42. Catriona
L'un des murs du grand salon était tapissé d'armes : de boucliers ronds aux armoiries des familles du nord, de pertuisanes, de lourdes lances et de haches entrecroisés. Au-dessus de l'immense cheminée devant laquelle les deux femmes se tenaient, des portraits d'ancêtres occupaient la paroi de pierre et semblaient les regarder de haut. Néline se tenait à sa droite sur le divan et regardait les flammes d'un air pensif.
A l'entrée de Rodolphe, Catriona remarqua qu'il avait le nez enflé et semblait hargneux. Elle n'eut aucune peine à imaginer que ce soit Evrard qui lui ait infligé cette blessure et un sourire se dessina sur ses lèvres, qu'elle effaça aussitôt lorsque le mercenaire se tourna vers elle. Gauthier éclata de rire :
— Tu es tombé dans les escaliers ? se moqua-t-il en lui tendant une choppe de vin.
— Toi aussi il t'a cogné une fois, répliqua-t-il froidement.
— Oui, bon... se renfrogna-t-il. L'important, c'est que nous l'ayons enfin attrapé.
Tandis qu'ils trinquèrent bruyamment, un silence pesant s'était installé entre Néline et Catriona. Les yeux rivés sur les petites flammes vacillantes des bûches, la châtelaine sortit du mutisme la première.
— Comment avez-vous connu Guislain ?
— Il m'a sauvé la vie, répondit Catriona d'un ton très protocolaire.
Néline eut un sourire ému.
— C'est bien son genre, répartit-elle sur le même ton. Je l'ai connu il y a si longtemps et pourtant, je m'en souviendrai ma vie entière.
Son visage devint grave, ses yeux s'embrumèrent et pendant un instant, Catriona put apercevoir le choc de la nouvelle devenir une réalité. Elle semblait enfin comprendre qu'Evrard était bel et bien en vie. Elle pouvait à peine imaginer ce que son hôtesse pouvait ressentir à présent qu'il avait ressuscité du royaume des morts. Après un moment d'absence, Néline reprit son histoire, la voix légèrement tremblante.
— C'était lors d'une joute à laquelle il participait. Ce jour-là, j'étais dans le public, accompagné de mon père.
La jeune femme joignit ses mains et se massa délicatement les doigts, d'un air timide.
— Je ne pouvais m'empêcher de l'admirer, continua-t-elle. Si vous l'aviez vu à cette époque ! Il n'avait rien du vagabond poussiéreux. Il avait une telle prestance que j'ai demandé à mon père si je pouvais aller le voir. Ma propre audace me surprend encore lorsque je lui ai donné mon mouchoir. Guislain a concouru sous mes couleurs et il a remporté son duel.
Néline se tut un instant pour prendre une longue inspiration avant de tourner la tête vers Catriona et croiser son regard compatissant. Elle l'écoutait attentivement, partagée entre son envie d'en savoir davantage sur Evrard et la crainte de ce qu'elle allait découvrir. Il lui paraissait de plus en plus évident que Néline et lui n'étaient pas de simples amis, ce qui la peina, sans qu'elle comprenne vraiment pourquoi.
— A chaque occasion, nous nous sommes parlé pendant des heures. Il n'était pas seulement un admirable combattant, mais aussi un homme cultivé. Je suis complètement tombée sous son charme.
Le sourire qui naquit sur ses lèvres était devenu plus doux, on pouvait même déceler une pointe de gaité dans sa voix.
— On s'arrangeait pour se revoir le plus souvent possible, avoua-t-elle. Nous avions même une cachette, un endroit secret connu de nous seuls, ajouta-t-elle en baissant la voix pour ne pas se faire entendre des deux hommes. Et quelques mois plus tard, Guislain a trouvé le courage de demander ma main. J'ai cru que mon cœur allait s'arrêter. Ce fut l'instant le plus romantique que j'ai jamais connu.
— Romantique ? répéta Catriona, incrédule.
Elle avait beau réfléchir, elle ne parvenait pas imaginer Evrard sous quelque forme romantique que ce soit.
— Il lui arrivait de l'être, affirma-t-elle sans déceler son trouble. Et je lui ai dit oui. Je n'aurais pas pu imaginer plus bel avenir qu'avec lui.
Son regard se perdit à nouveau dans les flammes de la cheminée et Catriona devina qu'elle était perdue dans ses souvenirs. Quant à elle, elle ne savait comment elle devait réagir. Pourquoi Evrard ne lui avait-il pas dit qu'il avait été fiancé ? Et comment Néline s'était-elle retrouvée au bras de Gauthier ?
— Tout était organisé, ma robe était prête. Mais ce fut à cet instant que...l'incident survint...
Catriona sentit une profonde tristesse dans ses derniers mots. Elle posa délicatement une main sur le genou de la chatelaine. L'envie de la réconforter bataillait contre celle d'ignorer sa peine.
— Je suis navrée de vous embêter avec cela, lança l'hôtesse. Vous n'imaginez pas la stupeur que j'ai ressenti lorsque je l'ai revu parmi nous ce soir...
— Je ne vous en tiens pas rigueur, assura-t-elle avec douceur. Je vous en prie, continuez, l'invita-t-elle en se redressant sur le divan.
Essuyant d'un geste bref la larme qui s'était installée au coin de son œil, Néline poursuivit son récit. Son sourire, même forcé, avait disparu, comme effacé d'un coup de chiffon. Elle ne semblait plus avoir la force de faire semblant.
— Gauthier a beau affirmer que son frère a assassiné le fils De Perret, je n'en suis pas sûre, souffla-t-elle de sorte que seule Catriona puisse l'entendre. Je connais Guislain, jamais il n'aurait commis un tel acte.
— Mais un homme est mort, non ? objecta-t-elle.
— Hélas, c'est un fait. Mais de là à penser que Guislain soit le coupable, j'en doute.
— Mais comment cela se fait qu'Evrard soit accusé du meurtre ?
A sa grande surprise, Néline se mit à sourire.
— Evrard ? répéta-t-elle en riant. C'est ainsi qu'il se fait appeler ?
— Oui, pourquoi ?
— C'est une vieille histoire, se contenta-t-elle de répondre.
Elle retrouva bien vite son sérieux et reprit :
— Apparemment, il y avait des preuves de la culpabilité de Guislain. Gauthier, Gueguen et leurs hommes sont partis à sa poursuite. Quand ils sont revenus, Gauthier m'a annoncé la nouvelle ; mon fiancé n'avait pas survécu à la traque. Il s'est noyé dans le fleuve en tentant de s'échapper et son corps a été emporté par le courant.
Elle marqua une brève pause, cherchant le regard compréhensif de Catriona.
— J'ai pleuré pendant des jours. Je n'avais aucune pierre tombale sur laquelle me recueillir. Gauthier venait presque chaque jour, sous prétexte de me réconforter, mais j'ai rapidement compris que son but était tout autre, déclara-t-elle d'un ton amer. Mon père me la confirmé quelques mois plus tard lorsqu'il m'a annoncé que j'allais épouser le frère ainé de Guislain. Il a décidé qu'un « De Ferrand » restait un « De Ferrand », qu'importe l'homme. J'ai tenté de m'y opposer, car au fond de moi, j'espérais que Guislain reviendrait. Mais cela n'a jamais été le cas.
— Je suis désolée d'entendre tout cela, compatit Catriona, penaude. Je comprends la peine qui vous a habité...
Un silence s'installa entre elles, Néline trépignait, comme si elle voulait demander quelque chose. Et finalement, elle osa :
— Qu'est-t-il devenu à présent ?
Catriona s'enfonça plus profondément dans le divan.
— Nos chemins ne se sont croisés que récemment, il m'aide à rejoindre Caen. Je ne connais pas grand-chose de lui.
La noble fit une moue dubitative.
— Il ne vous a rien confié de sa vie ? Il ne vous a parlé de moi ?
— Il a évasivement mentionné ses démêlés avec la justice normande et son frère, mais sans préciser de quoi il en retournait. Et à aucun moment il a précisé qu'il a été un jour fiancé.
Cette information peina la jeune femme qui baissa la tête.
— Ainsi, m'aurait-il oublié ? murmura-t-elle plus pour elle-même.
Elle resta perdue dans ses pensées quelques instants avant de se retourner vers Catriona.
— Et vous ? demanda-t-elle d'un ton plus brusque. Qu'êtes-vous à ses yeux ?
La jeune noble comprit où elle voulait en venir et sentit le rouge lui monter aux joues.
— Il n'est que mon guide.
Néline lui lança un regard perçant rempli de soupçons. Catriona se trémoussa, mal à l'aise. Elle avait soudain envie de quitter la pièce en courant.
— Comptez-vous retourner à la Cour de France après votre séjour en Normandie ?
— J'ai de nombreux projets et la Cour n'en fait aucunement partie pour le moment, se braqua-t-elle davantage.
Catriona ne voulait pas que Néline connaisse les vraies raisons de sa fuite, après tout, elle demeurait la femme de Gauthier. Et il voulait la mort d'Evrard.
— Que pensez-vous de la robe ? Vous plait-elle ?
— Elle est ravissante, merci. Le tissu est très agréable à porter, précisa-t-elle poliment.
— C'est l'une des miennes, ajouta Néline. Elle vous va à ravir.
— Vous avez très bon goût, répondit Catriona, un rictus au coin des lèvres. Je suis ravie d'avoir pu me changer, la mienne tombait en lambeau avec toutes les péripéties que nous avons eu sur la route.
Soudain, les deux femmes sentirent une présence dans leurs dos et Gauthier se posta derrière sa femme pour poser une main possessive sur son épaule.
— De quoi êtes-vous en train de parler ? les interrompit-il d'un ton qui se voulait amical.
— Nous parlons de nos toilettes, répondit Néline.
— Je complimentais votre femme sur ses choix vestimentaires.
— J'ai hâte de la revoir dans ce genre de robe.
Néline esquissa un sourire nerveux et Catriona se leva.
— Avec votre permission, je vais vous quitter, annonça-t-elle. Il se fait tard et la journée n'a pas été de tout repos.
— Je vous en prie, accepta Gauthier en passant distraitement une main dans les cheveux de son épouse. Je vous souhaite une bonne nuit.
La jeune femme esquissa une rapide révérence devant le couple et se dirigea rapidement vers la porte en prenant soin d'éviter de croiser le regard de Rodolphe lorsqu'elle passa devant lui.
Catriona longea furtivement le couloir et déboucha dans le hall d'entrée. Elle marqua un temps d'arrêt pour réfléchir. Elle devait retrouver Evrard mais ignorait par où commencer. Selon toute logique, il devait être emprisonné dans un cachot situé au sous-sol. Mais comment savoir quelle porte devait-elle choisir ? Et comment faire pour ne pas alerter les gardes présents ? Elle pouvait peut-être prétexter une visite de courtoisie pour lui parler, mais aucun soldat ne la laisserait la possibilité de libérer Evrard de sa geôle. Décident qu'elle aviserait au moment venu, elle s'éloigna dans le couloir et tenta d'ouvrir discrètement quelques portes au hasard.
Les deux gardes présents d'un bout à l'autre suivaient ses allées et venues d'un regard perplexe mais aucun ne lui demanda ce qu'elle faisait. Sans doute se demandait-ils qu'elle était perdue. Se sentant un peu ridicule, Catriona poussa une dernière porte et se faufila à l'intérieur. Elle n'avait toujours pas trouvé les cachots, toutefois, elle venait de trouver une solution pour aider Evrard. Le mur qui lui faisait face était couvert d'armes en tout genre ; des épées, des haches, des dagues, des lances et des hallebardes à l'aspect plus menaçant les unes que les autres. Si elle parvenait à en dérober une discrètement et à l'apporter à Evrard, peut-être arriverait-il à se sortir de sa prison ?
La jeune noble s'approcha du mur et compara plusieurs lames. Elle avait meilleur temps de voler une dague ou un couteau, plus facile à cacher sous les pans de sa robe. Au moment où elle voulut se saisir de l'une d'elle, une voix dans son dos la fit sursauter.
— J'ignorais que vous vous passionniez pour l'armurerie.
Elle se retourna prestement et découvrit Rodolphe sur le seuil, nonchalamment appuyé contre le chambranle de la porte.
Un frisson glacé lui parcourut la colonne vertébrale. La panique fit battre son cœur à tout rompre et elle recula contre le mur.
— Ne vous approchez pas de moi ! s'exclama-t-elle, affolée.
Le sourire du mercenaire s'accentua, ravi de la peur qu'il engendrait sur elle.
— Vous n'avez rien à craindre de moi, susurra-t-il. Je ne vous veux aucun mal.
La lueur malsaine qu'elle pouvait voir dans ses yeux démentait cette affirmation.
Il se décolla du seuil et fit deux pas dans sa direction.
— N'est-il pas un peu tard pour admirer les armes de Gauthier ? reprit-il. Je croyais que vous souhaitiez vous coucher ?
— Je me suis perdue, mentit-elle.
— Vraiment ? ricana-t-il. Peut-être pourrais-je vous aider à regagner vos appartements ? Je me ferais une joie de vous y conduire, Mademoiselle Loveday.
La jeune femme se mit aussitôt sur ses gardes. Comment connaissait-il son nom ?
Le mercenaire semblait avoir lu dans ses pensées car il déclara :
— J'ai fait quelques recherches lors de mon passage à Amboise. J'ai entendu de nombreuses rumeurs vous concernant.
Catriona survola la pièce du regard, cherchant quelle arme elle pouvait utiliser pour se défendre s'il décidait de s'en prendre à elle.
— Vous ne me duperez pas comme vous l'avez fait avec Gauthier.
— Je ne vois pas de quoi vous voulez parler, affirma-t-elle d'une voix tremblante qui manquait de conviction.
— Vraiment ? la nargua-t-il. Donc si je mentionne que vous faites partie de l'une des plus importantes familles d'Ecosse et que la Marquise d'Usez fait tout pour vous retrouver, je suis dans le faux ? A voir votre réaction, il semblerait que non.
Elle cligna bêtement des yeux à plusieurs reprises, atterrée. Rodolphe était au courant de son secret, pourtant bien gardé. Il fit encore un pas vers elle.
— Donnez-moi ce que je veux et je ne révélerai rien à Gauthier.
— Que voulez-vous ?
— Ne le savez-vous pas déjà au fond de vous ? insinua-t-il avec un sourire abject.
La noble secoua la tête, nerveuse.
— C'est très pénible de devoir toujours obéir aux ordres des autres. Surtout lorsqu'il s'agit de Gauthier, déclara-t-il en secouant la tête d'un air agacé. Il est temps pour moi d'obtenir ce dont je mérite. Et vous allez m'y aider.
— Et comment ?
Catriona s'était plaqué contre le mur du fond pour mettre le plus de distance entre eux. Un affreux pressentiment lui noua le ventre.
— Vous êtes encore plus lente d'esprit que je ne le pensais, heureusement que vous valez le coup d'œil. Il n'y a qu'un seul moyen par lequel vous pouvez m'aider à obtenir ma revanche. Et cela se passe entre vos cuisses.
Instinctivement, Catriona tendit la main et attrapa le manche de la première arme qu'elle trouva pour se défendre. Toutefois, le poids de la lance l'emporta en avant et elle manqua de tomber. La noble tenta de relever la pointe en direction de Rodolphe mais la lance pesait si lourd qu'elle peinait à la maintenir en l'air. Ce dernier la regardait d'un air interloqué.
— Vous ne comptez quand même pas vous battre avec ceci ? Elle est plus grande que vous.
— Je vous interdis de vous approcher de moi !
— Pourquoi reculez-vous ? Je ne souhaite que votre bien. Et vous ne voulez pas choisir une autre arme que celle-ci pour vous défendre ? railla-t-il.
En trois enjambés, il franchit la distance qui les séparait et n'eut aucun mal à désarmé la jeune femme malgré ses tentatives de le repousser et lui attrapa vivement le poignet. De l'autre main, il remit la lance à sa place.
— Inutile de vous débattre, je suis plus fort que vous, sourit-il devant ses efforts pour se dégager.
— Laissez-moi partir, ordonna-t-elle.
Son visage devint pâle. Ses membres tremblaient. Elle essaya de le frapper mais il l'immobilisa contre lui.
— Obéissez-moi et soyez mienne. Je n'aime pas beaucoup quand on me résiste.
— Ne faites pas quelques choses que vous pourriez regretter, tenta-t-elle.
— Je n'aurais aucun regret à faire souffrir Guislain, souffla-t-il à son oreille.
— Que voulez-vous dire ?
— Vous n'avez pas remarqué que Guislain s'était entiché de vous ? Il vous dévore des yeux et ne rêve que d'une chose : vous posséder. J'aurai grand plaisir à lui annoncer et que je lui aurais ravi la première place.
Rodolphe plaqua sa main sur la fesse et l'attira contre son bassin. Révulsée, Catriona se débâtit. Elle lui asséna un coup de pied dans le tibia, le faisant crier de douleur. Elle tenta de s'échapper mais le mercenaire la rattrapa rudement par le bras, le visage crispé par la colère.
— Sale garce ! Je vais te dresser espèce de petite...
— Qu'est-ce qu'il se passe ici ? tonna une voix.
Ils tournèrent la tête d'un même mouvement et virent Gauthier sur le seuil de la porte, excédé.
Rodolphe lâcha aussitôt Catriona et la jeune femme recula précipitamment pour s'éloigner de lui.
— Nous étions entrain d'admirer tes armes, mentit-il avec effronterie.
— Décidément, tu n'es qu'un animal. Contrôle tes pulsions en présence de notre invitée de marque.
Catriona esquissa une rapide révérence devant Gauthier, bredouilla un merci et se rua hors de la pièce, traversa le hall d'entrée et monta les grandes marches jusqu'à sa chambre. Le garde, posté à l'entrée, lui ouvrit la porte sans lui poser de questions et elle s'enferma à l'intérieur. Le dos appuyé contre le battant, elle essayait de retrouver son calme, une respiration normale, mais ses jambes tremblantes ne parvinrent plus à soutenir son corps et elle s'effondra au sol, incapable de retenir ses larmes.
Nikkih & Kratzouille29
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