61. Evrard
Evrard trempait distraitement ses lèvres dans sa chope, sans écouter un mot de ce que l'équipage racontait autour de lui.
Les marins avaient jusqu'à l'après-midi pour profiter des joies du port avant de reprendre le large. Ils lui avaient proposé de se joindre à eux pour boire quelques pintes. Le capitaine n'avait pas quitté le navire, prétextant qu'il avait bien mieux à faire que de s'enivrer.
— La vérité, c'est qu'il ne supporte pas l'alcool, lui avoua l'un des marins avec un sourire goguenard.
— Je tiendrai ma langue, promit-il avec un faible sourire.
Il s'était installé avec ses nouveaux compères à l'une des plus grandes tables de l'établissement et chacun avait braillé sa commande dans un Scott grossier au tavernier. Avant qu'Evrard comprenne ce qui lui arrivait, une chope de bière fut déposée sous son nez.
— La bière est excellente ici, l'encouragea l'un des marins.
Le Chevalier bu quelques gorgées, mais ne participa guère aux conversations qui s'ensuivirent. Il avait hâte de reprendre le large. Lui qui n'avait pas vraiment le pied marin s'étonnait presque de cette impatience. Il ne souhaitait pas s'éterniser dans ce pays inconnu qui lui faisait perdre tous ses repères. Il avait l'impression d'être comme un enfant égaré. Depuis quand était-il aussi intimidé ?
Tandis qu'il finissait son verre, son esprit vagabonda en direction de Catriona. Malgré toute la colère qu'il ressentait encore pour elle, il souhaitait qu'elle trouve un moyen pour rentrer chez elle.
« J'espère que cette idiote pensera à ne pas faire confiance à n'importe qui » soupira-t-il intérieurement. Et qu'elle observe les alentours pour guetter le danger, qu'elle garde son identité secrète, qu'elle ne se laisse pas distraire, qu'elle ne mentionne pas le testament, qu'elle pense à...
« Arrête de t'inquiéter pour elle ! » le rabroua sèchement la voix au fond de sa tête. « Qu'est-ce que cela peut te faire de ce qu'il peut lui arriver ? Tu as rempli ta part du contrat ! »
— Et alors, l'ami ! l'interpela l'un des marins. Arrête donc de te morfondre et trinque avec nous !
— Si tu veux mon avis, il a de quoi déprimer, renchérit un autre avec un sourire moqueur. Il a laissé partir la plus jolie fille de tout le Royaume de France !
— De la folie, approuva un troisième en secouant la tête d'un air incrédule. Si j'en avais une comme elle tous les soirs dans mon lit, je vous dis pas tout ce que je lui ferais !
— Tu serais trop soûl pour lui faire quoi que ce soit !
— Répète un peu !
— Je vais me chercher un autre verre, les interrompit brutalement Evrard en se levant.
Sans faire attention aux sifflements et quolibets lancés par ses nouveaux camarades, il se glissa jusqu'au comptoir. L'aubergiste semblait perplexe lorsqu'il vint lui prendre sa commande et lui demanda plusieurs fois de répéter ce qu'il désirait boire. Le Chevalier tenta tant bien que mal de se faire comprendre, mais lorsqu'il revint avec une chope rempli d'un liquide ambré qui n'était ni du vin, ni de la bière, il renonça à protester et paya sa commande.
« Je ne suis vraiment pas fait pour ce pays » maugréa-t-il intérieurement en retournant s'asseoir.
Il ne maîtrisait pas la langue et manquait à chaque fois de parler en anglais, ce qui lui causerait de sérieux ennuis. Le côté bourru et rustre des écossais lui rappelait un peu celui des Normands des côtes, ce qui aurait pu lui plaire s'il arrivait au moins à comprendre ce qu'ils baragouinaient.
Il avait besoin d'air.
Evrard sortit dans la rue et s'appuya nonchalamment contre le mur. Prudemment, il lapa une petite gorgée de son breuvage.
— De l'hydromel, sourit-il en passant sa langue sur les lèvres.
Ce n'était pas aussi horrible que ce qu'il s'était imaginé.
En fait, s'il devait être honnête, il pouvait trouver un certain charme à Edimbourg. Les maisons faites de pierres grises, les passants, les commerçants, les artistes de rue, le vent frais et iodé poussé par la mer, l'alcool, les femmes dont beaucoup avaient une chevelure aussi rousse que le pelage d'un renard, tous ces éléments se réunissaient pour former une ambiance qui aurait pu lui plaire. S'il n'avait pas d'autres plans en tête.
Il avait eu le temps d'y réfléchir sur le bateau. En revenant en France, il s'exposerait à nouveau aux autorités et au risque de se faire arrêter et pendre. Mais il devait tenter sa chance, devenir le nouveau titulaire de comte De Ferrand et retrouver Néline. L'idée lui était venue naturellement. Un peu trop naturellement d'ailleurs. C'en était un peu inquiétant. Il ne savait pas très bien ce qu'il comptait faire, mais son désir de la savoir en sécurité et en bonne santé avait pris le dessus sur tout le reste. Avec un peu de chance, elle accepterait de reprendre leur relation là où elle s'était arrêtée. C'était sans doute ridicule, mais pas plus que de rester dans un pays dans lequel il n'arrivait même pas à se commander à boire, à suivre docilement une jeune femme qui ne voulait pas de lui.
Par réflexe, il leva la tête de sa chope et scruta la foule, comme pour chercher Catriona. Sans doute avait-elle déjà trouvé un moyen de gagner son domaine, mais la connaissant, il était plus probable qu'elle soit encore dans les parages, aussi perdue que lui.
Il crut apercevoir sa silhouette dans la foule compacte qui s'était rassemblée autour d'artistes de rue. Un barde et un jongleur exécutaient des numéros pour amuser les passants. En plissant des yeux, il la vit avec certitude, en train d'applaudir avec enthousiasme le jeune artiste qui saluait la foule avec des courbettes ridicules.
Evrard secoua la tête, exaspéré. Ne se souvenait-elle pas que les menaces étaient plus présentes au milieu d'une foule ainsi agglutinée ? Il avait envie de bondir vers elle pour la rappeler à l'ordre mais son corps refusa de bouger.
Soudain, un homme interpella Catriona et elle se détourna du spectacle pour lui parler. Evrard se tendit imperceptiblement. L'inconnu portait des vêtements bien coupés, mais sans noblesse. Il s'adressait à la jeune femme avec une certaine considération, comme lorsqu'un domestique parlait à une personne de plus haut rang. Elle leva la main pour lui montrer la chevalière qu'elle portait au doigt. L'homme hocha la tête. Le Chevalier hésita à les interrompre, mais une force bien plus implacable prenait le dessus sur l'inquiétude. La colère avait toujours son étreinte sur son cœur et le lacérait, comme un chat faisant ses griffes.
De là où il se trouvait, il ne pouvait voir l'expression de Catriona, ni entendre leur conversation. Mais quoi que l'homme ait pu lui expliquer, la jeune femme le suivit et disparut entre les passants. Evrard courba la nuque pour tenter de l'apercevoir, mais elle s'était évaporée.
Il ne restait plus rien d'elle. A part quelques souvenirs, des disputes, des instants et des baisers volés. Le temps d'un périple.
— Arrête de bouder dans ton coin ! l'apostropha l'un des marins qui était venu le rejoindre.
— Je réfléchissais, corrigea-t-il d'un ton buté.
— Dis plutôt que tu hésites à rejoindre ta belle ! s'esclaffa-t-il en lui donnant une tape sur l'épaule. Allez l'ami ! Rejoins-nous ! Un gars dans ton genre trouvera de quoi se consoler facilement, ajouta-t-il en lui faisant un clin d'œil. Les filles de joies ne manquent pas dans le coin.
— Je n'ai pas la tête à cela, protesta-t-il tandis que le marin le ramenait à l'intérieur en lui tenant fermement le bras.
C'était vrai. Pour la première fois, Evrard ne jeta aucun coup d'œil aux quelques filles de plaisir qui cherchaient des clients dans la grande salle. Cela ne l'intéressait pas. Plus aujourd'hui. Non pas qu'elles ne soient pas dotées d'atouts à aviver ses sens, mais parce que celle avec qui il voulait enfin partager un instant n'était plus là.
A contrecœur, il se rassit à sa place et se laissa commander une autre chope de bière, malgré qu'il n'ait pas terminé son hydromel.
De toute manière, il allait devoir supporter cette bande de braillards durant le trajet du retour. Alors autant s'en faire des amis et les connaître davantage.
En plus, la boisson était gratuite.
Kratzouille29 & Nikkih
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