58. Catriona

Catriona avait les yeux fermés, songeuse. Ses jambes tanguaient au gré des vagues qui s'abattaient sur la coque du grément. Elle repensa à leur périple bientôt achevé et cela la réjouissait tant et si bien qu'un sourire naquit sur ses douces lèvres où quelques cheveux s'étaient furtivement collés. Sa crinière indomptée tournoyait dans le vent, fouettant son visage fatigué par le voyage. La jeune femme prit une grande respiration de cet air iodé, une odeur qui surgissait de ses souvenirs qu'elle avait beaucoup de plaisir à retrouver.

Ses yeux s'ouvrirent pour apercevoir son compagnon. Lui, contrairement à elle, ne se battait plus contre la brise marine, ses mèches brunes virevoltaient sur ses yeux. La manche de sa chemise avait pris une teinte rougeâtre, mais la souffrance présente, pesante, presque oppressante, ne venait pas de son bras douloureux, c'était quelque chose que Catriona ne pouvait expliquer, quelque chose de bien plus profond qu'une énième cicatrice que la vie lui avait imposée.

Accoudé au bastingage, son visage avait pris un air grave qui ne la rassura pas. Et même s'il était resté silencieux depuis qu'ils avaient embarqué, elle ressentait le besoin d'être proche de lui, de l'aider, de comprendre ce qui le hantait. Elle s'avança d'un pas hésitant et arriva à sa hauteur.

Le Chevalier observa toujours l'immense étendue d'eau sans faire cas de sa présence. La jeune femme appuya son dos contre la balustrade en bois et essaya de saisir sa main, mais il la recula avant qu'elle ne la rencontre. Toutefois, la noble ne se découragea pas.

— Voulez-vous en parler ? Vous avez l'air de plus mauvaise humeur qu'à l'accoutumé.

Alors qu'elle s'attendait à ce qu'il lui réponde par une remarque cinglante dont seul lui avait le secret, Evrard resta muet, le regard sombre, scrutant devant lui. Une fois de plus, la jeune femme ne baissa pas les bras, armée de son plus beau sourire, elle le bouscula légèrement d'un coup de hanche.

— Alors ? Vous m'avez habitué à mieux.

Il serra ses mains l'une contre l'autre et les porta à son visage. Il enfouit son nez dedans, puis inspira et expira longuement. Lorsqu'il se décida enfin à planter son regard glacial dans le sien, le sourire de la noble s'effaça. Elle pouvait voir de la colère dans les yeux de son guide et cela la mit mal à l'aise, car elle ne savait pas ce qu'elle avait fait de mal, mais pourtant il la pointa du doigt d'un air réprimeur.

— C'est vous qui avez provoqué l'incendie.

Son ton était empli de reproches. Elle ravala sa salive difficilement et regarda ailleurs, incapable de soutenir son regard. Il ouvrait la voie à une dispute qui n'avait pas lieu d'être et pourtant, elle allait bel et bien avoir lieu. Catriona objecta :

— Je n'ai pas provoqué cet incendie, c'est Rodolphe qui...

L'évocation du drame la heurta comme une violente incision qui l'empêcha de terminer sa phrase. Pendant un instant, elle fût incapable de savoir si le mercenaire était bel et bien l'instigateur de ce terrible incident. Et le reproche d'Evrard devint soudainement plus réel. Peut-être était-ce de sa faute finalement ? Après tout, elle était entrée dans cette pièce. Elle avait provoqué Rodolphe. Mais pourtant, dans son souvenir, lui seul avait allumé le feu, ou l'avaient-ils fait à eux deux ? Tout était si flou, et c'était si agaçant.

— Je n'ai pas... ânonna-t-elle, les yeux scintillants de larmes.

Le Chevalier semblait hésiter à lui répondre, comme s'il mesurait ses futures paroles.

— Assumez vos erreurs pour une fois dans votre vie ! C'est ce que font les adultes. Vous n'êtes qu'une enfant vaniteuse et capricieuse. Niot de moi d'avoir accepté de vous amener jusqu'en Ecosse.

— J'aurai dû vous laisser croupir dans cette geôle, j'aurai dû laisser la décision de votre sort à la Cour.

Evrard saisit violemment Catriona par le poignet avant de le relâcher subitement, semblant s'étonner de son propre geste.

— Vous savez que je ne méritais pas ce sort, plaida-t-il. Toute personne à la Cour n'est que mensonge putride.

Ses poings se serraient au fur et à mesure de ses paroles. Catriona eût l'impression d'avoir affaire à une bête prête à la déchiqueter.

— Vous n'êtes pas mieux qu'eux, cracha-t-il avec dédain.

— Me pensez-vous réellement capable de faire ce dont vous m'accusez ? asséna-t-elle, terminant sa phrase dans un murmure presque inaudible.

— Tuer Rodolphe ? Mettre le feu à la maison de mon enfance ? Mettre en danger ses occupants ? Ou encore blesser Néline ? s'exclama-t-il, amer. Bien entendu ! Vous êtes la bêtise incarnée.

Ses mots l'atteignirent plus qu'elle l'avait imaginé.

— Néline va bien, se braqua-t-elle en plissant le regard. Vous l'avez aussi bien entendu que moi !

— Oui, bien sûr ! riposta-t-il d'un ton ironique. Elle a simplement perdu son enfant, après tout, les fausses couches sont fréquentes.

Catriona se redressa, le visage impassible, tandis qu'Evrard l'observait, rouge de colère.

— Si vous tenez autant à elle, vous n'aviez qu'à rester. Je n'avais pas besoin de vous.

— Mordiable ! Vous n'êtes pas capable de survivre plus d'une demi-journée dans une forêt, fulmina-t-il. Et je l'ai voulu ! Vous m'en avez empêché.

— Au Diable vos accusations. Allez ramper à ses pieds, ragea-t-elle en faisant de grands gestes. Cela me laisse indifférente.

— Il est fort probable que je le fasse, la défia-t-il. Après tout, nous avons partagé un baiser ce soir-là.

La jeune femme se figea comme s'il l'avait giflé. Elle avait le cœur serré d'apprendre cette nouvelle. Elle s'en voulait terriblement d'avoir cru en cette flamme émergeante, grandissante, qui n'avait sûrement jamais existé du côté du Chevalier.

— Et vous avez osé poser vos sales pattes sur moi après cela ? Que suis-je bête ! se fustigea-t-elle, les mains dans ses cheveux pour les tirer en arrière. Vous n'êtes qu'un ignoble ivrogne répugnant... sans cœur ! Allez retrouver votre frère en Enfer !

— Je suis prêt à aller n'importe où tant que c'est loin de vous.

Sa gorge se noua et elle lui tourna le dos, affligée. Cela était de plus en plus difficile d'encaisser les paroles d'Evrard.

— N'avez-vous plus rien à dire ? reprit-il.

Que voulait-il entendre ? Était-ce des excuses qu'il attendait de pied ferme ? Catriona passa sa langue sur ses lèvres pour les humidifier, cherchant quelques secondes de plus pour réfléchir à un flot de paroles qu'elle espérait plus blessant que les siennes, mais elle se retourna et croisa simplement les bras.

— Si vous attendez des excuses, sachez que vous n'en aurez pas, affirma-t-elle.

— Non, bien sûr, s'emporta-t-il, exaspéré. Pourquoi la belle petite princesse s'excuserait après tout ? hurla-t-il si fort que la noble sursauta et que les marins se retournèrent vers eux. Ce n'est pas comme si elle avait détruit mon passé !

Enragé, il frappa d'un coup poing à peine retenu le bastingage.

— Et voilà le fin mot de l'histoire. Vous m'en voulez d'avoir lutter pour ma vie ! cracha-t-elle, relevant le menton pour lui montrer une certaine prestance qu'elle était sur le point de perdre. Néline est la seule et l'unique, n'est-ce pas ?

Ses propres mots déchirèrent sa poitrine, les derniers l'atteignirent même jusqu'à la moelle. En son for intérieur, elle espérait qu'Evrard nie, qu'il la prenne dans ses bras et qu'il la rassure.

Mais son regard s'était changé en pierre.

Comment pouvait-il préférer un fantôme après tout ce qu'il s'était passé entre eux ? Certes, il n'y avait eu aucun acte charnel, mais elle lui avait donné bien plus que ça. Ses mains effleurant sa peau étaient en elles seules l'unique raison valable d'un attachement qu'elle croyait réciproque. Mais à travers ses aveux, puis son silence, Catriona en était certaine : Néline était l'élue. Il s'était joué d'elle. Il n'était qu'un homme aux belles paroles mais aux actes hypocrites.

Alors qu'un air sombre s'emparait de son visage, elle s'éloigna de lui, vaincue.

— Mais oui, fuyez. Vous fuyez toujours ! gronda Evrard dans son dos.

Son corps tout entier se figea. Elle se retourna brusquement et lança une tirade enflammée.

— Vous êtes malvenu de me donner des leçons, alors que vous avez fui une bonne partie de votre vie. Vous avez même fui l'amour de votre vie ! Deux fois !

— Vous êtes malvenu de pleurnicher alors que vous allez regagner votre maison, riposta-t-il. Moi, je n'ai plus rien depuis bien longtemps.

— Je vous offrais un toit, objecta-t-elle d'un ton acide.

— Je vous offrais ma loyauté, tonna-t-il, la bouche se tordant en une grimace menaçante.

— Je vous offrais mon cœur !

Elle avait haussé le ton une fois de plus. Folle de rage, elle crispait ses doigts comme si elle allait lui sauter à la gorge.

S'ensuivit un silence de mort. Le visage de la noble perdit toute couleur, tandis qu'Evrard s'était remis à regarder l'horizon, comme si la jeune femme n'existait déjà plus. Comme si tout n'avait plus aucune importance. Catriona était sorti de sa zone de confort, le cœur sur la main, elle lui avait avoué ses sentiments.

« Quelle bécasse ! » lança sa conscience. « Je t'avais pourtant prévenu », lui rappela-t-elle.

Elle tourna les talons, tête baissée, les mains l'une dans l'autre, comme pour se donner du courage. La jeune femme rejoignit sa cabine et s'y enferma en inspirant profondément pour se pousser au calme.

— Quel idiot ! Comment peut-il être aussi abjecte ? ronchonna-t-elle.

Elle tira la chaise d'un geste brusque et s'assit à l'étroite table en bois sombre. Son regard se planta sur la petite carafe en fer présente en son centre et elle rumina pendant plusieurs secondes la dispute qui venait de se dérouler.

Bien que Catriona ait ouvert les rideaux de mauvaise facture, la lumière n'éclairait que très peu la chambre.

Sa respiration redevenait plus sereine, les larmes n'avaient finalement pas coulé. Et heureusement, car Evrard le Gall ne méritait pas autant de tristesse. La jeune femme décida de se reposer, car lorsqu'elle arriverait en Ecosse, elle continuerait son chemin sans lui. Elle regarda les draps du lit en grimaçant, mais se dit finalement qu'elle y sera sûrement mieux qu'à même le sol. D'un geste précis, elle entreprit de se mettre à ses aises lorsqu'un bruit de papier se froissant se fit entendre.

Cette lettre, qu'elle avait retrouvé sur l'un de leurs assaillants lui revint en mémoire. Tandis qu'Evrard se recueillait auprès de son ami disparu, la jeune femme s'était approchée du cadavre, avec une fascination glacée et morbide. Son visage était méconnaissable, ensanglanté, boursoufflé et cassé, comme un jouet grotesque. Un frisson lui avait parcouru l'échine ; jamais elle n'avait vu le Chevalier perdre son calme de cette manière. Il s'était déchaîné sur le mercenaire comme une bête enragée. Ne supportant plus cette vision d'horreur et sentant le haut le cœur la saisir, Catriona avait baissé les yeux. Et c'était à cet instant qu'elle avait vu la lettre, dépassant de son gilet en cuir. Ses doigts s'étaient refermés sur le pli et lorsqu'elle avait voulu le déplier, Evrard s'était redressé et lui avait ordonné de le suivre. Elle avait alors coincé sa trouvaille dans sa manche et s'était remise à courir à sa suite.

Avec délicatesse, elle la sortit de sa cachette et la déplia. Les premiers mots qui lui apparurent lui indiquèrent immédiatement que c'était du gaélique. L'inquiétude la gagna. Si même en Ecosse la sécurité ne lui était pas garantie et qu'on lui envoyait des mercenaires pour la tuer, comment pouvait-elle s'épanouir dans le domaine de son père ? Elle poursuivit sa lecture jusqu'à la signature. Celle de Jane D'Usez. Catriona comprit soudainement qu'elle avait en sa possession la preuve pour discréditer sa mère dans la reprise du domaine des Loveday. L'encre l'incriminait d'une tentative d'infanticide sur sa propre personne.

Elle devait à tout prix en informer Evrard.

Nikkihlous & Kratzouille29

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