43. Evrard

Evrard s'assit et se prit le visage entre les mains. Il avait passé les doigts si souvent dans ses cheveux ces dernières heures qu'il se les arrachait presque.

Le Chevalier avait tout tenté pour sortir de sa cellule et refusait de voir en ces maudits barreaux de fer un obstacle infranchissable. Il s'était quand même tiré de situations bien plus insurmontables !

Comme la fois où il avait dû passer quelques jours en forêt en plein hiver et que des loups avaient commencé à rôder autour de lui. Evrard aurait été dévoré vivant s'il n'avait pas repéré et tué le chef de meute, décourageant les autres bêtes à l'attaquer. Ou le moment où en pleine campagne militaire, son cheval avait fait un violent écart, le projetant dans la rivière. Emporté par son armure, il aurait péri noyé si ses hommes n'avaient pas été là pour le secourir. 

Des anecdotes comme celles-ci, Evrard en avait des dizaines. Il y en avait tellement que cela lui donnait l'impression d'avoir vécu plusieurs vies. Torturé, blessé, malmené, il avait pourtant su garder son sang-froid et sa force à travers toutes les embuches qui barrait sa route. Alors, pourquoi se sentait-il faiblir en cet instant ? Pourquoi est-ce qu'à présent, il sentait la mort s'approcher dangereusement de lui ?

A nouveau, le Chevalier se retrouvait confronter à sa fin inéluctable. Il avait échappé à la mort à de nombreuses reprises, mais il semblerait que cette fois, rien ne viendrait le sauver.

Evrard se demandait de quelle manière il serait accueilli par son Créateur. En héros ? Il s'était distingué par de nombreux faits d'armes, sa valeur au combat n'était plus à prouver. En martyr ? Victime d'une méprise judiciaire, il n'allait pas dévier de sa parole et subirait la pendaison en clamant son innocence.  En pécheur ? Joueur, buveur et coureur de jupon, il avait bafoué de nombreux commandements de la Bible. 

S'il devait répondre de ses actes, quels arguments pourrait-il avancer pour éviter l'Enfer ? S'il y en avait un, ce serait sûrement Catriona. Il l'avait aidé, guidé, respecté. Parfois, il s'était énervé contre elle et il l'avait taquiné bien plus souvent encore. Au cours de leur périple, son regard sur elle avait évolué. Non seulement il comptait la conduire jusqu'en Ecosse, mais il était prêt à lui vouer son épée pour la défendre, aussi longtemps qu'elle le souhaiterait.

— Quel Niot tu fais, se fustigea-t-il avec colère.  

Pourquoi resterait-elle à ses côtés ? Ne l'avait-il pas trahi d'une certaine manière ? S'il lui avait avoué la vérité, elle aurait été plus à même d'appréhender sa rencontre avec Gauthier. Ils auraient réfléchi ensemble à une stratégie pour se sortir de ce mauvais pas. Heureusement qu'elle était habituée aux intrigues de la Cour et loin d'être bête ; son comportement durant le festin avait été très acceptable.

Ses pensées quittèrent sa cellule pour vagabonder plus loin dans le château, dans une des chambres où Catriona se trouvait sûrement. Il se demandait à quoi elle était occupée, à quoi elle pouvait penser en ce moment. Lui en voulait-elle de lui avoir caché la vérité ? S'était-elle fait abuser par les mensonges de Gauthier ? Quand leurs regards s'étaient croisés, Evrard y avait lu de l'incertitude. Et dès lors, elle n'avait plus osé relever les yeux vers lui. Il espérait sincèrement que la jeune noble continuerait à le soutenir.

Après tout, il ne lui avait caché qu'une partie de son passé...De la même manière qu'elle lui avait caché sa véritable identité.

« Mais tu as fini par savoir qu'elle s'appelait Catriona Loveday » répliqua une voix dans sa tête.

— Je l'ai découvert seul. Et elle n'a pas démenti lorsque je lui ai dit que je savais, objecta-t-il. 

« Tu aurais dû lui dire »

Il y avait des milliers de décisions que le Chevalier aurait dû dire et faire. Il aurait dû traverser directement le pays jusqu'à Marseille. Il aurait dû prendre un bateau pour l'Espagne. Il aurait dû contourner Amboise plutôt que de s'y arrêter. Il aurait dû éconduire Héloïse dès le début. Il aurait dû demander des preuves aux juges pour leur accusation de viol. Il aurait dû se défendre. Ainsi, il n'aurait pas fini en prison et condamné à la potence.   

Et il n'aurait jamais rencontré Catriona. Toutes ces décisions manquées lui avait permis de croiser sa route, de suivre le même chemin qu'elle. Devait-il vraiment le regretter ? Ne lui permettait-elle pas, à sa manière, de lui montrer qu'il n'avait rien perdu de sa superbe ?  

Fermant les yeux, Evrard la voyait aussi clairement que si elle était à ses côtés. Il visualisait sans peine ses doigts fins glisser dans ses boucles brunes, ses longs cils surplomber un regard d'ambre, ses lèvres esquisser un sourire malicieux, sa robe épouser sa silhouette élégante.

Si belle, si gracieuse, si inaccessible...Un ange qui serait tombé du ciel pour le guider, pour le tirer de l'obscurité qu'était devenu sa vie. Une toute petite lueur d'espoir qui le poussait à se surpasser, à donner le meilleur de lui-même.

Malheureusement, il n'était pas le seul à ne pas être insensible à la beauté de la jeune noble. L'ombre de Rodolphe planait au-dessus d'elle, et il ne tarderait pas à mettre ses menaces à exécution. Le Chevalier connaissait le mercenaire et sa façon d'agir. Il userait de ruse et de charme dans un premier temps, mais si Catriona lui résistait – ce qu'elle ne manquerait pas de faire - il emploierait la force.

L'idée qu'il puisse lui faire du mal, qu'il plaque sa main sur sa gorge délicate, qu'il pose ses lèvres sur les siennes, que ses narines inspirent son parfum suave, que ses doigts déchirent le tissu luxueux de sa robe et s'emparent de ses courbes, lui était atroce.

Evrard secoua la tête pour ne plus voir ces images. Jamais il ne pourrait permettre qu'une telle chose arrive. Pas à elle.

Des pas résonnèrent dans les escaliers, le tirant brusquement de sa torpeur. Si c'était Rodolphe qui était revenu pour le narguer et lui raconter comment il avait souillé Catriona avec son sourire perfide...Cette pensée le faisait bouillir de rage.

Mais en tendant l'oreille avec attention, il remarqua que la démarche était trop souple, trop légère, pour que ce soit lui. En faisant prudemment un pas vers les barreaux, il aperçut soudain la silhouette de Néline se découper dans les flammes des torches accrochées aux murs.

— Bonsoir Guislain, le salua-t-elle dans un souffle.

Le Chevalier la contempla avec des yeux ronds, ne s'attendant pas à ce qu'elle vienne le visiter. Il devina que la châtelaine venait de quitter le lit car elle portait une robe de chambre ample sous un épais châle, et avait effacé toute trace de maquillage et d'artifice sur son visage. Une centaine de questions lui vint en tête, ne sachant pas par laquelle commencer.

— Que fais-tu ici ? murmura-t-il.

— En toute franchise ? Je me le demande...

A la lueur des flammes, ses yeux brillaient d'une façon singulière. Evrard n'avait jamais vu Néline s'énerver, mais il songea que si elle l'était, son regard aurait cette expression.

— Est-ce que tu m'en veux ? risqua-t-il d'un ton penaud.

— De n'être jamais revenu ? Un peu. Ne le devrais-je pas ? Avant, je te croyais mort. Mon deuil a été long, et j'ai dû me battre pour me relever. Tu étais resté quelque part dans mon cœur, mais la cicatrice avait fini par s'estomper. Et après tout ce temps, tu réapparais devant moi, sain et sauf. Et avec une autre...

La voix de Néline gonfla comme si elle allait éclater en sanglots.

— Cinq ans, murmura-t-elle. Cinq longues années où j'ai pleuré ta perte. Je n'avais même pas de tombe sur laquelle me recueillir. Cinq ans durant lesquels j'ai dû aimer mon époux, où j'ai dû le respecter, lui obéir, le satisfaire. Et ce n'était pas toi.

— Pourquoi as-tu épousé Gauthier ?

Pourquoi lui et pas un autre ? La savoir dans les bras de son frère aîné, qu'elle partage le même lit que lui, l'écœurait. Il lui avait ainsi tout pris. 

La jeune femme grimaça un sourire sans joie :

— Tu me pose la question comme si j'avais eu le choix, asséna-t-elle d'un ton amer. Je ne suis pas un homme. Quand mon père m'a annoncé qu'il comptait donner ma main à Gauthier, je lui ai exprimé mon désaccord. Mais il m'a fait comprendre que je n'avais pas voix au chapitre.

— J'espère qu'il te traite bien...

— Il lui arrive de me hurler dessus, marmonna-t-elle. Mais n'ai crainte ; il n'ose plus me toucher, ajouta-t-elle en désignant son ventre arrondit.

— Cela ne changera sans doute rien...mais sache que je suis désolé, Néline, s'excusa-t-il.

Elle redressa la tête avec fierté.  

— Quelle importance ? répliqua-t-elle. C'est le passé. Si autrefois nos routes étaient destinées à s'unir, à présent, elles ont pris des directions opposées. Désormais, je suis l'épouse de Gauthier. Et si tout se passe bien cette fois-ci, je vais donner naissance à notre premier enfant.

Cette fois-ci. Cela voulait donc dire que ce n'était pas la première fois que Néline tombait enceinte. Combien de fausse-couche avait-elle subit ? Il n'osa pas poser la question et préféra faire comme s'il n'avait pas entendu ce détail. 

De sous son étole, elle sortit un large trousseau de clés.

— Souhaite-tu sortir d'ici ? sourit-elle.

— Comment as-tu fait pour les subtiliser ? s'exclama-t-il, ébahit.

— Moi aussi je dirige ce domaine, même si mon mari a tendance à l'oublier. Les gardes me craignent moins que lui, mais ils m'obéissent.

— Je suppose qu'il ne sait pas que tu es ici ?

— Il a eu la courtoisie d'engloutir encore un autre pichet de vin et de s'écrouler en ronflant, ce qui nous laisse assez de temps pour te permettre de t'enfuir.

Néline inséra l'une des clés dans la serrure et la porte s'ouvrit dans un grincement métallique.

— Et Rodolphe ? s'enquit Evrard en franchissant le seuil.

— Il a longtemps discuté avec mon époux avant de s'éclipser dans les étages et n'est plus réapparut depuis. Sans doute est-il dans sa chambre, en train de fomenter un de ses mauvais coups dont il a le secret. 

Ses mots laissèrent un sentiment désagréable dans le ventre.

— Que va-t-il se passer pour Catriona ? demanda-t-il. Je ne peux pas partir sans elle...

— Ne te soucie pas de Catriona, ordonna-t-elle avec impatience. Pour le moment, elle est en sécurité. C'est la première fois que nous accueillons une noble d'aussi haute lignée, Gauthier ne va manquer une si belle occasion pour fanfaronner. Je vais m'arranger pour qu'elle te rejoigne au plus vite. Mais elle ne peut pas partir ce soir, pas en même temps que toi...

— ...Parce qu'il deviendrait évident qu'elle se soit enfuie avec moi, acheva Evrard.

— Je préfèrerais que mon mari pense que tu t'es enfui sans Catriona. Seul, tu auras plus de chances de te faufiler et de passer inaperçu. Et pendant qu'il lancera des recherches pour te retrouver, je l'aiderai pour qu'elle te retrouve.

Le Chevalier fronça les sourcils :

— As-tu toujours été aussi rusée ?

— Parfois, il y a du bon à côtoyer Gauthier, répliqua-t-elle avec sarcasme.

— Il finira par deviner que c'est toi qui m'a aidé, objecta-t-il avec inquiétude.

— Il ne me fera rien, pas tant que je porte son héritier tant attendu. Maintenant, ne traînons plus !

Evrard la suivit dans les escaliers en colimaçon. Arrivés à la porte, il laissa Néline se glisser dans le couloir et attendit son signal qui lui indiquait que la voie était libre.

— Il faut que je récupère mes affaires, lui chuchota-t-il.

— Je le sais bien, souffla-t-elle. Je vais chercher ton épée, Gauthier la garde dans notre chambre...

— Et s'il se réveille ?

— Aucun risque, assura-t-elle. Mais il vaudrait mieux que tu ne m'accompagne pas, par mesure de précaution.

Le château était plongé dans l'obscurité et le silence. Ils ne croisèrent pas âme qui vive et lorsqu'ils arrivèrent dans le hall d'entrée, Néline lui indiqua un espace derrière la rambarde de l'escalier et lui ordonna de l'attendre. Elle monta promptement les marches et disparut à l'étage.

Accroupit dans sa cachette, l'oreille tendue, Evrard patienta. Il avait l'impression que le temps s'écoulait à une lenteur affligeante. Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine. Et si Néline se faisait surprendre ? Et si un garde le découvrait ? Il n'avait rien pour se défendre. La fuite dans le parc serait sa seule option, à condition qu'il ne tombe pas sur un soldat armé d'une arbalète...

Quelques instants plus tard, le pas souple de la châtelaine se firent à nouveau entendre dans les escaliers et Néline réapparu devant lui, son épée dans les mains.

— Elle est encore plus lourde que dans mes souvenirs, commenta-t-elle avec un faible sourire.

— Je ne te remercierai jamais assez, répondit-il avec gratitude en reprenant son arme.

Sentir à nouveau le poids de sa fidèle alliée sur son côté le rassurait. Ils repartirent dans le couloir et entrèrent dans une petite pièce dont les murs étaient couverts de bibliothèques surchargées. D'un geste sûr, Néline ouvrit la fenêtre et glissa la tête au-dehors.

— La voie est libre, lui indiqua-t-elle. Suis la façade jusqu'au muret que tu aperçois là-bas. Cache-toi derrière les buissons jusqu'au mur d'enceinte. Gauthier n'a toujours pas fait colmater la vieille brèche, tu pourras donc l'escalader sans peine. Sauve-toi, Catriona te rejoindra à la chapelle.

— La vieille chapelle ? répéta Evrard.

C'était à cet endroit que Néline et lui se retrouvaient pour leurs rendez-vous secrets, bien avant que le Chevalier ne prenne son courage à deux mains et ne demande sa main à son père. Enfant, ce lieu de culte était déjà laissé à l'abandon, une autre église ayant été construite, plus spacieuse pour accueillir ses fidèles. 

— Gauthier ne pensera pas à te chercher là, assura-t-elle.

— Sans doute.

Il hésita un instant, ne sachant pas ce qu'il devait faire. Comment pouvait-il la remercier pour tout ce qu'elle avait fait pour lui ? La serrer dans ses bras ? lui donner un baiser sur la joue ou sur la main ?

Choisissant une troisième option, il s'inclina profondément devant elle en signe de reconnaissance et de respect :

— Sois mille fois remerciée, Néline. Je n'aurais pas accompli tout cela sans toi.

— Ce fut...avec plaisir, murmura-t-elle, troublée.

Elle le regardait à nouveau d'une étrange manière, entre fascination et appréhension. Sentant son émoi, Evrard s'immobilisa alors qu'il s'apprêtait à grimper sur le rebord de la fenêtre.

— Oui ? l'invita-t-il avec douceur.

— Pardon ? demanda-t-elle d'une voix distante, comme arrachée de ses pensées. Non, non...il n'y a rien.

Même dans la pénombre, il vit son visage tressaillir par le doute. 

— Puis-je te demander une faveur ? osa-t-elle dans un souffle.

— Laquelle ?

— Est-ce que...je peux t'embrasser ?

Evrard ne s'attendait pas à une telle requête et ne sut que répondre.

— Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée...hésita-t-il en se grattant la nuque, emprunté.

— Une fois, rien qu'une dernière fois. Avant que nous nous quittions...définitivement cette fois-ci.

Réticent à accepter, il voulait être sûr que ses intentions soient parfaitement claires :

— Ce n'est qu'un baiser d'adieu, n'est-ce pas ? souligna-t-il. Un simple baiser pour tourner la page ?

— Bien sûr.

Lentement, il leva une main et dégagea quelques mèches de cheveux de son visage. Il se pencha sur elle et ses lèvres rencontrèrent les siennes. Comme autrefois, lorsqu'ils se fréquentaient. Avec chasteté et douceur, mais la passion s'était envolée. Aucun frisson ne vint lui parcourir le dos, son cœur n'accéléra pas. Quelques secondes plus tard, leurs visages se décollèrent et leur regard se plongèrent l'un dans l'autre.

— Merci, murmura-t-elle, la gorge nouée.

— Je t'en prie...J'espère que tu seras à nouveau heureuse, Néline.

— Un jour, peut-être...J'espère qu'elle, elle te rendra heureuse.

— Veille sur elle en mon absence, la pria-t-il en escaladant la fenêtre.

— Je t'en donne ma parole, promit-elle d'un ton solennel.

Evrard lui adressa un dernier regard, glissa de l'autre côté de la fenêtre et atterrit souplement dans l'herbe du parc. Suivant le chemin indiqué par la chatelaine, il longea le mur de la demeure et se laissa happer par la nuit.

Kratzouille29 & Nikkih

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