57. Evrard
Ils se levèrent de bonne heure pour se rendre sur le port où le capitaine du Petit Jean les attendait pour appareiller. Tandis qu'ils se préparaient, aucun des deux n'échangèrent un mot. Evrard fut soulagé de quitter l'auberge et de sentir le vent océanique lui fouetter le visage.
Le Chevalier était d'humeur morose. Une fois de plus, il avait partagé un instant sensuel et intense avec Catriona, qui s'était finalement soldé par une déconvenue cuisante. Une fois de plus, peut-être une fois de trop. Il se demandait s'il parviendrait à supporter cette situation encore longtemps. La seule évidence qui s'offrait à lui, c'était que Catriona n'était toujours pas prête à s'offrir à lui, quelles que soient ses avances. Ou des sentiments qu'elle prétendait éprouver pour lui.
Repenser à la nuit dernière le plongea dans l'aigreur et l'exaspération. Combien de fois allait-il encore accepter qu'elle lui demande de rester auprès d'elle, qu'elle l'embrasse, qu'elle l'incite à la caresser, pour ensuite le repousser ?
« Vivement que ce maudit voyage se termine » pesta-t-il intérieurement.
Catriona marchait à côté de lui, les yeux baissés sur ses pieds, empruntée. Elle devait sentir les idées noires qui le tourmentaient et n'osait pas lui demander de les partager. Il lui en fut reconnaissant, car il ne pensait pas qu'il parviendrait à mesurer l'amertume dans ses paroles, et il n'avait pas envie de perdre son temps avec ce genre de discussions. Son seul souhait était d'embarquer à bord du bateau et de quitter le pays.
En relevant la tête pour regarder le port, il se figea soudain. A une vingtaine de mètres de lui, entre les allées et venues des passants, Gauthier lui faisait face. Même de là où il se tenait, Evrard pouvait distinguer son visage empli de haine braqué sur lui.
— Mordiable! jura-t-il.
Catriona, qui n'avait pas encore remarqué la présence de Gauthier, lui lança un coup d'œil inquiet avant de suivre son regard. Elle s'immobilisa à son tour, les yeux écarquillés.
— Mon Dieu ! s'exclama-t-elle, horrifiée. Que fait-il ici ?
— A votre avis ? rétorqua-t-il froidement.
Réagissant d'instinct, il lui prit la main et fit demi-tour. Mais à peine eurent-ils le temps de faire quelques pas que trois silhouettes surgirent devant eux, leur bloquant le passage. Le Chevalier reconnu aussitôt les trois marauds qui l'épiaient depuis le comptoir de l'auberge. D'un même mouvement, Gauthier et les trois hommes bondirent dans leur direction.
— Courrez ! ordonna-t-il en entraînant la jeune femme dans une ruelle adjacente.
Courant à toutes jambes, ils bifurquèrent précipitamment dans une seconde ruelle ombragée et sinueuse, zigzaguèrent habilement entre les habitants qui les regardaient passer avec des airs abasourdis, évitèrent une bande d'ivrognes en train de décuver, et faillirent piétiner un troupeau d'oies jacassantes sous les insultes de leur gardien.
Ils s'enfoncèrent toujours plus profondément dans les bas-fonds de Dunkerque, là où même les gardes ne s'aventuraient pas. Ils ne croisèrent plus âme qui vive dans les rues obscures. Lorsqu'ils parvinrent à un croisement et qu'il regarda par-dessus son épaule, Evrard s'aperçut qu'ils avaient semé leurs poursuivants. Pour un temps. Il ne savait rien des trois larrons, mais il connaissait suffisamment bien Gauthier pour savoir qu'il n'allait pas tarder à leur mettre la main dessus. Avisant le ciel bleu et le haut d'un mât qui se découpaient tout au bout de l'une des rues, il se tourna vers la jeune femme :
— Ecoutez-moi, intima-t-il. Courrez le plus vite possible en direction du port et montez sur le bateau. Si je ne suis pas là avant qu'il largue les amarres, ne m'attendez pas.
— Partir sans vous ? protesta-t-elle. Il est hors de question que je vous laisse ici, à affronter tous ces...
— C'est un ordre ! la coupa-t-il d'un ton sans équivoque. Partez vous mettre à l'abri, je me charge de Gauthier et de cette Truandaille.
Son regard devint aussi craintif que celui d'une biche. Mais elle approuva d'un signe de tête et se mit à courir en direction du port. Il ne s'attarda pas et poursuivit sa course en s'enfonçant plus profondément encore dans les quartiers étroits de Dunkerque.
Alors qu'il s'apprêtait à bifurquer sur sa droite, un mouvement furtif de l'autre côté l'avertit du danger. Par instinct, il plongea à terre et évita de justesse la lame de la dague qui frôla sa nuque. Prestement, il roula sur le sol, dégaina son épée et se mit en garde pour affronter l'un des trois hommes qui étaient parvenu à le rattraper. Les deux autres ne tardèrent pas à les rejoindre et levèrent leurs armes, le visage résolu, prêts à en découdre.
Le premier eu un sourire torve et barjaqua quelque chose dans une langue qu'Evrard ne comprit pas. Un seul mot retint toutefois son attention, et ce fut bien assez pour qu'il assimile l'ampleur de la situation.
Loveday. Ils en avaient après Catriona, et non lui-même. Ce n'étaient pas des hommes de Gauthier. La probabilité que son frère et des inconnus se retrouvent dans la même ville, au même instant, pour poursuivre les mêmes personnes, était si faible que cela en devenait ridicule.
— Mordiable ! tempêta-t-il. Décidément, je n'ai vraiment pas de chance !
Il devait mener un combat contre trois adversaires, et ces derniers semblaient bien plus entraînés que la bande de truands qui les avaient attaqués dans la forêt.
Le premier donna un coup de pointe si rapide à son abdomen que le Chevalier ne put le parer qu'à la dernière seconde. Il enchaîna avec une attaque à la gorge mais les deux lames se heurtèrent avec violence. Le deuxième s'avança à son tour et lui donna une estocade en pleine poitrine, mais feinta au dernier moment dans l'espoir d'atteindre sa cuisse. Evrard repoussa sa lame sans ménagement et lorsqu'il contre-attaqua, son épée rencontra à nouveau celle de son adversaire.
« Des mercenaires » pensa-t-il aussitôt. Leur technique de combat était excellente : ils ne fondaient pas tous à la fois sur lui pour éviter de se gêner les uns les autres, l'encerclaient comme une meute de loups organisée, et visaient ses membres les plus vulnérables pour l'affaiblir et le mettre hors d'état de nuire. Evrard devait avouer qu'il se trouvait en grande difficulté. S'il ne mettait pas un terme à ce combat rapidement, il s'épuiserait et ne parviendrait plus à retenir les coups ou à s'enfuir.
Soudain, l'un d'eux fut heurté par ce qui ressemblait à un pavé et s'écroula brutalement, assommé. Tous se figèrent, stupéfaits par cette interruption. Comme un seul homme, ils se retournèrent et virent Catriona, l'air très satisfaite d'elle-même.
Les deux agresseurs encore debout, qui auraient dû ressentir de la colère face à son geste, sourirent d'un air triomphant. Se désintéressant complètement d'Evrard, ils s'avancèrent vers la jeune femme.
Mais le Chevalier fut plus rapide et bondit entre Catriona et leurs ennemis pour faire barrage. Les mercenaires jurèrent dans leur langue râpeuse et se précipitèrent. L'un s'attaqua directement à lui tandis que l'autre tenta de le contourner pour s'en prendre à sa protégée. Evrard esquiva d'un même mouvement la lame du premier et fit un croche-pied au second.
— Je croyais vous avoir dit de partir ! la gronda-t-il en parant un coup de dague qui visait sa tête.
— Je vous rappelle que votre mission est de me conduire jusqu'à Edimbourg, répliqua-t-elle en reculant pour éviter leurs assaillants. Il est donc hors de question que vous restiez à Dunkerque !
— Ce que vous pouvez être bornée !
Même si son cœur avait eu un sursaut lorsqu'elle avait refusé de l'abandonner, il ne pouvait s'empêcher de pester, car à présent, il devait mener un combat acharné tout en continuant de la protéger.
Les mercenaires savaient exactement ce qu'ils faisaient. Tandis que le premier faisait pleuvoir des coups sur lui, le second tentait d'atteindre Catriona, couteau au poing, le visage sombre et résolu. Le Chevalier faisait de son mieux pour le tenir à distance, mais la tâche n'était pas aisée.
Concentré sur une stratégie pour mettre Catriona à l'abri, il ne vit le coup de poing que trop tard. La mâchoire douloureuse, il chancela pendant une seconde, étourdit. Un deuxième coup, plus violent encore, le projeta contre le mur et sa tête heurta la pierre. Sonné, il s'écroula à terre. A demi inconscient, il aperçut la silhouette du mercenaire le dominer de toute sa taille et lever son épée pour l'achever.
— Evrard ! hurla la voix de Catriona.
Le mercenaire abattit sa dague. Mais son épée fut plus rapide et la bloqua à quelques centimètres de sa gorge. Du coin de l'œil, il aperçut la jeune femme aux prises avec le deuxième mercenaire qui avait enserré sa gorge d'une main et tentait de la poignarder de l'autre. Elle s'efforçait d'éloigner l'arme le plus loin possible de sa poitrine, mais elle n'était pas de taille à lutter indéfiniment contre lui.
À l'instant où le Chevalier voulu donner un coup de pied dans les jambes de son ennemi pour se débarrasser de lui, l'agresseur de Catriona la lâcha précipitamment en hurlant de douleur. Il gesticulait en tous sens pour essayer de retirer un couteau qui lui transperçait l'omoplate.
— En mauvaise posture, mon ami Evrard ? clama une voix enjouée qu'il n'eut aucun mal à reconnaître.
— Justinien ? s'étonna-t-il en apercevant son compagnon de soirée qui s'approchait.
Le tricheur de dés tenait à la main une épée de modeste facture, mais à l'aspect redoutable. Ses cheveux grisonnants étaient en bataille et son teint cireux, comme s'il n'avait pas beaucoup dormi.
L'assaillant d'Evrard jura et rompit son attaque, et les passa en revue les uns après les autres comme s'il calculait ses possibilités. Son acolyte le rejoignit péniblement, grimaçant de douleur à cause du couteau toujours fiché dans son dos. Le Chevalier en profita pour bondir sur ses pieds et remettre une distance raisonnable entre eux.
— Il semblerait que j'arrive à point nommé, commenta Justinien en s'arrêtant à leur hauteur. Permettez, ajouta-t-il à l'adresse de Catriona en lui tendant une main courtoise pour l'aider à se relever.
Elle l'accepta sans discuter, mais ne put s'empêcher de le regarder longuement en fronçant les sourcils.
Leurs ennemis se consultèrent rapidement du regard et engagèrent à nouveau le combat. Evrard para un coup d'estoc et répliqua par une feinte à l'épaule. A ses côtés, Justinien fit tournoyer son épée pour porter un coup aux flancs de son adversaire. Les quatre hommes se battaient avec tant d'acharnement qu'il devenait impossible de distinguer leurs épées l'une de l'autre.
— Que fais-tu ici ? cria Evrard en se baissant pour éviter une lame.
— Il m'a semblé vous avoir reconnu, toi et ta belle, détalant comme des lapins alors que j'étais en train de décuver, répondit son ami. Et lorsque j'ai vu ces trois pouilleux vous poursuivre, j'en ai conclu que tu ne serais pas contre un petit coup de main.
— Ton aide est la bienvenue, répliqua-t-il avec un sourire féroce. On ne sera pas trop de deux pour venir à bout de ces énergumènes !
Il déplaça son poids sur sa jambe d'appui et asséna un violent coup de coude dans le visage de son détracteur qui poussa un mugissement de douleur en se tenant le nez. Evrard recula de quelques pas pour se mettre hors de portée de son arme. La seconde suivante, Justinien planta la sienne dans le bras de son propre assaillant qui hurla à son tour.
Le sang jaillissait de leurs plaies et gouttait sur les pavés. A la façon dont ils éructaient dans leur langue, le Chevalier comprit qu'il s'agissait d'insultes à leur encontre. Bien que l'un ne soit plus capable de se servir de son bras blessé, il lançait à Catriona un regard assassin, bien déterminé à la tuer.
D'un même élan, Evrard et Justinien bondirent sur eux. Il laissa à son allié le soin de régler son compte à celui qu'il avait blessé.
— Cela ne risque pas d'être très compliqué, commenta Justinien d'un ton insouciant. Il a un bras en moins !
Il aurait voulu l'exhorter à la prudence. Mais il n'en eut pas le temps. Le mercenaire empoigna son arme de sa main valide avec une rapidité fulgurante. Prenant son adversaire par surprise, sa dague se ficha dans son abdomen.
Pendant une fraction de seconde, les yeux de Justinien s'agrandirent sous l'effet de la stupeur. Sa bouche s'ouvrit, comme pour pousser un cri, mais aucun son ne franchit ses lèvres. Il s'écroula sur le sol, le corps secoué de frissons, une ignoble flaque de sang se répandant autour de lui. Catriona se couvrit la bouche d'une main, horrifiée.
— Mordiable ! hurla Evrard.
La peur et la colère lui insufflèrent un nouvel élan d'énergie. Il repoussa brutalement son adversaire, fit tournoyer son épée et frappa de toutes ses forces en direction de sa jambe. Son coup fut paré, mais désarçonna son ennemi qui chancela. Evrard lui faucha la jambe et abattit le pommeau de son arme sur sa nuque. Assommé, il s'écroula à son tour, mais le Chevalier ne s'attarda pas sur son sort.
Il fonça sur le dernier mercenaire qui avait à nouveau toute son attention tournée sur Catriona. La jeune femme avait reculé contre le mur d'une maison, terrifiée, presque à portée de sa dague ruisselante de sang. Evrard le percuta de tout son poids et les deux hommes roulèrent sur le sol. Le chevauchant, il l'immobilisa à terre et le frappa violemment au visage. Un premier coup, puis un deuxième, un troisième...La rage avait pris le dessus, il ne pouvait plus s'arrêter. Une fois de plus, sa vision devint floue et la réalité se mélangea avec ses souvenirs dans un tourbillon confus. Ce ne fut que lorsque le corps du mercenaire devint flasque sous son poids qu'il put se retenir de le frapper encore et encore.
Ignorant la douleur qui lancinait ses jointures, il bondit sur ses pieds et se précipita vers Justinien. Catriona était agenouillée à ses côtés et tentait de l'aider en appuyant un pan de sa robe sur sa plaie. Il la repoussa sans ménagement et enfonça ses doigts dans le trou béant pour tenter d'arrêter l'hémorragie.
— Gaspille pas...ton énergie...déglutit difficilement Justinien. C'est fini pour moi...
— Arrête de parler, gronda-t-il, nerveux. On va appeler quelqu'un pour te soigner, tu seras vite remis sur pieds...
— Tu mentais mieux aux cartes...
Même dans cette posture, il souriait. Un sourire tordu, crispé et douloureux.
— Tu...l'as tué ?
— Je ne sais pas, répondit-t-il, sans jeter un coup d'œil au corps du mercenaire.
— Tu es vraiment...un très bon combattant...ami Evrard...le complimenta-t-il, la bouche pleine de sang. Dommage...que ma chance ait tourné...tu aurais pu m'apprendre...
Il eut un affreux gargarisme et cessa de bouger, son regard fixant sans voir le visage abattu d'Evrard.
D'une main tremblante, il abaissa ses paupières. Il ne voulait plus voir son regard vide et figé. Un frisson de tristesse glaça son corps. Une main délicate se posa alors sur sa nuque et caressa ses cheveux.
— C'était un ami à vous ? risqua doucement la voix de Catriona.
— Si on veut, oui...marmonna-t-il.
Elle n'insista pas et s'éloigna de quelques pas pour le laisser se recueillir. Pour une raison qui lui échappait, il avait envie de rester aux côtés de cet homme qui lui avait sauvé la vie, alors qu'ils ne se connaissaient que depuis la veille. Mais il savait que c'était impossible. Les mercenaires étaient hors d'état de nuire, mais ce n'était pas le cas de Gauthier, qui était toujours en ville n'allait pas tarder à leur tomber dessus s'ils ne partaient pas très vite.
Il se releva, imité par la jeune femme qui s'était penchée au-dessus d'un des mercenaires pour l'examiner.
— Venez, ordonna-t-il en se détournant à regret du cadavre. Nous devons absolument regagner le bateau avant que mon frère nous retrouve.
Il ignorait combien de temps s'était écoulé depuis qu'il avait engagé le combat contre ces trois hommes. Cela pouvait être cinq minutes ou une heure entière. Sa seule certitude était que Gauthier était toujours là, quelque part dans les ruelles sinueuses, et les traqueraient jusqu'à ce qu'ils périssent de sa main.
Ils tentèrent de s'orienter mais la tâche était loin d'être aisée ; toutes les maisons se ressemblaient et était si proches les unes des autres qu'il était presque impossible de voir le ciel.
Lorsqu'ils arrivèrent à un croisement, une faible brise caressa leurs cheveux, portant avec elle une odeur d'iode.
— Par ici, décida-t-il, en bifurquant sur la droite.
Ils franchirent une vingtaine de mètres avant de s'arrêter brusquement. Droit devant, dressé entre eux et le port, Gauthier leur faisait face.
— Ah, vous voilà enfin ! s'exclama-t-il d'un ton mauvais. Je commençais à me demander si ces trois marauds ne vous avaient pas embroché. Je suis content de voir que tes talents de bretteur sont toujours aussi aiguisés, petit frère !
— Comment nous as-tu retrouvé ? demanda Evrard, incrédule.
— Vous êtes si prévisibles ! répliqua-t-il d'un ton méprisant. Après votre fuite, je me suis bien douté que vous ne vous rendiez pas à Caen comme vous le prétendiez. Il m'a suffi d'éliminer toutes les possibilités et d'en choisir une. Quelle chance que ce soit Dunkerque ! Je suis souvent venu ici, et connais bien ces rues.
— J'espère que tu as de bonnes jambes, commenta Evrard. Courrez ! hurla-t-il à l'adresse de Catriona.
Elle ne se le fit pas dire deux fois. La jeune femme rebroussa chemin et détala aussi vite qu'elle put, Evrard sur les talons. Gauthier sembla surpris par ce retournement de situation, mais les poursuivit en poussant un cri de rage, son arme brandie.
Ils s'enfoncèrent une nouvelle fois dans le dédale des ruelles vides et obscures, cherchant un moyen de semer Gauthier tout en tentant de se frayer un passage jusqu'au port. Le Chevalier suivait toujours Catriona, mais était complètement perdu. Et il était persuadé qu'elle-même ne savait pas du tout où ils se trouvaient.
Par réflexe, il la suivit au croisement d'une autre rue mais leur chemin fut brutalement bloqué par un haut mur de briques. Evrard se retourna pour s'échapper de ce cul-de-sac mais son frère aîné, plus rapide qu'il ne l'avait espéré, leur barrait le chemin.
— Fini de rire, feula Gauthier avec hargne.
Il s'avança lentement vers eux. Evrard se mit en garde, prêt à se défendre contre lui, tandis qu'elle cherchait de tous côtés une issue par laquelle ils pourraient s'enfuir, en vain.
— Je vais te tuer, Guislain, poursuivit-t-il d'une voix lourde. Je vais t'écorcher vif jusqu'à ce que tu me supplie de t'achever. Quant à ton amie, je vais la faire souffrir encore bien d'avantage.
Catriona lui prit la main en tremblant et il lui serra brièvement les doigts dans un geste qui se voulait rassurant.
— Tu veux te battre, Gauthier ? se résigna-t-il. Soit ! Mais laisse-la en dehors de tout cela !
— Cette petite chienne s'est impliquée toute seule dans le conflit, riposta-t-il, les yeux lançant des éclairs. Par sa faute, mon meilleur mercenaire est mort, le domaine de la Famille De Ferrand n'est plus qu'un amas de cendres, et ma douce Néline a perdu l'enfant !
Evrard sentit son cœur s'arrêter.
— Néline...a perdu son enfant ? balbutia-t-il.
Son esprit s'embrouilla alors qu'il tentait désespérément de comprendre. Les éléments se déversaient devant ses yeux comme des vagues déchaînées. Néline coincée dans un incendie... la fumée oppressante s'insinuant dangereusement en elle et tuant son bébé...Rodolphe mort d'un coup de couteau...Le château qui s'embrase...Catriona qui parvint à s'échapper...Si...si...miraculeusement...
—Notre enfant, corrigea Gauthier. Notre fils ! Mon héritier !
Il adressa un regard meurtrier à Catriona.
— Vous allez le regrettez, ragea-t-il. On peut dire que pour ce qui est de gâcher l'existence des gens, vous formez une belle paire tous les deux !
— Ce que tu dis...est impossible, souffla le Chevalier.
Il se sentais nauséeux et ses oreilles bourdonnaient désagréablement. L'attaque des mercenaires, la mort de Justinien, Néline qui perdait son enfant, la possible implication de Catriona dans cette tragédie...Cela commençait à faire beaucoup trop de chocs à encaisser en si peu de temps.
— Tu crois peut-être que je m'amuse à mettre le feu à mon château toutes les deux semaines ? railla Gauthier d'un ton méprisant. Le foyer s'est déclaré dans la même pièce où on a retrouvé le corps de Rodolphe. Et tu sais ce qui est plus amusant encore ? C'est qu'il n'est pas mort par les flammes. Je parie que c'est cette misérable vipère qui a déclenché tout ce bourbier ! Elle l'a fait pour cacher le meurtre de Rodolphe, n'est-ce pas ?
— C'est faux ! protesta Catriona. Ce...ce n'est pas du tout ce qui s'est passé !
Mais les tremblements dans sa voix résonnèrent aux oreilles d'Evrard comme des aveux.
Immédiatement, il lâcha sa main. Pour une raison qui échappait à tout discernement, il ne voulait plus qu'elle le touche. Les émotions avaient pris le dessus, une colère sourde grondait en lui, la peur faisait trembler son épée, la culpabilité le rongeait de l'intérieur. Sa seule envie était de pourfendre Gauthier de sa lame.
— Deux pendards pour le prix d'un, se réjouit son frère d'une voix perfide. Il est grand temps que je règle votre compte une bonne fois pour toute.
Le Chevalier fit un pas dans sa direction.
— Tu as raison, murmura-t-il avec rage. Il est temps que nous réglions nos comptes.
— Ravi d'entendre que tu prends enfin ton courage à deux mains pour me battre. Tu n'avais jamais osé le faire auparavant.
C'était vrai, et c'était ce qui avait causé l'hideuse cicatrice qui balafrait son torse. Evrard avait toujours refusé le conflit envers son frère aîné. Mais cette fois-ci, il ne fuirait plus. Pas devant lui.
Les deux frères se firent face, se jaugeant sans la moindre pitié. Le perdant mourrait, ils le savaient tous les deux, tant la haine était forte entre eux.
Gauthier bondit le premier et Evrard sauta à sa rencontre. Leurs armes se percutèrent violemment. Ils se séparèrent brièvement avant de se jeter à nouveau l'un sur l'autre. Le seigneur De Ferrand tenta de lui porter un coup fatal à la gorge mais Evrard l'esquiva en faisant un pas de côté. Son arme fusa en direction de ses côtes mais il para sans difficulté.
Les deux hommes feintèrent, paradèrent, esquivèrent les coups dans une danse endiablée et macabre. Ils se battaient si férocement qu'il était presque impossible de différencier leurs épées l'une de l'autre.
La lame de Gauthier atteignit son épaule et le coupa. Evrard recula en grimaçant. Il sentait un filet de sang s'écouler le long de son coude, mais la blessure ne semblait pas trop profonde et ne l'empêchait pas de se battre. Le Chevalier riposta en lui donnant une estocade dans la poitrine qu'il parvint à esquiver, mais traversa sa tunique et lui griffa le ventre. Gauthier posa une main sur sa blessure, et lorsqu'il la retira et vit le sang sur ses doigts, il poussa un hurlement de rage en se jetant sur son frère. L'épée visa le flanc gauche et Evrard dévia le coup d'une parade avant d'enchaîner sur un autre au bras.
Son frère aîné lui asséna un coup de poing dans le ventre. Evrard se plia en deux, le souffle coupé. Gauthier tenta de profiter de sa posture pour le frapper à la nuque, mais il leva son arme pour le bloquer. D'un geste brusque du bras, il repoussa son épée et exécuta une torsion du poignet. Sa fidèle alliée siffla l'air par en-dessous et s'enfonça dans la cuisse de Gauthier qui s'effondra en hurlant de douleur. Il lâcha son arme et plaqua une main sur son membre ruisselant de sang.
Evrard se redressa, le souffle court et les bras pantelants, contemplant ce qu'il venait de faire. Il avait peine à croire qu'il avait enfin vaincu son frère aîné.
— Maudit bâtard ! haleta Gauthier en maintenant sa jambe blessée. Qu'est-ce que tu comptes faire maintenant ? M'achever ?
Cette idée lui avait en effet traversé l'esprit. Un simple coup d'épée dans la gorge et tout serait terminé. Il était capable de le faire, même si son honneur lui dictait qu'on ne frappait pas un homme à terre.
— Tu le mériterais cent fois, déclara-t-il froidement. Pour tout ce que tu m'as fait subir, pour tout ce que tu as infligé à Néline...Mais je n'aurais pas besoin de le faire ; tu es déjà mort.
Le peu de couleur qui restait encore s'évanouissait de son visage. Des gouttes de sueur se mirent à perler sur son front et son corps tremblait dans des soubresauts incontrôlables tandis qu'il tentait désespérément d'arrêter le flot incessant de sa plaie.
— Foimenteor ! écuma-t-il. Chiabrena ! Je te le ferai payer ! Je te retrouverai, même si je dois aller te chercher jusqu'aux tréfonds du Monde ! Je te retrouverai et te tuerai ! J'en fais le serment devant Dieu !
Evrard soupira, s'accroupit à ses côtés et plongea son regard dans le sien.
— Le temps te manque, mon frère, déclara-t-il à voix basse.
— Je t'interdit...de m'appeler comme cela ! s'exclama Gauthier, la respiration sifflante. Je suis...le fils aîné de la famille De Ferrand ! Je ne peux pas...être vaincu part un sale...tu n'es qu'un Aventiz !
Il tenta de le frapper au visage mais ses forces l'abandonnèrent avant qu'il ne puisse lever le bras. Sa main retomba mollement sur les pavés souillés d'une épaisse flaque vermillon.
— Es-tu seulement capable d'éprouver un peu de remord ? demanda Evrard. Pas même envers Néline ?
La respiration haletante, Gauthier vrilla ses yeux dans les siens.
— Je te retrouverai...en Enfer...Aventiz.
Sa poitrine se souleva une dernière fois avant de retomber sur le sol. La dernière lueur de haine s'éteignit dans ses yeux, les vidant de toute vie.
Le Chevalier se redressa et se détourna du cadavre de son frère aîné, comme s'il n'existait déjà plus.
— Venez, ordonna-t-il à l'adresse de Catriona.
Sans le moindre état d'âme, ils abandonnèrent le corps de Gauthier De Ferrand. Ils se remirent à courir en direction du port. La journée était bien avancée et il était fort à parier que leur bateau ne les ait pas attendu. Et en effet, lorsqu'il balaya les quais du regard, Evrard aperçut le Petit Jean qui avait hissé les voiles et s'apprêtait à quitter Dunkerque.
— On arrive trop tard, gémit Catriona, les larmes aux yeux. Il est partit sans nous !
Il ne l'écoutait que d'une oreille. Il observa les alentours et aperçu les deux jetées qui délimitait le port de la ville et formaient un passage pour tous les bateaux qui allaient et venaient en son sein.
— On a encore une chance.
Il lui attrapa rudement le poignet et la tira derrière lui. Ils coururent sur le quai de toutes leurs forces. Mais le vent avait forci et gonflait les voiles du bateau qui s'apprêtait à gagner la mer. Ils n'avançaient pas assez vite. Sans prendre garde aux protestations scandalisées de la jeune femme, il la saisit par la taille et la souleva comme un sac sur son épaule. Usant de ses dernières forces, il fonça au bout de la jetée.
Le Petit Jean n'était plus qu'à cinquantaine de mètres de l'océan.
« Je vais y arriver » se persuada-t-il tandis que la jeune noble l'exhortait de la faire redescendre.
Il avait encore trente mètres à franchir avant d'atteindre le bout. Au même instant, la misaine du bateau, toutes voiles dehors, voguait fièrement vers le large.
Encore dix mètres avant d'être acculé au terme de la jetée.
« Accélère ! » Exhorta la voix dans sa tête.
Le bastingage défilait sous ses yeux, à cinq mètres de lui.
« Ça va être serré ! » jura-t-il.
Une seconde avant que le sol ne s'efface sous ses pieds, il arqua tous les muscles de ses jambes et donna le dernier élan qu'il puisse fournir.
Ils quittèrent la terre. Leurs corps furent suspendus durant un court instant entre l'azure du ciel et le bleu turquoise de la mer. Cet instant dura une longue seconde, comme s'ils étaient suspendus à des fils invisibles. Puis, la chute vint, soudaine et brutale. Evrard vit le pont du bateau se rapprocher bien trop vite et les marins qui s'éparpillaient en contre-bas comme une nuée de moineaux paniqués.
Ils heurtèrent le navire de plein fouet et Evrard sentit une douleur fulgurante lui foudroyer la cheville. Ils roulèrent l'un sur l'autre dans un enchevêtrement de pieds et de bras sur le pont, sous le rire caustique du capitaine :
— Bienvenue à bord du Petit Jean, mes moussaillons !
kratzouille29 & Nikkihlous
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