- Écoute... Ludo m'a appelé ce matin.

- Et comment est-ce qu'il a eu ton numéro ?

- En cherchant dans ton portable.

- Ah...

- Il m'a expliqué ce qui s'était passé hier soir.

- ...

- Et il a bien fait.

- Pourquoi est-ce que tu dis ça ?

- Parce que tu ne m'en aurais pas parlé.

- J'avais sans doute mes raisons.

- Sans doute. Mais tu aurais eu tort. Déjà que la situation est compliquée, je n'ai pas envie qu'en plus tu me mentes ou que tu me caches des trucs.

- Mais tu t'es mis à ma place ?

- Me mettre à ta place ? Mais Ludo et moi, on ne fait que ça ! Et peut-être que si tu essayais juste d'écouter les gens de temps en temps, tu les comprendrais mieux.

- ...

- Allô ?

- Je rêve, ou t'es en train de me passer un savon ?

- Tu ne rêves pas. Je sais, et Ludo aussi, que la situation est difficile pour toi. On essaie de trouver comment te rendre les choses plus faciles, même si pour nous ça n'est pas évident, et toi tu te barres comme une reine offensée ! Tu dérailles totalement, mon grand !

- Je...

Il attendit quelques secondes puis, voyant que rien ne viendrait compléter ce début de phrase, il reprit :

- Ludo t'aime.

- Je sais.

- Il ne se sent juste pas prêt pour être en couple, parce que tu es son meilleur ami. Et quoi que tu en penses, le fait que tu sois un homme ne semble pas lui poser plus de problèmes que ça. Par contre, ce changement dans la nature de votre relation, il a un peu de mal à le gérer.

- ...

- C'est entre autres choses pour ça qu'il veut vivre d'autres expériences : pour s'assurer qu'en devenant ton compagnon, il ne prend pas le risque d'avoir des regrets plus tard, et de te perdre.

- Et c'est une raison pour me pousser dans tes bras ?

- C'est pas ça...

- Tu vois !

- Arrête... Les deux raisons pour lesquelles il a envie qu'on continue à se voir, c'est d'abord qu'il sait que moi je ne mettrai pas votre histoire en péril, et qu'il a une peur panique qu'un beau jour tu sois lassé de l'attendre, et que ce jour-là un autre mec te mette le grappin dessus.

Sérieusement, le prochain qui allait venir me faire chier parce que sa vie était compliquée risquait fort de prendre cher. Je comprenais parfaitement tout ce que Baptiste était en train de m'expliquer. Et pour autant, je ne me sentais pas mieux, loin de là ! Et en plus, je ne savais absolument pas quand Ludo se déciderait ! Bon, il ne le savait pas non plus, je pauvre... Mais tout ça, pour moi, ça commençait à faire beaucoup.

- Je vais le voir...

- Non.

Non ? Comment ça, non ? Baptiste, du regard, me fit signe de regarder derrière moi. Sur l'un des fauteuils, il y avait mon sac de voyage...

- Il veut rester seul. Il m'a demandé de te ramener avec moi à Gallerand.

- Certainement pas.

Je n'étais même pas en colère... J'étais comme... vide.

- Romain, j'ai promis.

- Eh bien tu n'aurais pas dû.

- Romain...

- Arrête, s'il te plaît. Tu vas rentrer tout seul à Gallerand, comme un grand, et tu laisses mon sac ici. Je veux le voir...

- Mais il ne veut pas, lui.

- Et alors ? Depuis quand est-ce que c'est lui qui décide de tout ? Je crois qu'il a pris assez de décisions foireuses pour aujourd'hui.

- Romain...

- Baptiste, rentre. S'il te plaît. Si je dois rentrer à Gallerand, j'appellerai le taxi qui me ramène quand Grand-Père n'est pas là. Et je te préviendrai.

- Je veux juste que tu me promettes deux choses.

- Dis toujours...

- D'abord, je veux que tu m'envoie un message ce soir pour me dire où tu es. C'est-à-dire soit ici, soit à Gallerand. C'est-à-dire pas ailleurs, et surtout pas dans la nature. On est d'accord ?

- Oui, Maman...

- Très drôle. Ensuite, je veux que tu promettes de rester calme avec Ludo. Quand tu es parti, il s'est effondré...

- Et tu l'as consolé, je présume ?

- Hé, arrête un peu de faire chier, tu veux ? J'en ai marre de ton côté sale gosse !

- ...

- Tu vois, c'est pour ça qu'il y a des moments où j'ai du mal à oublier que tu as quinze ans !

Et là-dessus, il se leva et quitta l'appartement.

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