51. Evrard

Evrard scruta les épais sous-bois encore de longues minutes après le départ de l'intrus. Il guettait le moindre signe, le plus minuscule indice qui lui permettrait de deviner qu'il était toujours là, tapis quelque part dans l'obscurité, à attendre la première opportunité pour se jeter sur eux.  

L'inconnu n'avait pas satisfait ses questions. Ce n'était pas un marchand, pas plus qu'il n'était pèlerin. Sa tenue miteuse lui faisait davantage penser à un vagabond. Mais jamais le Chevalier n'avait vu de mendiant avec une cicatrice semblable à celle qui marquait son cou. Elle était bien trop singulière, un peu comme le V qui défigurait son torse.

En réfléchissant attentivement, il se demanda s'il n'était pas plus prudent de quitter les lieux. Il n'aimait pas savoir qu'un rôdeur traînait dans les parages.

— Détendez-vous, soupira Catriona.

— Qu'est-ce qui vous fait croire que je suis tendu ? répliqua-t-il machinalement.

— Vos épaules sont crispées.

Evrard fit rouler ses omoplates pour les relâcher.

— Pendant mon absence, vous ne lui avait rien dit de nous, n'est-ce pas ?

— Non. Je lui ai demandé qui il était et ce qu'il voulait. Rien de plus.

— Bon.

Au moins, l'intrus ignorait tout de leurs identités et destination. Toutefois, il connaissait leur position. Le Chevalier le soupçonnait d'appartenir à une bande de brigands, et craignait qu'il revienne avec des complices. Evrard aurait voulu lever le camp à l'instant et poursuivre leur route, mais un coup d'œil discret vers Catriona lui indiqua que ce n'était pas la bonne solution, tant elle lui paraissait fatiguée.

— Dormez quelques heures, décida-t-il. Lorsque l'aube arrivera, nous lèverons le camp.

— Et si cet homme revient ?

C'était bien son inquiétude. Mais il ne voulait pas lui en faire part. Il devait assurer sa protection et qu'elle se sente en sécurité.  

— Je ne laisserai personne vous approcher, promit-il. Je vous défendrai. Dormez à présent.

— Et vous ? demanda-t-elle en réprimant un discret bâillement. 

— Quoi, moi ?

— Depuis le début de notre voyage, je ne vous ai jamais vu dormir. Est-ce que vous fermez l'œil de temps en temps ?

— Je dors en marchant.

Cette remarque la fit sourire.

— Cela vous ressemblerait bien. Et si je prenais le premier tour de garde ? proposa-t-elle subitement.

Evrard la contempla, interloqué.

— Vous voulez monter la garde ? répéta-t-il en fronçant un sourcil méfiant. Vous ?

— Ce n'est pas bien compliqué, rétorqua-t-elle en haussant les épaules. Je l'ai déjà fait, vous savez. Au couvent, j'ai veillé plusieurs nuits sur une chèvre qui allait mettre bas. 

— Est-ce que vous êtes en train de me comparer à une chèvre ?

— Vous en avez l'odeur.

Le visage résolu et parfaitement éveillée, elle lui tourna le dos et observa les alentours, déterminée à lui prouver qu'elle était capable de se concentrer sur cette tâche. Discrètement, Evrard renifla ses aisselles, un peu inquiet qu'elle ait raison. Ce n'était pas vraiment la vérité, mais il dû admettre qu'un bain lui ferait du bien. Il réprima une exclamation renfrognée : Pour la première fois, Catriona l'avait mouché et il n'avait rien à rétorquer.

— Tâchez de ne pas vous endormir, recommanda-t-il en s'allongeant plus confortablement sur le sol.

— Bien entendu, répondit-elle d'un ton las.

— Vous avez toujours le couteau à portée de main ?

— Je ne m'en séparerai pas.

— Si vous fatiguez, vous me réveillez, d'accord ?

— Entendu...

— Et s'il vous faut...

— Vous allez dormir, oui ? le coupa-t-elle sèchement.

C'était la première fois que le Chevalier ne montait pas la garde. Se retrouver dans une posture de vulnérabilité durant son sommeil et confier sa vie à Catriona ne le rassurait pas. D'un autre côté, elle avait à cœur de remplir sa mission et de lui accorder un peu de repos. Il devait admettre qu'il en avait bien besoin. Son corps et son esprit se détendirent et il sombra avec satisfaction dans le royaume des songes. 

Après un temps qui lui parut bien trop court, son bras fut secoué sans ménagement.

— Evrard ! Réveillez-vous !

Il ouvrit les yeux en sursaut et se redressa aussitôt, les sens en éveil.

— Que se passe-t-il ?

Catriona s'agrippait à son épaule, le regard affolé.

— J'ai entendu du bruit, l'informa-t-elle. J'ai d'abord cru à un animal, mais je suis certaine d'avoir aperçu une silhouette humaine entre les arbres ! C'est sûrement l'intrus...

Il n'en fallut pas davantage pour le faire bondir sur ses pieds et tirer son épée. Le soleil se levait lentement et le ciel s'éclaircissait, faisant pâlir les étoiles. Le Chevalier scruta attentivement la végétation sombre en quête de la fameuse silhouette. Et en effet, quelques secondes plus tard, le bruit d'une branche cassée retentit et l'homme à la cicatrice apparut de derrière un tronc.

— Vous aviez raison, commenta Evrard en levant son épée. Il semblerait que notre ami de hier soir ait décidé de nous refaire une petite visite...

Mais l'homme n'était pas venu seul. Deux autres personnes se joignirent à lui et s'avançaient dangereusement de leur abri, l'un armé d'une hache, et l'autre d'une faucille.

— Et il nous a même amené de la compagnie...

Par réflexe, il se posta devant Catriona pour faire rempart entre elle et leurs assaillants. Il était hors de question que l'un d'eux puisse l'atteindre et lui faire du mal. La jeune femme enroula ses bras autour de sa taille, comme pour l'encourager.  

— Restez où vous êtes ! tonna-t-il de toute la force de sa voix.

Les trois hommes s'immobilisèrent. Celui qui tenait la hache frémit légèrement en l'entendant gronder de la sorte et lança un coup d'œil inquiet à ses compagnons. Mais ces derniers n'étaient pas impressionnés.   

Le meneur sourit.

— Pose ton arme, voyageur, et il ne sera fait de mal à personne, ordonna-t-il.

— Tu ne penses pas réellement que je vais te croire, n'est-ce pas ?

— Ne nous oblige pas à venir te tailler en pièces ! renchérit l'homme à la faucille.

— Approche, si tu l'oses ! le nargua Evrard.

Ces trois énergumènes ne l'effrayaient pas. Il doutait même qu'ils savaient se servir de leurs armes. Mais ils étaient en supériorité numérique, et les combattre en même temps n'allait pas être évident. Il allait probablement s'occuper de l'homme à la hache – le moins confiant – en premier. Cela ferait une menace en moins. Mais les deux autres semblaient bien déterminés à le réduire en charpies.

Evrard voulu écarter Catriona pour qu'il puisse avoir plus de marges de manœuvre mais elle le lâcha avant qu'il ne puisse ouvrir la bouche, comme si elle avait lu dans ses pensées. Mais le gémissement qu'il entendit dans son dos au même instant lui indiqua que quelque chose d'autre venait de se produire.

Il se retourna brutalement et senti son cœur s'arrêter. Un quatrième bandit les avait contournés et avait surgis derrière eux, tenant Catriona en otage. Son regard glissa sur le sourire torve de l'homme, puis sur le visage tétanisé de la jeune femme, et s'immobilisa sur la lame acérée plaquée contre sa gorge.

— Mordiable ! jura-t-il entre ses dents.

Il se fustigea mentalement en se traitant de tous les noms. Comment avait-il pu oublier de vérifier autour de lui pour s'assurer qu'aucun assaillant ne les prendrait par surprise ? Comment avait-il pu être assez stupide pour croire qu'ils n'étaient que trois ?

Le Chevalier recula de quelques pas pour garder tous ses ennemis dans le même champ de vision. A présent, il était seul contre quatre et ils disposaient d'une monnaie d'échange.

— C'est fini pour toi ! triompha l'homme à la cicatrice. Dépose ton arme et ton amie ne sera pas égorgée comme un agneau.

Il avait raison. En calculant rapidement ses possibilités, Evrard dû se rendre à l'évidence ; il était bel et bien coincé. A moins d'un miracle, il n'y avait aucun moyen pour qu'il affronte ses adversaires et libère Catriona avant qu'elle ne se fasse tuer. Lentement, son épée s'abaissa en direction du sol. La colère faisait palpiter son cœur, mais il n'avait pas le choix que de se rendre. Ces quatre marauds allaient probablement le tuer...et s'arranger pour que son agonie soit longue et douloureuse. Quant à Catriona, il en frissonnait rien que d'y penser.

Il lâcha son épée qui atterrit lourdement sur le tapis de feuilles mortes et regarda la jeune noble droit dans les yeux. Il ouvrit la bouche mais la referma aussi vite. Il ne savait plus quoi dire. Aucun mot pour la rassurer, aucun pour s'excuser, aucun assez fort et sage pour franchir ses lèvres.

— Tu deviens raisonnable, apprécia l'homme qui la maintenait contre lui. Eloigne-toi de ton épée et mets-toi à genoux. Nous allons te faire passer l'envie de nous défier ! Quant à ta donzelle, peut-être allons-nous te laisser vivant assez longtemps pour que tu puisses l'enterrer...

A l'instant où il s'apprêtait à obéir, la mort dans l'âme, Catriona réagit avec une vivacité déconcertante. Le couteau jaillit des pans de sa robe entre lesquels il était précieusement caché et se planta sans hésitation dans les côtes de son agresseur. Ce dernier poussa un hurlement de douleur mêlé de surprise et relâcha sa prise. La lame glissa sur la nuque blanche et creusa une entaille écarlate sur la peau. Mais sans se préoccuper de cette blessure, elle se retourna et décocha un violent coup de genou entre les deux jambes, lui coupant le souffle.

Evrard n'attendit pas de le regarder tomber à terre en se tenant ses parties endolories. Sa main retrouva sans peine le pommeau de son épée, comme si son arme était une extension indissociable de ses doigts, fidèle à son propriétaire et prête à le servir. Il brandit son alliée et fonça sur ses adversaires en poussant un rugissement de rage. L'homme à la hache manqua de trébucher lorsqu'il recula précipitamment, mais ses deux compagnons se ruèrent à sa rencontre.   

Le premier donna un large coup de faucille, qui aurait décapité le Chevalier s'il ne s'était pas baissé à temps. Son pied balaya sa jambe et son adversaire tomba sur le dos. Le deuxième agresseur projeta sa dague contre son flanc, mais d'une rapide torsion du poignet, Evrard para sa lame dans un crissement métallique. Il le désarçonna grâce à un violent coup d'épaule qui le fit reculer de quelques pas. L'homme à la hache semblait avoir retrouvé son courage car il l'attaqua en visant son torse. Evrard fit un pas de côté pour l'éviter et projeta son épée contre lui. La pointe frôla la cuisse de son adversaire qui glapit de surprise et recula à nouveau. Mais le Chevalier ne lui laissa pas le loisir de reprendre ses esprits et contre-attaqua, passant sous sa garde et le coupant sévèrement au bras. L'homme hurla de douleur et prit la fuite dans la forêt.

Les deux brigands poussèrent des cris furieux et se jetèrent sur lui. Pendant quelques secondes, ils ne furent plus qu'une mêlée confuse de bras, de jambes et de lames. L'un tenta de lui transpercer la jambe avec sa dague et le second de lui donner un coup de poing dans le ventre. Le Chevalier, incapable de manier son épée, agrippa l'épaule de l'un et le projeta contre son acolyte pour se défaire de leurs prises. Il recula de quelques pas en relevant sa garde, le souffle court.

Un bref coup d'œil en direction de Catriona lui indiqua qu'elle était en bien meilleure posture que lui. Bien que blessée, elle avait attrapé une pierre et l'avait abattu sur la tête de son agresseur pour l'assommer. Hors de danger, elle lui fit un signe de tête encourageant, avant d'observer les alentours d'un air tendu pour s'assurer qu'aucune nouvelle menace ne s'approchait.

L'homme à la cicatrice fonça une nouvelle fois sur lui, mais Evrard se tenait prêt. Avec une fureur glacée, il dévia la lame de sa dague, déplaça son poids sur sa jambe arrière et se projeta en avant pour lui porter un coup d'estoc dans le ventre. Son ennemi esquiva le coup à la dernière seconde en se jetant sur le côté. Le deuxième tenta de le prendre à revers mais le Chevalier s'y attendait et repoussa son attaque sans ménagement. Les brigands se consultèrent rapidement du regard, comme s'ils hésitaient à poursuivre ce combat contre lui. Mais visiblement, ils estimèrent que le jeu en valait la chandelle car ils l'encerclèrent à nouveau, leurs lames brandies.

« Grossière erreur » songea Evrard avec un sourire féroce avant de se jeter sur eux.

Bien qu'ils soient deux, ils ne pouvaient tenir le rythme sous le déchaînement des coups que leur portaient le Chevalier. Il parait, feintait, paradait et frappait avec une hargne telle que lui-même ne pouvait se retenir. Evrard était comme replongé au cœur d'un vieux cauchemar, au milieu d'un champ de bataille, tailladant l'ennemi qui tentait de le faire ployer sous le nombre. Il était invulnérable, insensible à la douleur et aussi déchaîné qu'un ours acculé.

Le premier à se rendre fut l'homme à la cicatrice. Evrard le désarma en exerçant une pression telle sur son poignet qu'il en gémit de douleur. Avant qu'il puisse se mettre hors de la portée de son épée, le Chevalier lui taillada l'épaule sans le moindre scrupule. Le second, plus vif, parvint à le couper au flanc gauche. Mais son arme, plus petite que la sienne, l'obligea à se mettre à la portée d'Evrard qui l'attrapa par la nuque. Sa tête rencontra son genou et le sang jaillit de son nez et de sa bouche. Il poussa un mugissement de douleur qui s'étrangla dans sa gorge lorsqu'Evrard l'assomma avec le pommeau de son épée. 

Il se redressa et regarda autour de lui, la respiration sifflante. Aucune trace de l'homme à la cicatrice et de son acolyte à la hache. Tous deux s'étaient enfuis. Quant à l'agresseur de Catriona, il demeurait immobile sur le sol, évanouit.

La jeune femme s'approcha de lui en se tenant étroitement la gorge. Un filet écarlate s'écoulait entre ses doigts et traçait un sillon sur sa clavicule. Il se précipita sur elle d'un pas vif et lui attrapa le poignet.

— Montrez-moi votre blessure, ordonna-t-il en tentant de repousser sa main.

Mais la jeune femme résista farouchement.

— Mordiable ! Ne faites pas l'idiote ! la rabroua-t-il sèchement.

— Ce n'est rien ! répliqua-t-elle. Ce n'est qu'une toute petite coupure...

— Laissez-moi en juger.

Elle n'était pas de taille à lutter contre lui. D'un geste ferme, il éloigna sa main et examina sa blessure. Bien qu'il y eut beaucoup de sang, l'entaille n'était pas trop profonde. Elle allait s'en tirer avec une cicatrice.

— Alors ?

— Vos jours ne sont pas en danger.

— Me voilà rassurée ! s'exclama-t-elle d'un ton amer.

— Excusez-moi...marmonna-t-il en s'agenouillant devant elle.

Il déchira brutalement le bas de sa robe.

— Mais qu'est-ce que vous faites ? glapit-elle en tentant de le repousser.

Sans se soucier de ses griffures, il enroula la bande de tissu autour de son cou, en veillant à ce que son bandage de fortune soit assez serré pour compresser la plaie, tout en restant assez ample pour lui permettre de respirer.

— Vous êtes un maraud ! pesta-t-elle en contemplant son jupon abîmé. 

— Ce n'est qu'une robe, répliqua-t-il. Partons, cette Truandaille peut revenir d'un moment à l'autre, et je n'ai pas envie de me battre à un contre dix.

Ils abandonnèrent leur abri et récupérèrent leurs affaires et le cheval, qui, heureusement, n'avait pas été volé. Evrard aida Catriona à monter derrière lui et il lança leur monture au galop, fuyant les lieux le plus vite possible.

kratzouille29 & Nikkihlous

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