62. Catriona

A travers les rideaux de bonne facture, Catriona observait le paysage sans vraiment le voir. La jeune femme aurait dû apprécier de retrouver ces collines verdoyantes, ces prairies dans lesquelles paissaient les moutons au lainage aussi duveteux que des nuages, ces forêts de chênes, ce ciel qui était pourtant le même partout mais qui reflétait différemment le temps. Toutefois, le goût amer qu'elle avait dans la bouche l'empêchait de savourer son retour.

Elle sentit son regard s'embuer et détourna la tête. A cette heure, Evrard devait être remonté à bord du Petit Jean et avait repris le large. Elle ignorait ce qui lui était le plus douloureux ; que le Chevalier ait refusé de la suivre ou qu'ils se soient quittés sur une dispute ?

Il avait eu des mots cruels sur le bateau, l'accusant personnellement d'avoir tué l'enfant à naître de Néline et n'avait même pas eu la décence de réfuter les accusations de Catriona lorsqu'elle avait sous-entendu que la châtelaine était son seul amour. Il ne s'était même pas rendu compte qu'il venait de lui briser le cœur, sans la moindre compassion, dans l'indifférence la plus glacée.

C'était pour Néline qu'Evrard repartait en France. Il se moquait bien du danger, tant qu'il pouvait la rejoindre. Il l'aimait tellement qu'il était prêt à prendre le risque d'être arrêté et pendu par les soldats royaux. Après tous leurs efforts pour échapper à leurs poursuivants, après tous les dangers qu'ils avaient évités...A cette pensée, Catriona ressentit une vague de désarroi engloutir son cœur.

Elle avait l'impression de n'avoir été qu'un mirage, une façade uniquement destinée à satisfaire le besoin d'oublier de cet homme la désillusion cuisante qu'il ne pourrait plus se lier à Néline. Catriona avait espéré que leurs échanges faisaient d'elle une femme exceptionnelle, différente de toutes les autres, qu'ils soient le reflet de son amour et de sa dévotion envers elle. Comme elle avait été bête...

Elle était désormais seule sur la route qui menait au domaine de Lord Byron, isolée dans le silence feutré du carrosse, sans autre compagnie qu'elle-même et ses pensées. La jeune noble tentait tant bien que mal de chasser Evrard de sa tête, mais c'était comme s'il était toujours là, lui faisant face, le regard accusateur.

Catriona ne voulait pas croire qu'elle soit la responsable des malheurs dont il l'avait accusé et avait refusé de s'excuser. Elle n'avait même pas voulu reconnaître cette éventualité, car cela aurait signifié qu'elle était bel et bien responsable de la mort d'un autre être humain...Et cela aurait été plus douloureux encore parce que contrairement à Rodolphe, le bébé de Néline était innocent. Mais la rancœur qu'elle éprouvait envers la châtelaine avait éclipsé tout sens commun et l'avait poussé à tenir tête au Chevalier.

Une bouffée de colère vint à son secours. Evrard n'était qu'un imbécile ! Il avait joué avec ses sentiments et refusé de voir tout ce qu'elle avait à lui offrir ; la sécurité, le confort, un titre et une fortune à partager, l'amour...Qu'avait-elle à envier à Néline ? Pas de son titre puisque Catriona était d'un rang plus élevé, pas non plus de son intelligence puisqu'elle avait réussi à se sortir de situations périlleuses, pas plus que de son humour puisque les deux compagnons s'étaient taquinés durant tout le voyage. Et d'après les regards d'Evrard sur elle, la jeune femme n'avait pas à envier la beauté de cette ancienne fiancée surgit du passé. Et surtout, elle, elle était vierge de toute union, tandis que la châtelaine demeurait la veuve de Gauthier.

Elle ne souhaitait pas imaginer son avenir avec un inconnu. C'était Evrard Le Gall qu'elle désirait. Elle aurait voulu franchir le portail de Loveday Hall à ses côtés, c'étaient ses conseils, ses railleries, ses suggestions qu'elle aurait voulu entendre. C'était lui, uniquement lui, qu'elle aurait voulu avoir dans son lit pour l'initier aux arts passionnés et sensuels de l'amour...Comme elle aurait aimé sentir leurs peaux se caresser l'une contre l'autre, comme dans la rivière...

Ses joues s'embrasèrent à l'évocation de cet instant. Comme elle avait aimé sentir ses mains parcourir sa peau ! Comme elle avait adoré sentir sa nuque brûler sous ses baisers, les frissons qu'elle avait éprouvés au contact de ses doigts sur sa poitrine et son intimité, enrouler ses jambes autour de son bassin et l'embrasser, encore et encore, comme s'il n'y avait plus que lui qui comptait, plus qu'eux deux sur cette Terre.

Le souvenir se ternit sous ses yeux, ne lui laissant comme vision que la banquette vide et froide en face d'elle. Catriona ne reverrait plus jamais Evrard. Par orgueil, par jalousie, par fierté, elle avait perdu l'homme qu'elle aimait.

La jeune femme se sentit soudain oppressée, étouffée par le silence du carrosse. Elle ouvrit précipitamment le rideau et huma profondément le vent frais qui fouettait son visage. Sa respiration s'apaisa peu à peu et son regard se perdit à nouveau dans la contemplation des paysages qui défilaient sous les yeux.

A cet endroit, la route devenait plus irrégulière. Les roues du carrosse heurtaient régulièrement des cailloux ou s'enfonçaient dans les nids-de-poule, mais le cocher ne fit pas ralentir l'allure du cheval. Catriona réprima un grimacement d'être secouée de la sorte et eu hâte d'arriver chez Lord Byron. Elle passa la tête à travers la fenêtre pour estimer la distance qui la séparait encore du domaine.

— Dans combien de temps arriverons-nous ? cria-t-elle pour se faire entendre par-dessus le martèlement des sabots.

— Plusieurs heures, Milady ! lui répondit le cocher sur le même ton. Nous n'avons pas encore passé Stirling !

— Fort bien, marmonna-t-elle sans laisser paraître sa contrariété.

Un hennissement se fit soudain entendre. Catriona cru d'abord que c'était le cheval de tire qui protestait contre le rythme soutenu, mais c'était beaucoup plus lointain. En tournant la tête, elle aperçut derrière le carrosse, à une bonne cinquantaine de mètres, trois cavaliers qui galopaient dans sa direction. Ils pressaient leurs montures avec une telle véhémence que Catriona eu de la peine pour les pauvres bêtes. Le cocher les remarqua à son tour car il ralenti l'allure et se décala sur le côté pour leur laisser la place pour passer.

Mais lorsqu'elle aperçut l'un d'entre eux tirer son épée et un autre pointer son arc sur le carrosse, la jeune femme comprit aussitôt qu'ils ne comptaient pas les dépasser.

Catriona rentra la tête à l'instant où l'homme tira. La flèche siffla dans l'air et elle entendit un bruit sec heurter l'arrière du véhicule, à l'endroit où s'était fiché le projectile.

— Mais...ces hommes nous attaquent ! hurla le serviteur, ahurit.

— Je me demande à quoi vous voyez cela...siffla Catriona entre ses dents.

Seigneur, voilà qu'elle commençait à parler comme Evrard !

Le fouet claqua et le carrosse fit un bond en avant, la faisant s'enfoncer dans le siège. Elle se redressa en pestant et guigna prudemment par le cadre pour voir où étaient les poursuivants.

Ils avaient gagné du terrain et s'étaient formés en triangle pour encercler le véhicule, un cavalier de chaque côté et le dernier derrière. L'archer était presque arrivé à sa hauteur et encochait une nouvelle flèche. Sa dextérité dans cet exercice en plein galop lui indiqua avec un frisson d'horreur que ces hommes n'étaient pas des bandits ordinaires.

« Des mercenaires » pensa-t-elle aussitôt. « Ou pire, des assassins... »

L'homme la visa à travers l'ouverture et elle se jeta sur le sol pour se protéger. La flèche la manqua et se planta dans le plancher, à quelques centimètres de sa tête. Catriona poussa un cri d'effroi et roula sur elle-même pour s'éloigner de lui. Elle leva le regard et croisa le sien. Il n'y avait même pas de haine dans ses yeux. Ce n'étaient que deux puits sans fonds, froids et imperturbables, déterminées à lui ôter la vie.

Toujours au galop, il approcha son cheval du carrosse et s'agrippa au rebord de la portière. Catriona le vit s'échiner à actionner la poignée. Il s'apprêtait à sauter dans l'habitacle en pleine course. Terrorisée, la jeune noble recula sur les coudes, le plus loin possible de son assaillant. Ses yeux révulsés ne parvenaient pas à se détourner de la poignée qui tournait et se retournait, redoutant l'instant où elle finirait par s'ouvrir et le laisser entrer pour la tuer. Elle ne pouvait même pas s'échapper par l'autre portière car elle devrait alors faire face au second cavalier.

Ses doigts tâtonnèrent le sol à la recherche de quelque chose pour se protéger. Ils se refermèrent sur le bois de la flèche. Elle tira dessus pour extraire la pointe et la brandit devant elle pour tenir son assaillant à distance. Mais l'homme n'avait rien remarqué, trop occupé à essayer d'ouvrir la porte. Saisissant sa chance, Catriona se redressa et bondit sur lui. Son bras passa à travers la fenêtre ouverte et la flèche entailla le poignet de l'agresseur qui poussa un cri de surprise et relâcha la poignée. Il siffla un torrent de jurons en gaélique en maintenant contre lui son bras mutilé et éloigna son cheval pour se mettre hors de portée de la jeune femme.

Au même instant, la voiture fit une embardée qui la déstabilisa, et quitta la route en zigzaguant dans la forêt. Le sol était si irrégulier qu'elle fut ballotée en tous sens. A deux reprises, l'habitacle pencha dangereusement sur le côté, menaçant de se renverser. A travers la fenêtre, Catriona ne pouvait plus apercevoir les cavaliers, momentanément cachés par une rangée de noisetiers. Le cheval de tire poussa soudain un hennissement déchirant, le cocher hurla et le carrosse s'ébranla. Les roues gauches quittèrent le sol et durant une seconde, Catriona eu l'impression que le temps s'était figé, la suspendant dans les airs. Son estomac remonta dans sa gorge avant qu'une dernière secousse la projeta sur le côté et elle heurta violemment le mur.

Le choc fut si rude qu'elle manqua de perdre connaissance. Une douleur fulgurante lui transperça le crâne et sa vue se brouilla, réduisant son champ de vision à un minuscule point noir. Ses jambes s'écroulèrent sous son poids et un goût ferrugineux envahit sa bouche. Désorientée, la jeune femme porta la main à sa tête et grimaça de douleur lorsqu'elle sentit une bosse se former sous ses longs cheveux bruns.

Elle tenta de se ressaisir et d'écouter ce qu'il se passait en-dehors de l'habitacle, mais les sons lui parvenaient comme un brouillard indéchiffrable. Il lui semblait entendre un homme hurler, mais elle n'aurait pu dire si c'était l'un de ses accompagnateurs ou un ennemi.

Soudain, la portière s'ouvrit avec fracas et la lumière du jour s'engouffra brusquement à l'intérieur, l'aveuglant. Une main vigoureuse l'attrapa et la tira à l'extérieur avec une force délibérée et sauvage. Sa vision tournoya quelques secondes, prise de vertige, avant de se poser sur l'assaillant qui l'avait extirpé de là avec une telle violence qu'elle crut qu'il allait lui arracher le bras. Ses pieds atterrirent dans l'eau glacée du fleuve dans lequel le fiacre avait basculé, lui arrachant un cri de surprise.

Les trois cavaliers avaient mis pied à terre. Le premier maintenait toujours Catriona et l'entraînait à sa suite pour regagner la grève, de l'eau jusqu'aux genoux. A quelques mètres de là, le second était aux prises avec le servant qui tentait de se défendre comme il le pouvait et le dernier se redressa en essuyant le sang de son couteau sur son kilt, se désintéressant du malheureux cocher à qui il venait de trancher la gorge.

Cette vision lui fit pousser un gémissement horrifié qui n'échappa pas à son assaillant. Dès qu'ils eurent atteints la rive, il la plaqua contre son torse.

— Ne te débats pas, la menaça-t-il. Moins tu résisteras et plus vite tu mourras.

Ces paroles déclenchèrent en elle une terreur absolue, si puissante qu'elle perdit toute notion. Mue par l'instinct de survie, elle donna un violent coup de pied dans son tibia, le faisant crier de douleur. Sa prise se relâcha et la jeune femme se dégagea. Mais elle n'eut pas le temps de s'enfuir que déjà l'archer l'attrapa par les cheveux et plaqua une main sur sa bouche.

— Sale garce ! jura-t-il. Tiens-toi tranquille, sinon on te tue d'une manière bien plus cruelle que prévu !

Désespérée, Catriona sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle ne voulait pas mourir, pas si près du but. Sa main collée contre ses lèvres l'empêchait de respirer correctement. Le deuxième assassin eu un sourire, comme s'il se délectait de la terreur qu'il lisait dans ses yeux. Il tira son épée et s'approcha d'elle avec une lenteur calculée. La jeune femme regarda, tétanisée, la lame se lever vers elle.

Il y eu soudain un bruit sourd derrière eux, suivit d'un grognement. En tordant les yeux sur le côté, Catriona aperçut le servant bondir dans leur direction, sa dague en avant. Il avait réussi à se débarrasser de son adversaire en l'assommant et accourait pour la secourir. La jeune femme ressentit une vague de soulagement lui réchauffer le cœur qui s'estompa presque aussitôt lorsque le mercenaire braqua son arme contre lui pour l'affronter, se désintéressant momentanément de Catriona.

— Fuyez, Milady ! hurla le serviteur tandis qu'il croisait courageusement le fer avec l'assassin.

Elle ne se le fit pas dire deux fois. Saisissant cette chance, elle mordit les doigts de toutes ses forces de l'archer qui la maintenait toujours. Il grogna et la relâcha précipitamment. Sa main quitta ses cheveux. Mue par l'instinct de survie, elle se dégagea et le griffa au visage, plantant ses ongles dans sa chair qui tracèrent des sillons sanglants sur sa joue. Elle le repoussa violemment et se sauva.

— Saleté ! l'entendit-elle beugler. Elle a failli m'arracher un œil !

— Qu'est-ce que tu attends ? Rattrape-la !

Dans son dos, elle entendit le bruit caractéristique d'une corde en train de se tendre et elle plongea sur le côté. La flèche la manqua à nouveau de quelques centimètres et alla se ficher dans l'écorce d'un arbre. Elle se redressa aussitôt et détala aussi vite que ses jambes le lui permettaient. Des bottes lourdes résonnèrent derrière elle tandis que l'archer se lançait à sa poursuite. Catriona résista à l'envie de regarder par-dessus son épaule. Elle savait déjà qu'il la rattraperait, il courrait beaucoup plus vite...

Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine comme un oiseau affolé, ses poumons la brûlaient et un poing de côté menaçait de l'assaillir. Mais Catriona ignora les signaux de détresse de son corps, refusant de s'arrêter et de se livrer. Elle n'obéissait qu'à un seul ordre ; courir le plus vite possible. Lorsqu'elle perçut le martèlement des sabots, elle ne parvint plus à résister à la tentation et risqua un coup d'œil derrière elle. L'archer la poursuivait, son carquois vide et son arc désormais inutilisable dans la main. Son complice était remonté en selle, abandonnant le corps du serviteur recroquevillé dans l'herbe.

Transpirante de sueur et de terreur, la jeune femme parvint à rejoindre la route. Elle pouvait presque sentir le souffle rauque de ses poursuivants sur sa nuque. Sans réfléchir, la noble traversa le chemin et s'engouffra dans les bois.

Elle filait entre les arbres en ignorant les racines qui butaient contre ses pieds, les ronces qui lui griffaient les jambes et les branches qui fouettaient ses bras et son visage. Dans cet environnement abrupt, sa petite taille était un avantage ; un rapide coup d'œil en arrière lui indiqua que l'archer avait des difficultés à se frayer un chemin entre les buissons de ronces et que le second avait dû abandonner son cheval pour pouvoir la poursuivre.

Catriona put ainsi gagner de précieuses secondes sur eux. Elle courrait sans relâche, fuyant le plus loin possible de ces hommes qui souhaitaient sa mort, se débattant contre la végétation hostile qui faisait tout pour la ralentir. Plus d'une fois, les pans de sa robe se raccrochaient aux branches basses, ses chevilles se tordaient sur les pierres, ses doigts s'égratignaient contre les écorces rugueuses des arbres.

A bout de souffle, elle plaqua son dos contre le tronc épais d'un chêne pour se cacher et reprendre sa respiration quelques instants. La sueur lui brûlait les yeux et ses poumons criaient grâce. Elle ne pourrait pas tenir ce rythme effréné très longtemps. En tendant l'oreille, elle ne percevait plus que faiblement le cliquetis des armes des mercenaires qui s'avançaient au hasard pour la débusquer dans les bois. Il ne leur faudrait pas beaucoup de temps avant de la retrouver et de la tuer. Des larmes embuèrent ses yeux. Elle ne voulait pas mourir, pas au milieu de cette forêt, pas toute seule.

Durant une seconde insensée, elle eut envie d'ouvrir la bouche et de hurler à plein poumons. Elle aurait voulu crier le nom d'Evrard, oubliant momentanément que le Chevalier n'était plus là pour la secourir. Ses pensées se bousculaient dans sa tête, cherchant frénétiquement une issue. Qu'aurait fait Evrard dans une telle situation ?

« Il sortirait son épée et les massacrerait en deux coups de lame » Sauf qu'elle n'avait pas d'arme, pas même de couteau pour se défendre...

« Dans ce cas, je vais m'en trouver une » décida-t-elle dans un nouvel élan d'énergie désespéré. La jeune noble n'avait pas l'intention de se faire égorger comme un agneau sans tenter un geste pour survivre. Catriona survola le sol du regard et se baissa pour ramasser une pierre, petite mais aux arêtes affrétées, qui ferait une parfaite arme de jet, ainsi qu'un bâton large.

— Où est-elle passée ? fulmina soudain une des voix des mercenaires.

— Elle n'a pas pu aller bien loin, répliqua son acolyte. Va chercher de ce côté, moi je vais par-là.

Les assassins n'étaient plus très loin et se rapprochaient dangereusement de sa cachette. Si Catriona voulait avoir une chance de s'en sortir, elle devait quitter la protection de l'arbre et s'enfoncer plus profondément encore dans les bois.

Aussi discrètement que possible, elle s'esquiva de quelques pas. Cependant, ce n'était pas évident de trottiner silencieusement sur des feuilles mortes et des brindilles qui cassaient sous son poids. Et hélas, les mercenaires finirent rapidement par discerner la provenance des bruits.

— Elle est là ! hurla l'un.

— Rattrape-la, elle ne doit pas nous échapper !

Catriona se remit à courir à toute jambe. Elle zigzaguait entre les arbres sans savoir où elle allait. Son unique objectif était de remettre le plus de distance entre elle et ces assassins. Elle entendait le bruit sourd de leurs bottes heurter le sol derrière elle. La jeune femme avait toujours son bâton dans une main et la pierre dans l'autre... Elle se retourna alors prestement et lança son projectile de toutes ses forces. Elle atteignit l'archer à l'épaule, le faisant grimacer de douleur, mais il ne cessa pas pour autant de la poursuivre. Pire encore, elle pouvait le sentir se rapprocher.

Soudain, un coup violent s'abattit sur ses reins et la projeta en avant. Catriona atterrit tête la première sur le sol. Une racine s'enfonça brutalement dans son ventre, lui coupant le souffle. Une plainte endolorie s'échappa faiblement entre ses lèvres.

— Fini de rire ! grogna-t-il au-dessus de sa tête.

Deux mains puissantes la retournèrent sans ménagement sur le dos. L'archer la dominait de toute sa taille, le regard mauvais.

— Cette partie de cache-cache a trop duré ! Laisse-toi faire et tu mourras sans souffrance, ajouta-t-il en sortant sa dague de son fourreau.

— Jamais ! hurla-t-elle furieusement.

De toutes ses forces, Catriona lui donna un coup de pied dans les parties intimes et enchaîna aussitôt en projetant son bout de bois dans le genou, le faisant perdre l'équilibre. Elle se redressa précipitamment et remit une distance sécuritaire entre eux, mais l'homme reprit très vite ses esprits :

— Sale gueuse ! cracha-t-il. Tu vas me le payer !

Il fonça sur elle, son arme brandie. Catriona n'avait plus que son bâton pour la protéger. La dague s'abattit de haut en bas et elle leva sa branche d'arbre dans un réflexe instinctif. La lame ne lui pourfendit pas le crâne, mais cassa le bois en deux. Durant une seconde, Catriona regarda d'un air hébété les deux branches qu'elle tenait dans les mains. Avant que son assaillant ne lève à nouveau sa dague, elle les lui lança dessus de toutes ses forces. La première l'atteignit à la jambe, le faisant grimacer, et la seconde le heurta dans le ventre et lui coupa le souffle. Il siffla un juron mais elle n'attendit pas qu'il reprenne ses esprits ; elle détala comme un lièvre.

Malheureusement, elle n'eut pas le temps d'aller loin. Le second assassin les avait rejoints et la rattrapa. Il la saisit par le bras et lui administra une gifle si brutale qu'elle faillit l'assommer. Hébétée et la joue brûlante, Catriona n'eut plus la force de se débattre et fut contrainte de le suivre en trébuchant à travers les arbres. Quelques instants plus tard, ils furent de retour vers le carrosse.

Les corps du cocher et du serviteurs gisaient à terre, imbibant l'herbe verte d'un liquide écarlate et visqueux. A cette vue, la jeune femme ressentit un frisson glacial lui parcourir la colonne vertébrale.

Le troisième assassin était revenu à lui et faisait les cent pas entre les cadavres.

— Vous en avez mis du temps, maugréa-t-il en les apercevant.

— Cette traînée nous a fait courir plus longtemps que prévu, répliqua son compagnon en poussant Catriona devant lui.

— Elle ne nous a pas avertis qu'elle se débattrait de la sorte, approuva l'archer avec colère. Elle a dit que ce serait facile ! Il faudra qu'on lui demande un supplément !

— C'est ce qu'on fera. Mais d'abord, on termine ce qu'on a commencé...

La jeune noble ne les écoutait plus que d'une oreille distraite. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine, mais c'était plus de la colère que de la peur. « Elle ne nous avait pas averti...Elle a dit que ce serait facile... » Il n'y avait qu'une seule personne qui pouvait être ce-elle dont ils parlaient : Jane D'Usez.

Sa mère avait trouvé de nouveaux mercenaires pour l'empêcher d'atteindre Loveday Hall.

Catriona réfléchit précipitamment. Elle était prise au piège et ne tarderait pas à se faire tuer. Les trois assaillants l'encerclaient et étaient bien trop rapides pour qu'elle ait une nouvelle possibilité de s'enfuir. Et si elle plongeait dans le fleuve ? Elle n'était pas une très bonne nageuse, mais au moins aurait-elle plus de chance de survivre que si elle restait plantée là... Mais comment faire pour atteindre le rivage avant que les mercenaires n'aient le temps de l'en empêcher ? A moins de les distraire...Une idée aussi brillante que démentielle s'imposa dans son esprit.

— Elle ne vous payera pas, déclara-t-elle.

Après l'angoisse et la terreur, sa voix avait retrouvé toute la puissance de son assurance. Elle était Catriona Loveday, fille de Seumas Loveday, conseilleur du Roi Jacques V ! Les trois hommes se figèrent à ces mots et la dévisagèrent d'un air stupéfait. Catriona se redressa et leur fit face, le corps tendu et les poings serrés.

— La marquise D'Usez ne vous versera pas un sol, même si vous me tuez, affirma-t-elle en relevant fièrement la tête.

Ils se lancèrent un coup d'œil troublé, ne s'attendant visiblement pas que leur victime connaisse le nom de leur commanditaire.

— Tu ne sais pas de quoi tu parles, répliqua sèchement l'un. Nous allons te tuer et elle nous versera une belle somme lorsque nous lui ramènerons ta tête !

Catriona éclata d'un rire peu charitable :

— Que vous êtes bêtes ! Vous croyez qu'elle a les moyens de vous payer ? A votre avis, pourquoi veut-elle me tuer, si ce n'est pour mettre la main sur mon héritage ?

— Mais si on te tue, ta fortune lui reviendra, objecta l'archer avec un regard mauvais. Et alors...

— Et alors vous toucherez peut-être quelques pièces...un jour ! le coupa sèchement Catriona. Du temps que vous lui apportiez la preuve de mon décès, qu'elle revienne en Ecosse pour récupérer mon héritage, qu'elle remplisse toutes les démarches administratives, qu'elle fasse l'inventaire de ce qu'elle possède, vous toucherez sans doute votre prime dans, disons... deux mois ? Si elle ne vous fait pas exécuter avant, bien sûr, ajouta-t-elle avec un sourire narquois.

— Elle ne ferait pas une chose pareille, affirma l'archer.

Mais le son de sa voix semblait bien moins convaincu. Catriona sauta sur l'occasion :

— Vous avez la prétention de connaître ma mère mieux que moi ? argua-t-elle en arquant un sourcil méprisant. La marquise ne va certainement pas prendre le risque de laisser trois témoins de votre acabit dépenser leur prime dans l'alcool et se vanter de leur exploit dans toutes les auberges d'Ecosse ! Elle est bien trop intelligente pour ne pas avoir déjà pensé à vous faire disparaître.

Ces mots eurent un impact sur l'archer qui ne paraissait plus sûr de lui. Mais son compagnon poussa un grognement :

— Des nèfles ! Rien de ce que tu affirmes n'est vrai !

— Et si c'était vrai ? demanda le troisième d'un air inquiet. On ne sait rien de la marquise, alors on pourrait...

— Absolument pas ! Elle ne cherche qu'à gagner du temps ! On fait ce pour quoi on va être payé !

— Elle cherche quand même à assassiner sa propre fille, argumenta l'archer. Dieu sait ce qu'elle pourrait nous faire à nous...

— Vous avez reçu un coup sur la tête ? Cette donzelle n'a raison que sur un point : c'est que vous êtes bêtes ! Il n'y a aucune raison de douter ou de faire autrement que ce qu'on s'était dit...

Catriona avait atteint le but de sa distraction. Tandis qu'ils se disputaient avec de plus en plus de véhémence en oubliant complètement sa présence, elle recula lentement en direction du fleuve. Lorsqu'elle eut fait quelques pas, elle prit une grande inspiration et bondit de ses dernières forces. Il leurs fallu quelques secondes pour se rendre compte de ce qu'il était en train de se passer et elle les entendit jurer dans son dos. Mais elle ne s'arrêta pas et plongea dans le fleuve.

L'eau s'écarta brièvement sur son passage avant de se refermer sur elle comme la gueule monstrueuse d'un animal. Elle ressentit d'abord une douleur fulgurante au bras, très vite suivie par la sensation d'être attaquée par un essaim d'abeilles sur toute la peau. L'eau était si glaciale et si trouble qu'elle ne pouvait pas voir à moins d'un mètre. Le courant l'emportait déjà en aval, la ballotant comme une poupée de chiffon. Ses poumons commençaient à hurler pour un peu d'air, mais elle résista à regagner la surface. Elle devait tenir... leur faire croire qu'elle s'était noyée...Son sang battait de plus en plus fort contre ses tempes, ses oreilles sifflaient. Elle ne pouvait plus tenir.

La jeune femme battit furieusement des jambes et des bras et sa tête creva la surface. Ses poumons purent à nouveau se remplir d'air dans une grande inspiration libératrice. Toussotant et brassant vigoureusement pour se maintenir hors de l'eau, elle tourna la tête vers l'endroit où le carrosse s'était renversé. Catriona fut stupéfaite de constater que le puissant courant l'avait déjà balloté sur plus d'une centaine de mètres en si peu de temps. Les trois assassins étaient hors de vue et ne l'avaient pas poursuivie. Mais si elle pouvait se réjouir de cette victoire, elle n'était pas pour autant tirée d'affaire...

Le fleuve continuait de l'entraîner de plus en plus loin et elle avait beaucoup de peine à ne pas sombrer au fond de l'eau. Sa robe l'alourdissait et son bras lui faisait mal. En y jetant un coup d'œil, Catriona vit que sa manche avait été complètement arrachée, sans doute par une branche morte, et qu'une longue écorchure parcourait tout son avant-bras. La jeune femme devait immédiatement regagner la rive et se soigner.

Mais c'était bien trop difficile. Elle devait se débattre contre le courant qui la manipulait à sa guise, la secouant et la faisant tournoyer comme une brindille dans le vent. A chaque fois qu'elle se rapprochait des abords du lit et qu'elle tentait d'agripper une branche ou une pierre, le fleuve la rejetait à nouveau en son centre.

Très vite, ses forces s'amenuisèrent au fil de ses brasses, de plus en plus vaines pour garder la tête hors de l'eau. Ses bras et ses jambes bataillaient ardemment contre cruelle mère nature qui l'emprisonnait dans ses tourbillons. A plusieurs reprises, une vague l'engloutit et durant quelques secondes, sa vue se brouilla et la panique l'envahit. Elle redoubla d'efforts pour regagner l'air libre et recracha une bonne quantité d'eau en toussant. Les larmes aux yeux, elle hoqueta et chercha à retrouver son souffle, mais le fleuve ne lui laissa qu'un bref instant de répit avant de l'entraîner à nouveau dans ses fonds.

Catriona était en train de se noyer. Son cœur battait si vite qu'elle crut qu'il allait lui briser les côtes. Ses poumons irradiaient de douleur, exigeant une bouffée d'air. Elle se débattit mais ne put revenir à la surface avant que sa bouche ne s'ouvre dans un réflexe insensé. L'eau s'engouffra dans sa bouche et sa trachée sans qu'elle puisse l'en empêcher. Ses bronches s'irradièrent instantanément et elle se cambra de douleur. Sa jambe droite tenta de la repousser vers la surface mais la gauche avait cessé de lui obéir. Lentement, inexorablement, son corps cessa de se débattre et ses signaux de détresses disparurent.

Catriona était toujours emportée par le courant et pourtant, la peur l'avait quitté. Un étrange silence l'enveloppait, rassurant et paisible. Ses poumons ne lui faisaient plus mal, les battements de son cœur ralentissaient, son champ de vision se réduisait peu à peu au disque solaire qui lui apparaissait à la surface, bien au-dessus de sa tête. Son corps flottait paresseusement dans les courants, ses longs cheveux bruns s'enroulaient délicatement autour de ses épaules et les pans de sa robe dansaient autour de ses jambes. Catriona ne ressentait plus qu'une force invisible, la main de la mort qui l'attirait par les épaules pour la plonger plus profondément encore dans les abysses.

Son étreinte était plus douce que celle d'une amie, plus brûlante que celle d'Evrard. Et docilement, silencieusement, tel un fantôme, Catriona se sentit disparaître.

Nikkihlous & kratzouille29

Joyeux noël !

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