39. Evrard

Le voilà de retour sur ses terres. Non comme un seigneur venu reconquérir son honneur, mais comme un criminel implorant la pitié de son maître. Jamais Evrard n'aurait pensé se retrouver aussi tôt devant son frère. En réalité, il avait souvent espéré qu'on le capture ou le tue avant que Gauthier ne le remette la main sur lui. Être traîné à ses pieds comme un vulgaire chien errant était encore plus humiliant que le reste. 

Gauthier De Ferrand descendit les quelques marches de l'escalier et se dirigea droit vers lui.

— Guislain, savoura-t-il lentement. Quelle joie de te revoir enfin ! Cela faisait si longtemps...

— Pas assez à mon goût, répliqua-t-il.

— Rodolphe a eu beaucoup de peine à te débusquer, malgré ses talents et mes nombreux moyens financiers.

— Qui te dit qu'une partie de l'argent n'est pas directement allé dans sa poche ?

Du coin de l'œil, il aperçut le mercenaire se crisper de colère. Mais son frère aîné haussa les épaules :

— Tu es encore plus insolent qu'à ton départ. Mais qu'importe, tu es de retour à présent, Aventiz...

Evrard tiqua sous l'insulte, tout en parvenant toutefois à conserver une expression imperturbable. D'un pas lent et assuré, le seigneur lui tourna autour en le détaillant sous tous les angles, le regard avide. 

— Tu as l'air en pleine forme, commenta-t-il. Qui pourrait croire que tu étais sur les routes comme le dernier des pouilleux ?

— Toi aussi. Tu es moins gras que dans mes souvenirs. La chasse n'est plus aussi abondante qu'autrefois ?

— Le gibier court à profusion dans mes bois. Tu vas pouvoir le constater dès ce soir, je te convie à ma table.

— Quelle générosité de ta part, siffla-t-il.

— Ce sera ton dernier festin, petit frère. Dans moins de deux jours, ton corps pendu sera livré aux charognards, et je vais m'assurer qu'ils aient de quoi se repaître de tes restes. Depuis combien de temps n'as-tu pas dégusté une pièce juteuse de cerf ou de sanglier ?

— Longtemps, admit Evrard à contrecœur.

— Nous allons y remédier...Et où donc as-tu cueilli ta charmante amie ? poursuivit-il en se retournant brusquement vers Catriona, comme s'il venait à peine de remarquer sa présence. A moins qu'il ne s'agisse de ton épouse ?

Il éclata d'un rire tonitruant, comme si l'idée même que son frère cadet soit marié lui semblait ridicule.

— Non, ce n'est pas ma femme, répondit-il en jetant un bref coup d'œil en direction de Catriona, dont les joues rosirent légèrement. 

— Tu me rassures ! Cette ravissante créature n'a pas l'air assez folle pour épouser un Chevalier destitué, sans terre et sans richesse ! Tu n'as même plus de nom à donner à ta descendance !

— Mesure tes paroles, Gauthier, gronda-t-il. Tu t'adresses à une noble Dame, pas une petite paysanne écervelée.

— Toujours à défendre le sexe faible ? ricana-t-il. Tu n'as pas changé. 

Au même instant, Rodolphe s'approcha dans son dos et lui tendit le paquetage.

— Toutes ses affaires, marmonna-t-il d'une voix traînante.

— Tu en as encore moins que le jour de ton départ, Guislain, remarqua le seigneur. Toutefois...

Gauthier tira l'épée du bagage et sortit la lame du fourreau, l'exposant aux rayons du soleil pour éblouir volontairement Evrard.

— Tu as su garder ta plus fidèle alliée. Je m'étonne que tu ne l'aies pas vendu en échange d'un morceau de pain...ou des faveurs d'une putain.

Le Chevalier serra les poings de colère.

— Un jour, je m'en servirai pour te transpercer, Gauthier, fulmina-t-il.

— Ne fais pas de promesse que tu ne peux pas tenir. De plus, cette arme est bien trop somptueuse pour quelqu'un comme toi, je vais donc la garder.

Impuissant, Evrard ne put que regarder son frère emporter sa précieuse épée à l'intérieur de la bâtisse.

— Suivez-moi, les invita-t-il. 

Rudement poussé par Rodolphe, Evrard obéit à contrecœur. Lorsqu'il franchit le seuil de la demeure, il ne put s'empêcher de scruter tout ce qui l'entourait comme un renard pris au piège.   

Il était de retour sur le domaine de son enfance. A la mort de leur père, Gauthier avait bien entendu hérité de la majorité de ses biens, dont le château et les terres. Evrard et son autre frère avaient dû se contenter des restes que leur aîné avait gracieusement accepté de leur accorder. Et le Chevalier avait touché encore moins que Gueguen.

En parcourant le hall d'entrée du regard, il constata que les tapisseries représentant des scènes de chasse et de bataille, dans lesquelles s'illustrait la famille De Ferrand, étaient toujours accrochées contre les murs. Le même lustre grossier en métal éclairait la pièce et les têtes des cerfs, chevreuils, sangliers et loups le contemplaient d'un œil sinistre depuis le mur du fond, en haut du grand escalier en pierre grise.

— Chère demoiselle, bienvenue dans mon humble résidence, clama Gauthier en exécutant une rapide révérence devant Catriona. Vous êtes mon invitée, mes domestiques vont vous conduire à votre chambre où vous pourrez vous reposer et vous changer avant le dîner. Je tiens à vous avoir à ma table ce soir !

— Je vous remercie pour votre accueil, déclara-t-elle d'une voix qui se voulait polie.

Bien qu'elle se tenait droite et relevait le menton avec assurance, Evrard remarqua le tremblement de ses épaules, preuve qu'elle n'était pas à l'aise face au seigneur. Il aurait voulu lui témoigner un geste ou une parole pour la rassurer, mais sa propre situation ne le lui permettait pas.

— Quant à toi, tu resteras ainsi, acheva Gauthier en lui lançant un regard méprisant. Estime-toi déjà heureux que je ne t'oblige pas à manger la pitance de mes chiens !

— Ta générosité n'a égal que ton humilité, railla son frère.

Une jeune domestique descendit prestement les escaliers, s'inclina devant son maître et Catriona, et invita cette dernière à la suivre. La brune lança un regard soucieux au Chevalier auquel il répondit d'un hochement de tête, comme pour lui signifier que tout irait bien pour lui. Nullement rassurée, elle suivit la servante d'un pas hésitant dans l'escalier et disparut à l'étage.

— Rodolphe, montre à Guislain ses appartements, ordonna Gauthier d'un ton sarcastique.

— Avec plaisir, monseigneur, acquiesça le mercenaire.

Sans ménagement, il força Evrard à avancer dans un long couloir bordé des portes. Ici aussi, de lourdes tapisseries belliqueuses glorifiant les De Ferrand couvraient les murs en boiseries. Comme il le redouta, le Chevalier fut poussé à travers la dernière porte, celle qui menait au sous-sol, et manqua de dégringoler en bas des marches en colimaçon. Heureusement qu'il se souvenait de la configuration des lieux !

La cave était uniquement éclairée par les flammes de torches accrochées aux murs. Du temps de son père, les lieux avaient été aménagés pour emprisonner les ennemis de la famille, majoritairement des Anglais. Gauthier avait estimé que ces quelques cachots conserveraient leur utilité, et n'y avait rien modifié.

Rodolphe le bouscula jusqu'au dernier cachot, le plus éloigné de toute source de lumière, et referma la grille dans un grincement sinistre.

— J'espère que ta nouvelle chambre te plaît, Guislain ! se moqua-t-il. Ce sera ta dernière demeure jusqu'à ce qu'on t'emmène à la potence !

— Depuis le fond, je ne vois plus ta sale tête, alors oui, elle me convient parfaitement.

— Et tu la reverras bien assez vite. On viendra te chercher ce soir.

— L'impatience me gagne déjà, soupira-t-il d'un ton las.  

Avec un dernier éclat de rire, le mercenaire tourna les talons et l'abandonna dans sa misérable cellule. Le Chevalier laissa son dos glisser contre le mur et se prit la tête entre les mains. 

Il voguait en plein cauchemar. Prisonnier de son propre frère dans les cachots de sa maison d'enfance, privé de son épée, condamné à la potence, et incapable de protéger Catriona. Même en se creusant la tête, Evrard ne voyait pas comment la situation pouvait encore s'aggraver.

L'inquiétude lui crispa le ventre durant des heures. Le Chevalier n'avait pas de fenêtre pour se repérer dans le temps, mais il sut que la nuit était tombée lorsque deux gardes à la mine revêche le firent sortir de son cachot pour l'emmener dîner.

La salle à manger était identique à ses souvenirs ; les murs en pierres grises surmontées de nombreux trophées de chasse, une longue table en bois brut trônant en son centre, entourée d'une vingtaine de sièges dont les dossiers étaient sculptés aux armoiries de la famille De Ferrand.

Gauthier était confortablement installé au bout de la table, dans un siège plus large et confortable que les autres, son verre déjà rempli de vin. Et ce n'était visiblement pas le premier qu'il se servait.

— Ah, Guislain ! s'exclama-t-il d'une voix avinée. Viens t'assoir.

Evrard obtempéra de mauvaise grâce et s'installa devant le couvert vide qui se trouvait à la gauche de son frère aîné. En plus des leurs, il en compta trois autres. L'un était naturellement à l'attention Catriona, et Rodolphe était sans doute également convié à dîner avec son maître. Mais il se demanda à qui était destiné la dernière place libre.

A peine eut-il pris place que la porte s'ouvrit une nouvelle fois. Catriona entra, rafraichie et apprêtée.

Ce soir, elle portait une robe de brocart couleur lie-de-vin, rehaussée d'élégantes roses dorées. Son col carré était minutieusement doublé d'un ruban de dentelles assorti, laissant apparaître la peau laiteuse de son buste. Des chaussons brodés de perles dépassaient de sous son jupon cuivré à mesure qu'elle s'avançait vers les deux hommes. Ses longs cheveux bruns étaient savamment noués sur sa nuque et dégageaient son visage, qu'elle avait maquillé avec un peu de rouge sur ses lèvres pulpeuses.

— Ma chère amie ! la salua Gauthier d'un ton admiratif. Vous êtes resplendissante !

— Je vous remercie, lui sourit-elle en esquissant une brève révérence devant lui. Recevez ma gratitude pour m'avoir permis de me changer avec une robe aussi charmante.

— Je vous en prie, installez-vous, l'invita-t-il en lui désignant l'un des sièges les plus éloignés de lui.

Catriona obéit et s'assis, laissant une place libre entre Gauthier et elle. La jeune noble adressa un discret sourire à Evrard qu'il lui rendit, mais qui ressemblait davantage à un rictus, comme s'il avait une rage de dent.  

— Vos appartements vous plaisent, ma chère ? reprit Gauthier en buvant une longue gorgée de vin.

— Ils sont très confortables, je vous remercie, acquiesça-t-elle.

— Ravi de l'entendre. En attendant que nos dernières convives nous rejoignent, dites-moi plutôt comment vous avez croisé la route de ce cher Guislain, déclara-t-il en donnant une tape si rude sur l'épaule d'Evrard qu'il en eu le souffle coupé.

— Il s'agit de mon guide, expliqua-t-elle prudemment. Sa connaissance du terrain est un atout précieux. 

— Tiens, tiens ! Et où est-ce que vous vous rendez ainsi ? Mon petit frère sait pourtant que ce n'est pas prudent de se rapprocher de mes terres !

— J'espérais vaguement que tu serais trop soûle pour te rendre compte de ma présence, grommela-t-il.

— Voilà une réflexion très hypocrite venant de quelqu'un qui est capable d'ingurgiter un tonneau de bière en une soirée ! s'exclama-t-il. Alors ? Qu'est-ce qui vous amène en Normandie ma chère amie ?

Evrard se mordit la langue, priant pour que Catriona fasse attention à ses paroles. Heureusement, la jeune femme semblait avoir compris à qui elle avait affaire. Elle répondit d'un ton courtois :

— Je suis en voyage d'agrément pour Caen. Une amie y possède un domaine dans lequel je peux me reposer quelques jours, loin de l'étiquette exigeante de la Cour du Roi. 

Le mensonge était bien dosé, ni trop précis, ni trop vague, et induisait Gauthier en erreur sur leur destination. S'ils parvenaient à s'enfuir de là, il les chercherait d'abord à Caen, alors qu'ils auraient pris le chemin opposé.

— Intéressant...Soyez prudente, les révoltes protestantes grondent souvent dans les rues. Mais peut-être que Guislain pourra à nouveau se montrer utile et vous servir de bouclier humain ? se moqua-t-il. Cela me ferait bien rire !

Evrard garda la tête baissée sur son assiette. Il ne voulait plus croiser le regard de son frère aîné. A chaque fois qu'il le voyait, la colère bourdonnait dans ses oreilles et lui tordait les boyaux, lui donnant envie de hurler et de le frapper. Ses mains se crispaient sur les genoux avec tant de force que ses articulations blanchirent.

Il remarqua à peine le bruit de la porte qui s'ouvrit au même instant.

— Guislain ? s'étrangla soudain une voix.

Evrard ferma les yeux. Cette voix, il l'aurait reconnu entre mille, tant elle lui était familière, même après toutes ces années. Lentement, il releva la tête pour regarder la nouvelle arrivante. 

Elle était aussi belle que dans ses souvenirs, bien que l'éclat qui brillait jadis dans ses grands yeux marrons s'était éteinte. Lorsqu'il l'avait connue, ses longs cheveux noirs étaient toujours lâchés sur ses épaules, virevoltant au grès de ses mouvements. A présent, ils étaient sévèrement relevés sur sa nuque gracile. Elle ne portait plus ses bijoux qui capturaient la lumière, pas plus que ses robes finement ouvragées qui attiraient les regards. Son habit était ample, simple, trop simple pour la femme aussi exceptionnelle qu'elle avait été.

Le Chevalier se leva en signe de respect et du coin de l'œil, il vit Catriona l'imiter. 

— Bonsoir Néline, la salua-t-il à voix basse. 

La jeune femme le contemplait en tremblant, une main sur la bouche, l'autre s'agrippant à la poignée de la porte pour ne pas vaciller. La stupeur marquait chaque grain de peau de son visage.

— Tu es vivant...souffla-t-elle, comme si elle n'osait pas hausser la voix de peur de le voir disparaître sous ses yeux. 

— Oui...comme tu peux le voir, marmonna-t-il maladroitement.

Sa bravoure et sa morgue l'avaient abandonné. Il se sentait aussi gauche et intimidé que la première fois où il l'avait rencontré, lors d'une joute, alors qu'il venait de fêter sa dix-neuvième année. Evrard avait concouru dans les duels à l'épée, où il avait gagné un grand succès grâce à sa maîtrise des arts guerriers. Néline faisait partie du public et avait suivi ses combats avec un vif intérêt. Quelques minutes avant de se présenter pour le défi final, elle l'avait approché et félicité, lui demandant même de concourir sous ses couleurs. Déboussolé par sa fascinante audace et rendu nerveux par le dernier affrontement à venir, le Chevalier avec accepté son mouchoir brodé, sans se rendre compte que par son geste, il venait de lier son destin au sien.  

Huit ans déjà. Et ses souvenirs lui brûlaient encore la peau et le cœur, malgré qu'il l'ait abandonnée derrière lui, en même temps que sa patrie. 

— Néline, ma chère ! s'exclama Gauthier d'une voix forte. Ne reste pas plantée là, et viens donc saluer nos invités comme il se doit !

Au prix d'un colossal effort, elle parvint à esquisser quelques pas en direction de la table. Elle était si pâle qu'Evrard cru qu'elle allait s'évanouir. Elle déambulait comme une funambule, ses doigts se refermant sur les dossiers des sièges pour conserver son équilibre. 

Cette façon qu'elle avait de le regarder ! Si familière et si différente à la fois. Stupeur, colère, incompréhension, joie, tout se mélangeait dans ses deux iris. Néline avait toujours été si expressive, comme un livre ouvert qui dévoilait tous ses secrets. Les années avaient marqué son visage et creusé des rides au coin de ses yeux et de ses lèvres, mais elle demeurait la plus belle femme de Normandie.

Néline s'immobilisa à côté de Gauthier et après avoir lentement déglutit, esquissa une révérence devant Catriona et Evrard. 

— Soyez les bienvenus au château De Ferrand, souffla-t-elle d'une voix creuse. Veuillez accepter de nous faire l'honneur de...

— C'est bon, c'est bon ! la coupa sèchement Gauthier. Pas la peine de faire tout le cérémonial !

Elle grimaça en se redressant et regarda à nouveau Evrard dans les yeux.

— Cela faisait longtemps, Chevalier.

Elle n'accordait aucune attention à Catriona, comme si elle était aussi insignifiante que les tapisseries.

— Très. Tu...Tu n'as pas changé, balbutia-t-il.

Une seule question lui brûlait les lèvres, mais il n'osait pas la poser, de peur d'entendre la réponse qu'il redoutait.

— Tu habites donc ici ?

— Eh oui ! intervint Gauthier avant que Néline puisse répondre. J'ai été obligé de consoler cette malheureuse après ta fuite. Et comme tu peux le constater, je me suis très bien occupé d'elle, ajouta-t-il avec un sourire, en posant une main possessive sur le ventre arrondi de la jeune femme.

Pour la première fois, Néline fuya son regard et détourna la tête. Evrard baissa les yeux sur son ventre. Entre les pans amples de sa robe, il n'avait pas remarqué qu'elle était enceinte. Il eut alors l'impression qu'on lui enfonçait un coup de poignard dans le cœur. 

— Mes félicitations, lâcha-t-il avec amertume.

Dans un autre monde, dans une autre vie, cet enfant aurait pu être le sien. Cela aurait pu être lui à la place de Gauthier, à avoir Néline à ses côtés, de la choyer et de l'aimer comme elle le méritait. Au lieu de cela, il l'avait laissé derrière lui, devenant un vagabond sur les routes, sans jamais avoir trouvé le courage de revenir, même pour elle.  Et Gauthier avait sauté sur l'occasion pour la lui ravir. Etait-elle heureuse avec lui ? Cette fois, Evrard ne lui posa pas la question. 

Néline vint s'assoir à la droite de son mari, sans lâcher Evrard des yeux.

— Quel plaisir de se retrouver en famille, non ? s'exclama Gauthier avec un rire sardonique. Cela nous rappelle le bon vieux temps, pas vrai ?

— Je suis surpris que tu n'aies pas convié Gueguen à ces retrouvailles, trancha Evrard.

— Oh, tu n'es pas au courant ? susurra-t-il d'un ton mauvais. Il faut dire que tu n'as pas demandé de nos nouvelles depuis ta fuite.

Sa femme lui lança un regard révolté.

— Parce que tu m'en aurais donné ? ironisa-t-il.

— Tu seras sans doute chagriné d'apprendre que notre cher frère n'est plus de ce monde. Il avait été envoyé mater une révolte de protestants à Rouen et il a été tué dans la manœuvre.

Evrard détourna la tête pour que Gauthier ne puisse pas voir à quel point cette nouvelle le peina. Le deuxième fils de la Famille De Ferrand s'était toujours rangé de l'avis de Gauthier et l'avait méprisé avec presque autant d'acharnement. Pourtant, bien qu'il ait fait partie de ceux qui l'avaient pourchassé lors de sa fuite de la Normandie, il n'avait pas voulu utiliser son arme contre lui. Il le revoyait avec netteté, à une dizaine de mètres de lui, son arc pointé sur son torse. Ils s'étaient observés durant de longues secondes avant que Guéguen n'abaisse sa flèche. « Dégage, Guislain » avait-il ordonné en faisant un pas sur le côté. Le Chevalier ne se l'était pas fait dire deux fois et s'était sauvé, ne lui accordant qu'un bref regard pour le remercier.  Son frère lui avait sauvé la vie cette nuit-là.

— Il est mort de façon stupide, si tu veux savoir, poursuivit Gauthier d'un ton aussi badin que s'il parlait du temps qu'il faisait.

— Epargne-moi les détails, trancha-t-il. J'ose espérer que tu lui as offert des funérailles dignes de son rang.

— Pour qui me prends-tu ? Gueguen est enterré dans la chapelle familiale, là où était sa place. Toi en revanche, tu n'auras pas cet honneur.

— Je m'en doute...même une fosse commune est trop bien pour moi, n'est-ce pas ?

— Tu étais mort...intervint Néline d'une voix brisée. Tu m'as dit qu'il était mort ! s'écria-t-elle d'un ton lourd de reproches en se tournant vers Gauthier.

— C'est comme s'il l'était, puisqu'il n'a plus rien, rétorqua ce dernier en haussant les épaules, nullement coupable. N'est-ce pas, Guislain ?

— Qu'est-ce que tu vas lui faire ? trembla sa femme. Pourquoi m'as-tu menti durant toutes ses années ?

— Chaque chose en son temps, mon amour, asséna Gauthier en lui enserrant les doigts sous sa poigne. L'heure des explications viendra plus tard. Pour l'heure, je veux manger ! ajouta-t-il avec impatience. Qu'on apporte les viandes et le vin !

Une demi-douzaine de domestiques entra dans la salle en file indienne, chacun portant à bout de bras de larges plateaux contenant volailles, faisans, poissons, ragoûts, tourtes, coupes de fruits et autres pièces nobles de cerf ou de chevreuil. Ils disposèrent les plats sur la table et leur souhaitèrent bon appétit avant de se placer contre les murs, attendant immobiles les prochains ordres de leur maître.

Rodolphe entra à son tour et se faufila jusqu'à la table sans un mot. Il adressa un signe de tête affirmatif à Gauthier, comme pour lui signifier qu'il avait bien fait ce qu'il lui avait demandé. Evrard avait la désagréable impression que cet échange n'augurait rien de bon pour lui. Son sentiment s'accentua lorsque le mercenaire lui lança un regard moqueur avant de s'asseoir en face de Catriona.

— Bon appétit, lança Gauthier.

Kratzouille29 & Nikkih

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